Proposition de travail pour le dépôt de candidature à la Faculté protestante de Paris (1983)
Istanbul 29 Mai 1983
Avant de préciser les axes de mon travail, il peut être bon que j’explicite les centres d’intérêt sur lesquels mon enseignement pourrait porter dans l’immédiat, dans la mesure où le travail est déjà effectué.
1) Dans le genre « éthique », et à propos de la question du mal, je me propose d’exposer la manière dont Bayle s’oppose à la « théodicée » leibnizienne et à l’argument du moindre mal ; ce débat charnière pour l’âge classique nous permet d’ailleurs de réacquérir la maîtrise de notre propre généalogie intellectuelle dont Bayle est la pièce maitresse.
2) Sur un autre point, déjà envisagé par Rougemont dans « L’Amour et l’Occident », je voudrais démonter dans la correspondance d’Eloïse et d’Abelard une problématique exclusivement théologique où la morale de l’intention surgit sous la catégorie du « devant Dieu » ; à ce sujet nous serions amenés à fréquenter l‘œuvre de G. Bataille (l’Expérience intérieure, entre autres), que des étudiants en théologie devraient bien rencontrer tôt ou tard.
3) Dans le genre « politique », je me propose de déchiffrer la manière occulte dont une sorte d’axiomatique théologique (une eschatologie) commande la rationalité politique ; à cet égard j’ai spécialement travaillé sur Rousseau, et contre un certain rousseauisme littéraire. Je voudrais restituer tout ce qui, dans les concepts politiques de Rousseau, se rapporte à une pensée augustinienne (K. Barth l’avait bien saisi).
4) Par ailleurs une sorte d’introduction générale au problème stratégique, c’est-à-dire à la logique du pouvoir économique et militaire nous monterait comment un militant théoricien comme Régis Debray, dans sa « Critique de la Raison politique », rapporte la rationalité politique à son fondement religieux ; cela également, des étudiants en théologie devraient le rencontrer.
5) Dans un genre plus purement philosophique, il est probable qu’un cycle un peu systématique de leçons sur la pensée herméneutique et historique de P. Ricœur pourrait aider les étudiants à prendre la mesure d’un philosophe dont on peut dire qu’il est intellectuel organique du protestantisme français !
6) Et pour revenir aux fondements de la philosophie, il nous faut avoir quelques explications avec Platon, car il serait nuisible d’ajourner davantage un tel débat : la théorie du beau chez Platon exerce une influence décisive sur la théologie des images, c’est-à-dire sur toute théologie du symbole, et en particulier sur l’idée d’« image de Dieu ».
Ces six propositions établies, j’avoue qu’il faudrait aussitôt à Paris que je me remette au travail en théologie ; j’espère notamment être en mesure en un ou deux ans de donner, d’un point de vue philosophique et éthique, un cours d’Angélologie (!)
Durant mon séjour auprès du Bosphore, j’ai accumulé de nombreux documents à cet effet, et des documents qui relèvent autant de la sphère de pensée arabo-persane ou héllenistico-orthodoxe qu’occidentale. Ces propositions concrètes ainsi explicitées, venons aux orientations générales.
Programmatiquement, les axes de mon travail peuvent être exposés en réponse à trois questions élémentaires :
1) Pourquoi la philosophie ?
2) Quelle pédagogie ?
3) Quelle technique dominante ?
Nous verrons ainsi à quelle « parole » la rationalité pratique que je propose fait place.
1) La philosophie à laquelle je me suis exercé, la philosophie qui est mon affaire, est bien moins positivement un discours ou un savoir que négativement un parcours d’obstacles. Sa démarche est négative, un peu au sens où on parle de théologie négative, et ce pour deux raisons dont l’une est proche et très pratique, et l’autre plus lointaine. En effet il faut un parcours d’obstacles pour exercer et assouplir la pensée comme on exerce le corps. Mais par ailleurs et finalement une pensée exercée est d’abord une pensée qui sait se taire.
- – Le premier point réside dans l’urgence actuelle de mettre à la disposition de ce qui veut armer sa pensée un certain savoir-faire qui ne s’enseigne pas mais s’exerce seulement. A cet égard la philosophie est très modestement mais très strictement une technologie de la pensée, technologie essentielle à l’autonomie de la pensée, à sa liberté de déplacement. Mon premier souci serait de veiller à cet objectif fonctionnel, et on pourrait même envisager d’y consacrer une formation spéciale.
- – Le second aspect de cette philosophie négative tient à ce qu’une véritable démarche réflexive nous reconduit à nos propres ignorances, au système des lacunes plus ou moins irréductibles qui structure ce que nous croyons savoir. Cette capacité de « connaissance négative » fondatrice à l’égard de tout discours positif, me semble faire terriblement défaut aujourd’hui sur la place intellectuelle, et nous devons et pouvons en assurer l’exigence. Mais il y a une circularité entre les deux aspects, car une pensée exercée ne bouche pas les questions et les lacunes par des vocabulaires tout faits : elle n’en a pas besoin. Une pensée exercée est une pensée qui sait se taire, qui sait briser la continuité des bavardages, c’est une pensée qui sait l’essentielle discontinuité de la rationalité : c’est une pensée discrète.
2) D’un tel exercice il n’y a pas de pédagogie possible. Je le confesse volontiers : au sens psychologique qu’on lui accorde actuellement. Je suis contre toute forme de pédagogie. La pédagogie repose en effet sur un postulat dogmatique : on a déjà la vérité, le savoir, et toute la question est seulement de déterminer les moyens d’accès à ce contenu inébranlé, les degrés se sa transmission. Je voudrais tenter de ne pas « cacher » dans les cours ce que les étudiants y « trouveraient » éberlués. D’ailleurs, à strictement parler, un cours philosophique, et surtout un cours de philosophie pratique, ne saurait donner des résultats. L’audace de Platon est précisément celle du dialogue sans conclusion ; mieux : l’exercice philosophique « délégitime » les « arrêts » du dialogue. Et même si à titre pragmatique je n’hésiterais pas à être moraliste, car il faut détester tout ce qui démoralise, je ne crois spas être en mesure de proposer autre chose que des évaluations singulières, une morale de circonstance, ce que Ricœur appelle parfois une « éthique de détresse ». Le dialogue est une écoute qui donne à parler, et il conduit à dire ce qu’on ne peut taire. Il est aussi parfois un monologue brisé par une écoute, et il conduit alors à accepter que ce qu’on ne peut dire il faut le taire. Telles sont les seules extrémités du dialogue, ses règles inexpugnables.
Je voudrais signaler encore un point : dans l’inflation contemporaine des informations générales, des informations valables pour tout le monde, sauf à rentrer dans la bataille des « grands » de la communication, nous devons tirer des leçons d’une sorte de dévaluation des informations, et ne rien publier sans « adresser » nos informations, le plus souvent une photocopie suffit et brise la loi de l’édition. Les informations qui ne donnent pas la parole ne produisent rien et font plutôt fonction d’un stimulus inhibiteur.
3) La technologie de la pensée est multiple, mais je dois reconnaître dans la notion de « style » la désignation de sa technique principale. La stylistique est pour moi une technique de questionnement des œuvres humaines, des produits du travail en général, et en particulier des messages qui ponctuent la trame de nos comportements. Tout travail, y compris le travail théorique, se constitue dans l’attribution d’une certaine forme à une certaine matière. En termes kantiens, cette attribution est une question de schématisme, et je n’hésiterai pas à voir dans le schématisme de l’imagination transcendante chez Kant le noyau d’une philosophie du style. Mais Aristote rappelle que « toute pratique porte sur l’individuel : ce n’est pas l’homme en effet que guérit le médecin, mais Callias de Socrate ». L’intérêt du concept de style (dégagé par G.G. Granger) tient donc à ce qu’il propose une rationalité de la pratique dans sa singularité même.
Dans toute pratique il y a structuration d’une matière par une forme et singularisation d’une forme par une matière. Un récit structure le divers des intentions sémantiques, mais l’intentionnalité sémantique singularise la structure du récit. La détermination structurale n’est pas abolie, elle est organisée et surdéterminée par un infini supplément de singularité. C’est pourquoi la rationalité stylistique me paraît mieux rythmée que les rationalités ensemble dogmatiques et pragmatiques qui prétendent déterminer scientifiquement les singularités pratiques. Mais pourquoi en parler ici ? Parce que le style rapporte les œuvres et les messages à une pratique à chaque fois singulière, et qu’il pose la question : « Qui ? », C’est-à-dire également « à partir d’où ? ». Le style n’est donc pas un instrument neutre puisqu’il élimine toute détermination théorique du singulier : la théorie ne détermine que des généralités. Seule la pratique détermine l’individuel, et d’ailleurs elle ne détermine que cela – d’où son apparente impuissance.
La rationalité discontinue, dialogale, stylistique, la rationalité pratique que nous cherchons demande que nous dressions des tables communes sur les places de nos cités comme devant les temples de nos communautés. Mais cette rationalité connait son incomplétude et les tables sont brisées. Les banquets républicains ne justifient aucune confusion et le tables levées par la « parole » ne débouchent pas dans un œcuménisme de la piété et les commandements finis sont brisés par une exigence infinie. La démarche rationnelle que je propose ainsi est essentiellement une démarche critique, elle procède vers une parole que ne je connais pas et dont je sais cependant qu’elle me parle. C’est dans cette tension que je rencontre les carrefours thématiques définis par A. Dumas au long de son enseignement comme ceux dont l’enseignement de P. Ricœur m’a donné le souci. L’herméneutique ainsi proposée est que nous cherchions dans les « brouillages » des langages ordinaires comme les traces et les chiffres d’une parole plus souveraine.
A travers les tables brisées nous voudrions pouvoir discerner les figuratifs d’une épopée. Je porte encore en moi le lycéen au cœur battant que je fus à la lecture de « l’image de Dieu et l’épopée humaine » (in Histoire et Vérité de P. Ricœur), et ce sentiment dernier anime mes essais d’interprétation : nous sommes les interprètes et les messagers d’une épopée, d’une parole levée en peuple, d’un peuple épars vaguement rassemblé par un vieux rêve et comme dispersé sous la même parole.