Jadis les humains étaient tenus de reproduire le plus exactement possible l'ordre divin des choses tel qu'ils l'avaient trouvé. Tout écart aux traditions, au maintien des formes à l'identique, était perçu comme une décadence, une complicité avec la mort et la dégénérescence. Souvenez-vous du mythe des races chez Hésiode, d'or, d'argent ou de bronze ; et celui qui savait se retourner vers le "paradigme" perdu, pouvait être législateur ou au moins un sage platonicien. Aujourd'hui nous sommes censés sans cesse inventer, créer, innover. Ceux qui font croire qu'ils le font, dans les arts et les techniques informatiques, en politique ou en amour, caracolent en tête de notre société. En effet la croissance est notre religion collective qui impose à chacun d'apporter un "plus".
Cette entrée en matière mérite une parenthèse : une telle opposition entre l'autrefois et l'aujourd'hui, est certainement elle-même un mythe. Comme si la courbe du temps présentait un optimum, un âge d'or et d'équilibre, qui correspond comme par hasard, pour chaque génération, au point d'équilibre de son enfance. Nous ne nous leurrerons pas en croyant vraiment que les choses sont ainsi, mais le fait que nous ayons tant de mal à penser autrement est par lui-même intriguant.
Dans tous les cas cette facile opposition peut aider à faire voir ce que je veux dire. C'est que la prime est aujourd'hui toujours accordée aux créatifs, aux inventeurs (pas aux découvreurs, remarquez bien) : ceux qui déchiffrent le code génétique du génome s'en font passer pour les inventeurs, puisqu'ils brevettent leur création!). Le modèle dominant est sans doute à chercher du côté des techniques, entendues non comme des "organes", des prothèses de la perception et de l'action, tellement incorporés que nous y sentons très bien ce que nous faisons, mais comme des pouvoirs qui permettent de changer "une fois pour toutes" le monde.
Le "salut en Christ" ou l'État, le moteur à explosion ou les O.G.M., la poudre ou l'arme atomique, sont toutes choses telles qu'on ne puisse plus les oublier, et que tous les autres soient obligés de l'adopter ou de disparaître. Dans cette croissance cumulative, l'humanité est comme un seul Homme, et la Technique ou la Vie ne font qu'un, qui ne connaissent justement pas la discontinuité de la mort et de la naissance, des générations.
Il me semble que ce faisant justement, nous négligeons un détail ensemble désastreux et magnifique: c'est qu'il y a toujours des enfants qui grandissent et qui doivent à chaque génération presque tout réinventer, beaucoup plus en tout cas que nous ne le croyons et que nous ne le leur laissons croire. L'histoire humaine n'est pas réductible à l'accumulation irréversible de techniques: l'histoire politique et artistique, l'histoire morale et scientifique, est faite de ruptures et de recommencements, qui doivent réinterpréter et réaménager de fond en comble tout ce qui précède.
Au fond, les grandes inventions humaines sont des inventions réitératives, des inventions à refaire, à des générations et dans des contextes divers: la démocratie n'est pas une technique politique acquise une fois pour toutes, le couple amoureux n'est pas une combinaison épuisée, l'art de la fugue n'est pas à ranger au musée des formes intouchables, pas plus que le calcul différentiel, la théorie évolutionniste ou l'évangile selon Saint Jean. Les droits de l'homme les plus universels sont sans cesse à redécouvrir ensemble, et c'est même la seule manière de penser leur universalité comme quelque chose qui se partage de proche en proche, et non comme une vérité ou une légalité qui tombe du ciel.
Au fond les grandes créations humaines sont des re-créations. Malraux écrivait qu'on marche mal sur le vide, et que toute création est la réinterprétation de créations antérieures. Pourquoi cette course absurde à la créativité, à l'écart, au nouveau, si plus personne n'est alors capable d'être véritablement "public", auditeur, spectateur, capable de retentir de la création pour s'en recréer, capable de la réinterpréter avec vivacité ? Oh ! le bonheur d'écouter simplement, de regarder, d'entrer ensemble dans la recréation du monde et des créations de tous les temps. Ce bonheur a toutefois une condition : d'accepter que ce que nous disons ou faisons n'est pas dit ou fait une fois pour toutes, d'accepter la fugacité de nos sensations, de nos paroles et de nos actions. De ne pas chercher à les durcir techniquement en nous y agrippant de toutes nos forces. De toute façon il y a des enfants qui grandissent et qui devront tout réinventer.