L’idée d’un rêve qui a mal tourné revient souvent dans les propos du philosophe Olivier Abel. Les intentions à l’origine de la modernité étaient louables, reconnaît-il, mais la société qui en a émergé dysfonctionne désormais très fortement. Le plus grave, cependant, est que ses membres peinent collectivement à en tirer les conséquences pour s’ouvrir à de nouvelles possibilités.
Pire, ceux qui prennent conscience des « craquements » qui fissurent la société sont souvent démunis et, estime Olivier Abel, enclins à diverses formes de visions apocalyptiques et de réflexes de fuite. « Nous devons changer de rêve ou retrouver en nous la bifurcation à partir de laquelle il a viré au cauchemar », écrit-il1.
La religion, la philosophie et l’imaginaire culturel ont partie liée avec ce rêve. Professeur de philosophie à l’Institut protestant de théologie de la faculté de Paris et observateur attentif des évolutions culturelles, Olivier Abel ausculte ces dimensions les plus profondes de l’expression humaine. Et tente d’entrevoir les contours d’un horizon susceptible de rassembler dans l’adversité pour préparer des temps très difficiles.
La Revue Durable : Vous portez un regard inquiet sur le monde, en particulier sur les réactions aux menaces climatiques et à l’épuisement des ressources.
Olivier Abel : Le monde craque de toutes parts. Et j’ai peur de ceux qui pensent qu’il ne s’agit pas de la simple fin d’un monde, mais de celle du monde. Que ce serait fini, que l’apocalypse serait là. A ces personnes, je dis : « Attention, doucement, ne paniquons pas ! » Nous assistons bien à l’éboulement profond d’un monde, mais pas du monde. Et il n’y a pas lieu de devenir cynique ou de hurler à l’apocalypse.
LRD : Le problème n’est-il pas plutôt que trop peu de gens réalisent que la société dérape, s’éboule, se décompose ?
OA : Il y a vingt ans, j’ai comparé notre situation à celle sur le Titanic. On est inconscient en dépit de la situation qui s’aggrave… Et puis, tout d’un coup, ne va-t-on pas se mettre à paniquer et à faire n’importe quoi ? J’ai autant peur de cette panique que de l’indifférence actuelle. On risque de tomber de Charybde en Scylla.
Changer l’imaginaire
LRD : Quels sont les signes de cette panique latente ?
OA : L’imaginaire religieux a des antennes prophétiques : tout un discours apocalyptique est présent dans l’Islam et le protestantisme, en particulier aux Etats-Unis. Ce discours n’est pas l’apanage de petites sectes, il n’est pas marginal. Il est très présent au cinéma. Les trois quarts des bandes-dessinées racontent des mondes abîmés, détruits. Voyez les mangas des adolescents. Comme Hans Jonas, j’ai le sentiment qu’une gnose est à l’œuvre : un reste de religieux laisse croire que quelque chose va nous tirer de là : la science et la technique, ou alors on ne sait pas quoi – une initiation. Les théories du complot relèvent aussi du discours apocalyptique. Des gens plus lucides que les autres à l’égard de la crise accumulent qui du pétrole, qui des semences…
LRD : Pouvez-vous dire un mot de cette gnose dont Hans Jonas était un spécialiste ?
OA : Dans le discours de la gnose, qui date de l’empire romain tardif, l’esprit est bon, mais la matière est mauvaise. Le monde est donc mauvais, méchant, fichu d’avance. Et pour en sortir, il y a des techniques du salut. La gnose est très proche du néoplatonisme, dans lequel le monde matériel va vers la perdition, mais les initiés sont capables de retourner le temps, d’inverser le schéma qui va vers la dégradation pour revenir vers la vérité, la lumière, l’esprit. Cet imaginaire néoplatonicien est à l’origine des anachorètes : dans un monde livré au vandalisme, ces personnes se sont retirées dans des lieux préservés du chaos pour chercher le salut en solitaires.
LRD : Par analogie, aujourd’hui, cela donne quoi ?
OA : Dans l’imaginaire d’un monde voué au pillage, à la barbarie, l’idée est de se retirer pour créer des îlots de culture, de savoir, de calme, de contemplation, d’équilibre, etc.
LRD : Mais cela est voué l’échec avec le changement climatique : il n’y aura nulle part où se réfugier sur cette Terre !
OA : Personne ne se sauvera tout seul, en effet. C’est bien pourquoi on a besoin d’un discours plus politique sur la nécessité de ressouder la société et de faire face ensemble. Il y a là quelque chose de très profond, qui va au-delà de la philosophie : il y a une dimension imaginaire, culturelle, religieuse, artistique. Paul Ricœur dit que seule la poétique peut bouleverser l’imaginaire. Il faut changer l’imaginaire présent de la fuite en avant, du toujours plus, qui a des ratés partout et ne fait plus rêver. Question : qu’est-ce qui va nous faire rêver maintenant ?
Des habitudes plus habitables
LRD : Bonne question ! Vous qui venez de publier un livre sur Jean Calvin2,3, qu’est-ce que l’héritage de la Réforme peut apporter sur ce plan ?
OA : Avant de parler de cette part d’imaginaire positif, il faut commencer par faire son autocritique. Le monde protestant est très lié à la modernité, aussi bien au capitalisme (voir les analyses sur ce plan du sociologue Max Weber) qu’au communisme. C’est un monde dans lequel on part ailleurs tout recommencer. Un monde de pionniers, colonial. Les protestants sont prêts à quitter leur paroisse, à faire sécession d’avec l’Eglise, d’avec leur patrie pour recommencer ailleurs. C’est un très beau rêve, une très belle utopie. Mais aujourd’hui, la limite de cet imaginaire, c’est qu’on ne peut précisément plus aller ailleurs. Il faut bien faire avec ceux qui sont là.
LRD : Le protestantisme n’est donc pas une bonne piste pour créer ce nouvel imaginaire que vous appelez de vos vœux ?
OA : Si ! Parmi d’autres, et à condition de rouvrir d’autres éléments dans cette tradition.
LRD : Lesquels ?
OA : Jean Calvin, que j’ai beaucoup étudié, est en effet une source importante. Un premier point chez lui, c’est la gratitude, la reconnaissance, le sentiment que les choses nous sont données. Nous sommes partout mus, dans notre monde économique, lors de notre formation, à l’université, par une idéologie du mérite. Or, ce discours général, qui n’est pas propre à Nicolas Sarkozy, n’est pas vrai : on n’a pas ce qu’on mérite. Il faut casser ce discours. Les choses sont données et il y a des gens qui ont de la chance. S’ils ressentaient un peu plus cette chance, ils seraient plus solidaires, partageraient un peu plus. Le bonheur, c’est de partager le bonheur. Le bonheur tout seul ne veut rien dire. Essayer de se sauver tout seul ne donne aucun plaisir. Le plaisir n’existe qu’à être partagé et communiqué. Il faut redécouvrir et partager la gratitude.
LRD : Quels autres enseignements Calvin fournit-il pour forger un nouvel imaginaire salutaire ?
OA : Un minimum de frugalité, de sobriété. Il faut s’effacer pour laisser de la place aux autres. Aux autres humains, contemporains et à venir, et à d’autres que les humains. Nous plaçons trop, au cœur de notre anthropologie, l’homme travailleur et efficace qui agit, produit, crée. La créativité, c’est bien joli, mais les valeurs de la cohabitation sont plus essentielles. Habiter, c’est toujours cohabiter, car on habite forcément parmi d’autres. J’aimerais insister sur l’importance de l’habitat. Il y a là toute une anthropologie à rouvrir. Nous avons en particulier une conception trop négative de l’habitude. De Sartre à Bourdieu, l’habitude, c’est la gangue qui nous enferme dans des asservissements automatiques. J’aimerais au contraire en faire l’éloge : nous devrions nous éduquer à rendre nos habitudes plus habitables.
LRD : Les habitudes liées aux tâches quotidiennes libèrent l’esprit.
OA : Cela a été trop longtemps sous-estimée parce qu’on a majoré la conscience, le discours, l’éthique de la discussion. Revenons à des choses où le corps est parmi d’autres dans un monde habité. La question du changement des habitudes est absolument décisive.
De l’importance des pensées
LRD : La psychologie offre un corpus de connaissances pour comprendre comment changer les habitudes4. Mais ces pistes sont extraordinairement difficiles à faire valoir ! Comment les promouvoir ?
OA : En partie par le militantisme. Les Eglises protestantes états-uniennes, dont je disais du mal à l’instant, ont été parmi les premières au monde à être capables de dire, au moment de la première guerre du Golfe : « Nous faisons objection à la voiture ! » D’énormes Eglises presbytériennes classiques, riches, ont dit : « Le dimanche, aucun de nous viendra à l’office en voiture ! » C’est un pacte collectif. Grève de la voiture. Ce n’était pas évident.
LRD : A fortiori aux Etats-Unis.
OA : C’était très courageux et a suscité d’énormes débats. Objection de conscience ! Des milieux sont aussi capables de mobiliser sur des actions symboliques très fortes qui sont des moments de prise de conscience. Mais attention : la conscience ne suffit pas. Enormément de gens sont d’accord, conscients, mais ne changent pas leurs habitudes. On peut changer d’avis ou d’opinion sans changer ses habitudes. On continue à aller en vacances ici ou là, à faire ceci ou cela alors qu’on sait pertinemment que cela aggrave les problèmes que l’on reconnaît.
LRD : L’évêque anglican Richard Chartres juge que prendre l’avion pour aller en vacances ou conduire une voiture inutilement grosse – on pourrait ajouter même une voiture petite, mais à tout va – sont des symptômes du pêché5. Cette idée vous paraît-elle défendable pour lutter contre la schizophrénie ambiante ?
OA : Le mot pêché est devenu en partie inaudible. On ne comprend plus bien ce que cela veut dire. Il est important de rouvrir ces vieilles notions qui ne nous parlent plus pour leur donner un sens inédit. Et de ce point de vue, j’adhère très volontiers aux propos de cet évêque. Une des dimensions les plus graves du pêché, c’est la contradiction entre ce qu’on pense et ce qu’on fait. Le manque de probité… Un minimum de cohérence s’impose pour être crédible à soi-même. Il faut pour cela prendre ses pensées au sérieux, ce que les gens ne font plus.
LRD : Qu’est-ce que cela signifie ou révèle ?
OA : Si jamais ils ont une pensée, par exemple s’ils pensent que les craquements du climat sont graves et qu’il faut en tenir compte, eh bien, cette petite pensée qui les traverse, il faut qu’ils la prennent au sérieux. Mais très souvent, ce n’est qu’une pensée. Et une pensée n’est pas considérée comme quelque chose d’important.
LRD : Ce phénomène a sans doute de tout temps existé. Pensez-vous qu’il est exacerbé aujourd’hui ?
OA : Je le pense, car la vie actuelle, très consumériste, oblige tout le monde à se mentir à soi-même, à être en permanence en porte-à-faux avec sa pensée. Ne pas prendre la pensée au sérieux est la solution de facilité pour éliminer l’un des deux termes de la contradiction.
LRD : Les psychologues appellent cela de la dissonance cognitive. Elle conduit à s’arranger avec soi-même.
OA : Si chacun accordait davantage de confiance à ses pensées, cela ferait certainement plus de conflits, mais au final cela irait mieux pour la société et pour le monde !
LRD : Que faire pour aider les gens à ne plus accepter d’être en désaccord avec eux-mêmes ? Que faire pour qu’ils prennent leur pensée au sérieux ?
OA : Du temps. La société tout entière est comme un grand paquebot auquel il faut du temps pour changer de cap. Cela se voit dans notre propre rapport avec nous-mêmes, dans nos opinions par rapport à notre corps. Nous n’accordons pas assez d’importance à la vie ordinaire, à la conversation ordinaire. On croit toujours que l’important, ce sont les grandes choses. Ce n’est pas vrai : l’important, ce sont les petites choses qui échappent à une argumentation philosophique même très bien menée. Il y a là une dimension culturelle, plastique, artistique.
Protestantisme de rescapés
LRD : Mais le temps manque, justement ! Certes, il ne faut pas paniquer, mais l’urgence climatique apparaît extrême. Et plus on tardera à réagir, moins on aura de chance de s’en sortir. Comment intégrez-vous cette dimension de l’urgence ? Les pistes que vous proposez ne prennent-elles pas trop de temps ?
OA : J’ai en tête la figure de l’éboulement. Et ce que je redoute avant tout, c’est l’éboulement brutal. Pour l’éviter, nous pouvons, de l’intérieur, fragiliser nos certitudes. Il faut effriter la société tout de suite pour que les choses se fassent en douceur grâce à une multitude de petits éboulements. Nous devons nous habituer à être plus solidaires avec le reste de la planète, à changer peu à peu nos modes de vie. Cela sera-t-il possible ? Pour y parvenir, peut-être faut-il passer en revue toutes les occasions de rompre avec les mauvaises habitudes, avec l’imaginaire actuel de la fuite en avant.
LRD : Voyez-vous des signes que de petits éboulements de ce type ont déjà commencé ?
OA : Un signe très fort, dans une faculté de théologie, ce sont les rencontres avec des personnes qui décident de changer de trajectoire. Ils étaient dans la course et, soudain, disent : « Pouce. J’arrête ! Je veux faire autre chose. » Et ils sont nombreux à arriver ici, parfois dotés de bonnes économies.
LRD : Ils veulent devenir pasteur ?
OA : Certains. Mais tous savent que c’est extrêmement risqué. D’autres arrivent d’Afrique sans rien, nettoient des McDo jusqu’à deux heures du matin, logent dans des placards … Puis viennent à huit heures et demie pour apprendre le grec et l’hébreu. Un courage physique incroyable. Il ne faut pas sous-estimer le courage qui peut se manifester. Il faut penser à la tempête qui couve et l’anticiper en préparant des rescapés qui seront capables de rester debout. Comment préparer un imaginaire global (pas seulement une religion) de rescapés que la tempête n’aura pas transformé en fous furieux ?
LRD : Une faculté de théologie aide-t-elle à préparer des rescapés capables de rester sereins ?
OA : Le protestantisme s’accommode très bien avec un psychisme de rescapés, de ceux qui ont tout perdu au milieu de la tempête, et qui doivent repartir de zéro. Comme des nouveau-nés, tout neufs. C’est pourquoi il se développe si bien dans tous les pays qui sont cassés par les crises agricoles ou économiques, les séismes, les répressions, etc. Le catholicisme suppose une église plus solide, un minimum d’apparat. Quand les tremblements de terre ont tout mis par terre, quand tout est vandalisé, abîmé, foutu, il n’est pas si facile d’être catholique. Je fais ce raisonnement sociologique pour comprendre pourquoi le protestantisme marche si fort au Brésil, au Congo, etc.
LRD : Des rescapés, il y en aura de plus en plus si l’on continue comme cela. Le Global Humanitarian Forum estime à 300 000 le nombre de morts à cause du changement climatique en 20096. Et s’attend à ce que ce ne soit qu’un début.
OA : La première crise qui vient, c’est celle du climat. La seconde sera celle due à la pénurie de ressources. Le troisième horizon de la crise, ce sont les guerres. Car tous ces morts sont un peu comme les suicides à France Télécom, ils ne sont pas « graves » aux yeux des biens lotis tant qu’ils ne les affectent pas. Mais lorsque ces gens arrêteront de se laisser mourir et feront comme les sauterelles, un exode, nos démocraties ne pourront plus vivre dans l’hypocrisie qui consiste à être démocratiques à l’intérieur et fascistes à l’extérieur.
LRD : Ce n’est plus de l’indifférence, c’est carrément du fascisme ?
OA : Nous sommes entrés dans un système totalitaire. Autrefois, on enfermait les indésirables dans des camps. Maintenant, on les empêche de rejoindre le monde riche. Voilà ce qu’est notre monde aujourd’hui. On va en prendre de plus en plus conscience et cela fera sauter la démocratie de l’intérieur : elle ne sera plus démocratique. Il peut y avoir des réactions jusqu’au-boutiste du genre « Moi, ma femme et mes enfants d’abord. » Ce qui va se passer ne sera pas rationnel.
Du rôle des artistes
LRD : Pour éviter une telle tragédie et favoriser de multiples petits éboulements salvateurs, quel rôle les artistes pourraient-ils jouer ?
OA : Ils pourraient aider à réorienter l’imaginaire collectif.
LRD : Ils pourraient, mais ils ne le font précisément pas. Le cas du cinéma est flagrant. Tous les films sur le changement climatique ou la crise écologique globale sont des documentaires qui n’émanent pas de véritables réalisateurs : Al Gore et Léonardo di Caprio aux Etats-Unis, Yann Artus-Bertrand et Nicolas Hulot en France ne sont pas de véritables conteurs à l’image d’un Jean Renoir ou d’un Alfred Hitchcock. Comment l’expliquer ? Dans le roman, c’est la même chose : il n’y a pas de Victor Hugo de la cause écologique.
OA : Il y a tout de même des exceptions. Je pense au grand écrivain soviétique Tchinguiz Aïtmatov7. Son livre Les rêves de la louve, paru en 1986, a eu un fort impact et a contribué à l’effondrement de l’empire soviétique. L’histoire décrit des familles d’Asie centrale qui se décomposent, des mères qui pleurent leurs enfants pris dans le trafic de drogue. La conscience du gâchis écologique a compté dans la fin de l’empire soviétique. On n’en a pas tiré les leçons.
LRD : Vous en appelez à un imaginaire renouvelé, bouleversé, qui soit source d’inspiration. Mais on ne voit pas les auteurs qui seraient capables de le créer, qui ressentirait suffisamment le sujet tout en ayant le talent nécessaire. Comment expliquer cela ?
OA : Vous avez raison, nous n’avons pas de Victor Hugo de la cause écologique. Un auteur qui prendrait ce sujet à bras-le-corps aurait un impact, mais cela ne se fera pas sur commande. Il faut qu’il soit pris aux trippes. En l’absence d’un tel imaginaire, un problème est le même qu’à la fin de l’empire romain : face à la difficulté qu’il y a à agir dans ce monde, il est tentant d’être « bon » tout seul, de se retirer avec quelques amis dans un coin, un écovillage.
LRD : C’est très vrai.
OA : Et très important. Ceux qui, un à un, prennent conscience de la situation, ont ce geste de retrait. Maintenant, il va falloir un saint Basile. Il est allé chercher tous les anachorètes dans les montagnes d’Anatolie et les a encouragés à être mutuellement témoins, à revenir ensemble dans le monde ordinaire, celui de tous les jours. Son message était : « Ne fuyez pas ! » Avec bien sûr un énorme discours théologique derrière. Saint Basile est à l’origine des monastères. Au départ, ils étaient constitués d’ermites qui pensaient : « Le monde est fichu, je me tire ». Les uns sur un rocher, les autres dans une caverne. Saint Basile les a rassemblés. Le geste monastique est un retour à une vie communautaire. Je dis cela mutatis mutandis. Je ne sais pas du tout comment cela pourrait se passer, mais il va sans doute falloir un mouvement ou une parole écologique très forte qui dise : n’abandonnez pas ce monde-ci !
1) Le bouleversement éthique des horizons. In Ethique et changement climatique, Le Pommier, 2009.
2) Olivier Abel. Jean Calvin, Editions Pygmalion, 2009.
3) Jean Calvin est né voilà exactement 500 ans, en 1509, à Noyon, en France (il est mort en 1564 à Genève).
4) Ecologie : de la sensibilisation à l’engagement, LaRevueDurable n° 23, décembre 2006-janvier-février 2007, pp. 14-55. Et www.leclimatentrenosmains.org
5) LaRevueDurable, En matière d’écologie, l’Eglise réformée d’Angleterre avance, LaRevueDurable n° 22, octobre-novembre 2004, p.7.
6) LaRevueDurable, En 2009, le changement climatique aura tué 300 000 personnes, LaRevueDurable n° 35, septembre-octobre-novembre 2009, pp.16-20.
7) Ecrivain kirghiz (1928-2008), auteur de Djamilia (19xx), qui a conseillé Michaël Gorbatchev à partir de 1985.
Encadré 1 : Penser l’irrémédiable différend
Professeur de philosophie dans un institut de théologie protestante, Olivier Abel sent que sa parole est liée à la communauté protestante, qu’elle engage le protestantisme. Et il a assumé de nombreuses responsabilités au service de cette communauté : il l’a représenté au Comité national d’éthique, au Conseil national du sida, il a présidé la Commission d’éthique de la fédération protestante pendant quinze ans. Bref, c’est un intellectuel engagé.
« Ce qui anime mes recherches (sur des sujets comme le pardon, le courage, la fidélité, le conflit, le divorce, la conversation, l’habiter, la justice, l’urbanité), écrit-il sur son site1, c’est de ramener ces grands mots dans notre monde ordinaire. Et de mieux penser comment nous pouvons « différer ensemble ». Car telle est notre condition historique, politique et humaine d’être obligés de penser l’irrémédiable différend, et le décalage des générations. »
Son principal champ de compétence est la philosophie morale et politique. Il enseigne aussi l’histoire de la philosophie. « Il y a une mémoire philosophique de la théologie et une mémoire théologique de la philosophie, observe-t-il. En France, il y a une telle séparation des registres qu’un clivage empêche de comprendre que Leibniz, Descartes, Hegel, Nietzche et même Platon et Aristote sont liés à des cultures qui accordent une très grande importance à la religion. Quand on sépare les deux, une partie de leurs textes devient incompréhensible. »
Olivier Abel essaie de décloisonner, de montrer les influences réciproques. Aux théologiens, qu’il est important de rouvrir leur mémoire philosophique. Aux philosophes, que pour comprendre Hobbes, par exemple, il est intéressant de lire Calvin. Son enseignement est libre, critique, sans entrave : il n’a pas un magistère au-dessus de lui qui lui dit ce quoi dire ou ne pas dire. En même temps, sa parole « a à voir avec le monde d’aujourd’hui, avec la situation actuelle ».
Le climat, par exemple, est une affaire de physique, de chimie, d’industrie et d’économie. Mais la théologie intervient, relève Olivier Abel, « parce que le comportement de nos sociétés est lié à des habitus culturels qui ont une dimension proprement religieuse. Et on ne peut pas séparer la technique de l’éthique : nos techniques sont portées par des évaluations éthiques. Notre orientation vers le monde moderne est très utilitaire.
» Son intention initiale dit que le monde n’a rien de sorcier ou de magique, qu’il est offert à notre action. Il y a ainsi au début de la modernité un geste très positif de confiance en notre pouvoir sur le monde. Mais cela a aussi engendré des résultats catastrophiques. La responsabilité de l’économie ou de la technique n’est donc pas seule en jeu. Il y a aussi une responsabilité de la pensée : philosophique, religieuse, théologique. »
Encadré 2 : le fonds paul ricœur
Olivier Abel préside le conseil scientifique du Fonds Paul Ricœur, qui appartient à l’Institut protestant de théologie de la faculté de Paris. Ce fonds permet de découvrir ou d’approfondir la vie, l’œuvre et la pensée de ce philosophe français majeur du XXe siècle, qui était protestant, et de poursuivre la recherche sur les thèmes qu’il étudiait. Un site donne accès à des documents du fonds.
« L’œuvre de ce philosophe né en 1913 et mort en 2005 couvre plus de cinquante années et des traditions philosophiques différentes, continentale et anglo-saxonne. Grand voyageur, Paul Ricœur est aussi un passeur. Cela est notable, relève Olivier Abel, car les philosophes français, souvent parisianistes, ont tendance à rester entre eux. Au-delà de la philosophie pour elle-même, Paul Ricœur s’est intéressé au rapport de la philosophie avec le droit, l’exégèse, l’histoire. Il a fait une philosophie de la volonté, a dialogué avec le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux (*). »
Paul Ricœur a pratiqué une philosophie en prise avec les questions contemporaines engagée, jusqu’à sa mort, sur les plans moral et politique. « Lorsqu’il arrive à la stature de philosophe adulte, professeur à l’université, juste après la Seconde Guerre mondiale, explique Olivier Abel, il a le sentiment qu’il n’avait pas du tout mesuré, durant sa jeunesse, l’importance du mal. Non pas le mal entendu simplement comme le pêché dans un sens individuel et moral, mais dans sa dimension collective, politique, presque cosmique. Il ne faut pas croire que le mal soit uniquement un problème de morale : c’est un problème politique, économique, culturel.
» Il y a une déchéance culturelle, une déchéance économique, une déchéance politique. Il y a des figures politiques du mal : le totalitarisme. Des figures économiques du mal : l’exploitation. Et des figures culturelles du mal : le mensonge, la propagande, l’aliénation, notamment avec la publicité. Paul Ricœur a pensé un sujet qui n’est jamais séparé d’un collectif, d’un nous, des institutions, qui n’est donc pas simplement individuel. Il est donc une bonne source pour se mettre ensemble pour affronter la crise plutôt que de se disperser tous en solitaires. »
(*) Ce qui nous fait penser, Odile Jacob, 1998