De la laïcité et de l’islam en Turquie : institution ou instrumentalisation ?

La présomption est grande, de la part d’un philosophe, c’est à dire de quelqu’un qui n’a pas de compétence particulière, de traiter un sujet qui fâche autant! N’étant un spécialiste ni de la laïcité turque ni de l’Islam en Turquie, mon point de vue un peu extérieur court le risque, en restant à un niveau de comparaison implicite et fallacieuse, d’occulter les décalages de toutes sortes qui existent, entre les sociétés française, turque et d’autres pays européens. La place donnée à l’État n’est pas partout la même, non plus que celle donnée à la société civile (laquelle, d’ailleurs?), et il ne s’agit pas partout de la même forme sociale de religion (l’Islam ne connaît pas de véritable clergé, et en tous cas pas de papauté, et n’a donc pas structuré en face de lui un anti-cléricalisme de même forme qu’en France).

La difficulté augmente quand on pense qu’il s’agit d’un sujet qui soulève autant de passions et de malentendus. Je l’ai expérimenté plusieurs fois: personne ne parle vraiment de la même chose, ni dans le même langage ni dans le même vécu, et les adversaires s’opposent en répondant à des questions différentes. Une intervention proprement philosophique devra alors avoir une fonction critique, au sens de Kant; c’est à dire la fonction de distinguer les questions, pour faire cesser le vacarme des faux-débats, et tenter de pointer quelques problèmes autrement silencieux, autrement redoutables; ainsi je n’hésiterai pas, le moment venu, à parler de la mafia.

Le problème de la laïcité et de l’Islam en Turquie et en Europe est exemplaire à sa manière du vieux problème politico-religieux qui a fait tant couler d’encre. Son actuelle vivacité tient au fait que la laïcité est désormais quelque chose de fragile, de vulnérable, qui doit être placé sous la sauvegarde de tous conjointement, et que dans le même temps la laïcité est équivoque, que chacun peut lui donner le sens qu’il lui préfère, et qu’il est nécessaire d’ouvrir le débat à l’amplitude entière des significations possibles du terme (même s’il s’agit ensuite de donner une certaine clôture à l’espace de ce débat). Si on le pose sous l’horizon plus large de notre colloque, ce problème soulève la question suivante qui me servira de fil conducteur pour cette réflexion: « à quelles conditions la carte de la laïcité est-elle un atout européen pour la Turquie? » Car cette question manifeste aussitôt l’ampleur de l’équivoque, comme la multitude des décalages et des malentendus possibles.

En Turquie, la laïcité est prise à contre-pied à la fois par la sécularisation européenne qui demande davantage de pluralisme et de libéralisme religieux réels (car la propagande religieuse n’est pas libre en Turquie), et par la laïcité à la française qui exige une séparation plus stricte entre les religions et l’État, voit d’un mauvais oeil la course au monopole de la religion sunnite officielle, et qui par exemple ne comprend pas que la religion puisse être mentionnée sur la carte d’identité. En Europe, la laïcisation ou la sécularisation, selon les cas, a répondu à la complexification de la géographie humaine (en partie à cause de sa compression par l’Empire Ottoman) avec le temps des Réformes et des Contre-Réformes, et des guerres qui s’ensuivirent, qui compliquèrent la carte des identités nationales, linguistiques, religieuses, politiques ou économiques, à telle enseigne qu’il fallut pluraliser les éléments de l’identité. L’Europe pouvait ainsi se croire laïcisée ou sécularisée. Mais quand il s’agit d’admettre en son sein un pays de culture d’origine plus musulmane, on a soudain le sentiment d’un club chrétien, d’un Saint empire romain germanique, et c’est alors que l’on se dit que l’entrée de la Turquie dans la Communauté européenne serait l’obligation pour l’Europe de redéfinir sa propre équivoque. Je développerai six hypothèses, réparties deux par deux sur trois plans, celui des rapports entre culture et politique, de l’écrasement actuel de l’espace proprement politique, et de l’instrumentalisation du religieux.

Par deux fois j’ai distingué-confondu laïcité et sécularisation. Au premier plan que je voudrais aborder, celui des rapports entre politique et culture, cette équivoque manifeste bien le problème. La première hypothèse que je voudrais proposer est que les réalisations historiques de la laïcité sont et ont été des compromis complexes et délicats entre un principe républicain, qui préfère le mot « laïcité », et qui exige de laisser la religion au vestiaire en entrant dans l’espace public, et un principe démocratique, qui préfère le mot sécularisation, et qui exige de laisser faire le jeu des processus socioculturels de privatisation, de subjectivisation et de pluralisation des croyances. Il faut remarquer au passage que l’on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable laïcisation républicaine si l’on ne laisse pas faire une certaine sécularisation, subjectivisation et libéralisation religieuse; et que l’on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable sécularisation démocratique sans établir de cadres institutionnels laïcs, qui protègent les droits civils (le mariage, par exemple) et notamment ceux des minorités contre la majorité (à cet égard le droit égal des minorités d’accéder aux charges politiques, judiciaires et militaires, est un bon baromètre).

La seconde hypothèse que je risque est qu’aujourd’hui ce compromis historique et délicat est déchiré. Les uns sont surtout terrifiés par l’uniformisation culturelle mondiale qui avance comme un bulldozer, et voudraient approfondir la République pour réunir à nouveau l’État et la Nation, c’est à dire la politique et la culture (y compris la langue et éventuellement la religion), contre la mondialisation. Le principe républicain, jadis plutôt soutenu par la référence à Rousseau ou à Kant et à leur idées morales régulatrices et critiques, semble avoir rencontré l’herméneutique heideggerienne de l’appartenance à un « monde vécu » de langage, et l’avoir intégré à son discours: la République n’a pas besoin de s’expliquer ni de se justifier! Les autres sont surtout terrifiés par la balkanisation nationaliste ou religieuse qui fait partout surgir les barbelés des cicatrices frontalières, et ils voudraient plutôt élargir la Démocratie, le jeu des droits de l’homme et la confiance faite à l’autonomie de la culture, de son pluralisme spontané. Le principe démocratique, jadis plutôt romantiquement gagé sur l’idée hégélienne de la Sittlichkeit, d’une sorte d’esprit des moeurs réelles d’une société, de culture « populaire », semble s’être converti à une démarche plus critique et plus procédurale, plus universaliste, bien décrite par Habermas, avec tout ce que cela comporte d’idéologie de la communication réussie. Cette double obsession, philosophiquement argumentée de manière aussi hétérogène, n’est pas sans alimenter une controverse certes passionnante, mais sourde et insoluble.

Au plan proprement politique du système de la laïcité ou de la démocratie que nous cherchons, sous l’horizon de ce que j’appelais une laïcité fragile et placée sous notre sauvegarde conjointe, c’est à dire sous l’obligation commune qui nous est faite de la réinventer à nouveau, les implications politiques sont nombreuses, mais peuvent être résumées sous l’hypothèse suivante. Nous devons renoncer à l’illusion double que si nous avions tous le même Dieu nous serions enfin réconciliés, et que si enfin nous étions complètement débarrassés des Dieux nous serions réconciliés. Ce que cette illusion, sous son double visage, comporte de plus puéril, c’est de croire à la possibilité de débarrasser le politique de toute conflictualité, de tout désaccord, de toute contradiction. Sous ce présupposé, deux candidats se présentent pour occuper la place du politique. Le premier réduit le politique à la gestion technocratique et instrumentale: c’est la figure de l' »expert », pour lequel les choix portent sur le rapport des moyens et des résultats (le débat sur les finalités de l’agir est éliminé comme idéologique). Le second réduit le politique à la manipulation démagogique et corporatiste du désir d’unanimité du « corps social » dans l’exclusion de tout ce qui le fait souffrir: c’est la figure du « chef » (qui élimine comme « intello » et abstrait tout débat sur la complexité des interactions). Des deux côtés la conflictualité est supprimée.

Voici donc aujourd’hui le politique écrasé entre ces deux figures d’une barbarie « apolitique », deux figures d’ailleurs complémentaires et complices dans leur élimination de l’espace proprement politique du débat, c’est à dire du conflit organisé, institué, honoré. Barbarie qui couvre d’ailleurs, remarquons le au passage, le spectre entier du totalitarisme, c’est à dire à la fois la conception d’une humanité sans mémoire et sans immémorial, malléable à merci par la technique, et la conception bouchère d’une humanité incarcérée dans sa condition ethnique, le crime d’être né (nous retrouvons les deux terreurs évoquées plus haut et qui bordent notre siècle).

Pour terminer sur ce point et le vérifier en quelque sorte, il n’est pas tout à fait déplacé de parler un peu de la mafia, des mafias. Sans elles d’ailleurs tout irait à peu près bien en Turquie. Mais parler de la mafia ce n’est pas parler des lointains Méchants qui trament leur complot occulte. Une analyse politique doit nous faire comprendre qu’il s’agit de « nous », chaque fois que nous faisons passer un proche, un neveu, les amis de nos amis, avant leur place « normale » (pour un concours, un emploi, un mariage, etc.): « après nous le déluge ». Je décris la désinstitution générale qui fait le lit de la mafia comme le fait que nous ne croyons plus aux institutions. Quand on ne met plus nos enfants dans les écoles publiques, quand on instrumentalise toutes les institutions y compris l’armée, quand on modifie la constitution et le droit selon les intérêts du moment, quand on instrumentalise les moyens d’information, quand on instrumentalise même la religion, c’est qu’on ne croit pas aux institutions communes. On ne croit pas aux institutions comme lieu d’expression nécessaire des désaccords, des conflits, de la pluralité. La mafia n’est donc pas seulement un archaïsme, une régression à des modes anciens de sociabilité quand les autres s’effondrent. C’est ici ma quatrième hypothèse: la mafia est ultra-moderne, et parfaitement contemporaine et corrélative de ce partage du monde que nous avons décrit au plan précédent, entre le libéralisme économique mondialisé et l’autoritarisme militaro-politique de bien des régimes assis sur la géopolitique de la « périphérie » américaine. Cet alliage du libéralisme économique et de l’autoritarisme démagogique (avec les passe-droits de la nomenklatura) qui fait le fromage des mafia, donne finalement des régimes d’une très grande stabilité, contrairement aux pieuses ou cyniques illusions des démocraties libérales.

Si nous repartons maintenant du plan proprement religieux de l’Islam turc, avant de conclure, nous ferons l’hypothèse que pour que la laïcité et la greffe laïque puisse prendre sur le tissu social et culturel de la Turquie, il y a des conditions religieuses, une structure d’accueil théologique pour que cette laïcité-là soit compatible, acceptable et jouable y compris par ceux qui tiennent à leurs croyances. Je serai malheureusement très court sur ce point, mais c’est cette préparation culturelle et religieuse à la laïcité (à une laïcité non empruntée et importée sans être comprise, comme une langue restée étrangère), qui doit retenir notre attention. L’Islam turc n’est pas une église au sens occidental du terme, et s’organise pour partie derrière des figures de « saints », dans une « littérature » qui oscille entre les récits hagiographiques et la poésie mystique. Par ailleurs le monde ottoman, on le sait, comportait une pluralité d’écoles juridiques sur le même territoire, afin de permettre la cohabitation de plusieurs islams, de plusieurs religions et de plusieurs langues. Le processus de sécularisation en ce sens est déjà très ancien, et il n’est pas entièrement faux de se demander si l’établissement de la laïcité, qu’il avait permis, ne l’a pas bloqué.

C’est en tous cas cette mémoire dormante qu’il s’agirait de rouvrir, pour ouvrir la possibilité d’un nouveau palier de laïcisation. Cela est là encore valable pour les deux rives de la Méditerranée, et pour toute l’Europe. Faute de quoi l’inculture religieuse laisse le champ libre soit à un retour du religieux imaginaire, fanatique, magique (c’est un paradoxe apparent que la rationalité instrumentale brise les institutions religieuses mais attise les croyances magiques), et inculte. C’est le choc des incultures de l’Orient et de l’Occident, dont certains se frottent déjà les mains. Soit l’inculture religieuse, qui est aussi une incapacité critique car les religions ont toujours développé un sens critique des idéologies du pouvoir, laisse le champ libre à une religion de la laïcité, à une laïcité en position de monopole religieux: sorte de « religion civile », qui n’a pas grand chose à voir avec ce que Rousseau entendait par là, mais qui comporte ses cultes et ses rituels d’unanimité, d’unité du corps social. C’est ici ma dernière hypothèse. Pour sortir de ce face à face entre deux pseudo-religions, il faut rouvrir la mémoire vraiment religieuse, faire crédit à l’inventivité théologique, qui seule peut donner à nouveau frais une structure d’accueil plausible pour une laïcité redéfinie ensemble, qui permettrait la sécularisation pluraliste et ne la bloquerait pas.

Concluons. Ce qui menace la laïcité, la sécularité ou simplement l' »urbanité » en Turquie, ce qui l’empêche de devenir un atout majeur pour entrer dans l’Europe et pour faire évoluer l’Europe entière sur ce point, c’est cette double-instrumentalisation du religieux et du politique. D’un côté nous avons un Islam nationaliste, ou bien la récupération de cette étiquette de « propreté » musulmane par tous les partis. Mais l’Islam sincèrement religieux pense l’Umma, la communauté des croyants, et non la Nation-Patrie au sens occidental du terme; et l’Islam turc sincèrement religieux, qui a affaire à la question spécifique de la traduction et donc de l’interprétation théologique du Coran, qui est aussi anciennement sécularisé que nous l’avons dit, et qui ne demande qu’à poursuivre librement sa sécularisation sans qu’on se mêle sans cesse de ses affaires, est au fond politiquement irrécupérable par aucun parti. De l’autre côté nous avons une instrumentalisation de la laïcité et du kémalisme, par des gens qui ont des liens avec la mafia, et que Mustafa Kemal honnirait probablement. Et nous avons d’ailleurs une instrumentalisation de l’argument européen. Mais l’on voit aussi le réveil d’un autre kémalisme, qui réagit sincèrement à l’effondrement des institutions, qui demande une véritable laïcité et une restitution des institutions républicaines contre les clientélismes mafieux. Entre cet islam sincère en voie de sécularisation et cette laïcité sincèrement républicaine, la confrontation serait non à éviter mais à souhaiter, à honorer, à organiser, à instituer. La confrontation de ces deux forces, une confrontation bien pondérée, est possible et féconde. C’est là que quelque chose s’inventera, pour l’Islam comme pour la laïcité, pour l’Europe comme pour la Turquie. C’est une tâche qui est placée sous notre responsabilité conjointe.

Olivier Abel

Paru dans La Turquie et l’Europe, une coopération tumultueuse,
Paris: L’Harmattan, 1999, p.139-146. Colloque Sorbonne.