Philosophie politique et morale
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Remarques introductives
En présentant mon CV selon la trilogie proposée par Hannah Arendt entre travail, œuvre, et action, j’ai ainsi voulu replacer ma « bibliographie » entre deux sections qui l’élargissent et qui expliquent son caractère de chantier. D’une part, en sous-main des publications et qui les alimente, on trouvera mon travail. Saison après saison depuis un quart de siècle, c’est mon métier d’enseignant, le suivi des étudiants et des jeunes chercheurs, les partenariats pour lancer des séminaires à plusieurs, mais aussi le débroussaillage d’une centaine de questions différentes — je n’ai jamais repris le même cours. D’autre part et sur un registre plus superficiel et éphémère, l’action, ce sont les engagements d’un moraliste impliqué sur la scène publique, mais aussi toutes ces activités où, loin de pouvoir avancer tout seul, le chercheur ou l’intellectuel ne peut rien faire qu’avec d’autres. Il ne laisse alors que des traces fugaces, qui s’effacent presque entièrement avec leur contexte, mais aiguisent la formulation à plusieurs des questions les plus vives. Je n’ai pas hésité à placer en bibliographie les films dont j’avais réalisé les scénarios ou les entretiens, car il y a autant de travail dans un documentaire que dans un livre, et je me suis aperçu que cela pouvait être une contribution durable à l’espace intellectuel.
Si l’œuvre du chercheur enfin se fait dans le retrait solitaire, les tâches de l’intellectuel supposent d’accepter l’expression publique, la constitution d’un langage commun — ce qui anime mes recherches éthiques sur des sujets variables comme le pardon, le courage, la fidélité, le conflit, la justice, c’est justement de chercher à en ramener les « grands mots » dans notre monde ordinaire. Comme Pénélope ainsi, je n’ai cessé de défaire la nuit, comme chercheur solitaire, le langage que je tissais le jour, comme intellectuel œuvrant au sens commun.
Reprenant et explicitant les subdivisions de ma bibliographie, je développerai successivement quatre grands axes de recherche, eux-mêmes plus ou moins subdivisés. D’abord autour des questions de philosophie morale et politique. Ensuite, comme un contrepoint de démarche méthodique, autour de la philosophie de l’interrogation et celle du style. Puis autour du protestantisme et de la modernité, dans une enquête critique où quelques figures de l’histoire des idées modernes m’ont paru pouvoir être revisitées. Enfin autour de mes travaux sur Paul Ricœur, et du programme de recherche du Fonds Ricœur.
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Autour des questions de philosophie morale et politique
Mon programme de recherche en philosophie morale et politique était déjà à peu près constitué en 1984 lorsque je suis arrivé à la Faculté protestante de Paris. Sous le mot d’ordre qui résumait ma dissertation et mon dossier d’habilitation à la direction de recherche, de « différer ensemble » (on ne peut être ensemble vraiment qu’en acceptant de différer, et on ne peut différer les uns des autres que parce qu’on est ensemble), il parcourt une trajectoire qui va du courage au pardon en passant par la justice — c’est depuis plus de 20 ans le plan de mes « nuits de l’éthique », et c’est l’un de mes principaux projets que de rédiger cette Ethique de la nuit qui rassemblerait mes propos . Il s’est cependant trouvé un décalage assez net entre les thèmes qui étaient mes projets, et auxquels j’ai consacré mes cours, et les thèmes qui m’étaient demandés, et sur lesquels se sont concentré mes publications.
En présentant ce qui me paraît être quelques-uns des grands défis de la philosophie morale et politique aujourd’hui, je tenterai de faire voir la cohérence des configurations bibliographiques dont j’ai esquissé le rassemblement — certains textes, le plus rarement possible, se retrouvent dans d’autres sections bibliographiques, quand par exemple ils illustrent aussi par ailleurs mes travaux sur Ricœur.
Le courage et le pardon (A-I)
Le premier défi auquel mes recherches éthiques se confrontent tient à la difficulté de penser ensemble le courage et le pardon. Courage et pardon sont placés chacun en figures de proue de morales que tout présente comme durablement antagonistes : l’une plus stoïcienne et l’autre plus « religieuse »; l’une qui exalte la confrontation et l’essai de soi, et l’autre qui préfère le dévouement et l’effacement de soi ; l’une davantage campée dans la morale « antique », et l’autre davantage dans la morale « chrétienne ». Si la justice et les paradoxes des échanges humains peuvent être placés au cœur de la vie morale et politique, c’est par le courage de prendre, de donner, de recevoir ou de perdre que l’on entre dans l’échange, et c’est par le pardon que l’on en sort, ou du moins que l’on se retire de la logique de l’échange. A cet égard, si le courage et le pardon apparaissent comme des figures exceptionnelles, atypiques, et même à certains égards « amorales », ce n’en sont pas moins des anomalies « normales », des figures-limites de variation ou de vibrations de la même corde. C’était le sujet de ma dissertation d’habilitation.
Du côté du courage (A : une douzaine de textes dont un livre), au-delà de l’introduction à De l’amour des ennemis qui est une méditation sur le courage épique, j’ai en chantier un livre encore inabouti sur Le découragement, où le courage se reprend sur l’angoisse et la fatigue. Les autres textes déjà parus portent sur la cohérence, le choix, le courage de se montrer, de s’exprimer, etc. Mais les travaux qui m’intéressent le plus portent sur « la prise ». Depuis Marcel Mauss en effet on a beaucoup travaillé le « don », et c’est une des voix royales de l’anthropologie, de l’éthique et de la sociologie : je me suis demandé ce qui se passerait si on prenait comme point de départ le « recevoir », la réception (depuis l’éthique de la gratitude chez Calvin jusqu’au perlocutoire chez Austin, nombreux sont les pierres d’attente sur ce thème). Ou bien le « perdre » (c’est justement l’un des sens du pardon, que je rapproche de la notion de dépense selon G.Bataille). Ou enfin justement le « prendre » : car le prendre est mal vu, en éthique, cependant que les humains ne peuvent donner ou recevoir que ce qu’ils peuvent prendre. Ainsi depuis l’éthique de la cueillette et la prise, en passant par le butinage des pirates puritains (voir Milton), jusqu’aux figures contemporaines de la prédation et du pillage, on touche là à quelque chose d’aussi primordial pour l’éthique que le don.
Du côté du pardon (I : une quinzaine de textes dont deux directions de livres), depuis la fin des années 80 j’ai écrit de nombreux articles qui sont eux aussi une contribution à un possible « essai sur le pardon ». Après avoir cherché à prendre en compte le tragique de l’histoire et de l’irréparable, la stratégie argumentative a consisté à ne pas céder au renvoi du pardon vers des figures sublimes et impossibles de la religion, mais au contraire à le ramener à ses conditions dans le monde ordinaire, à la quotidienneté parfois comique de ses usages. Au début P.Ricoeur n’était pas directement intéressé par le thème, mais je crois avoir réussi à le convaincre peu à peu de son intérêt puisqu’il conclut La mémoire, l’histoire, l’oubli par une puissante réflexion sur le pardon. Je voudrais cependant reprendre une dernière fois ce chantier à nouveaux frais pour rassembler mes travaux. Or j’ai sur ce point, où la philosophie morale croise l’histoire, rencontré Sabina Loriga et constitué avec elle et d’autres chercheurs (Isabelle Ullern, David Schreiber, Enrico Castelli) une équipe pour animer un séminaire de l’EHESS. Depuis 8 ans, les thèmes successivement abordés ont porté sur le temps, le témoignage, l’anachronisme, la responsabilité, le récit. Cette traversée a été un grand enrichissement, également pour la fréquentation de jeunes chercheurs en histoire qui rencontrent aussi cette difficile problématique du pardon.
A l’occasion du courage et du pardon, on trouve une autre tension qui constitue l’éthique et la défie : c’est qu’elle touche ici en même temps à des figures quasi-poétiques de l’impossible, des limites de l’humain, de ce qui parfois arrive sans qu’on puisse jamais le commander, et à des figures simplement anthropologiques, nécessaires et universelles : dans toutes les cultures les formes du courage et du pardon sont présentes et fondamentales. L’éthique oscille entre ces deux limites où elle doit cependant s’instruire et laisser la place à d’autres disciplines. Tout n’est pas éthique dans la vie.
L’éthique bio-médicale et la justice de la peine (B-H).
Cette grande opposition, dont j’ai fait l’arc le plus ample qui sous tend mes travaux (voir le plan de la bibliographie), j’ai aussi tenté de la raccorder à l’une des grandes polarités qui travaille la morale contemporaine, entre l’insistance mise par les uns sur la responsabilité du sujet, ses capacités propres, et l’insistance mise par les autres sur sa fragilité, sa vulnérabilité ou son impuissance. Il m’a toujours paru essentiel de tenir ensemble ces deux insistances, en les corrigeant l’une par l’autre, en les retenant l’une par l’autre, sur les lisières de la philosophie du droit et de l’institution. D’où deux sous ensembles nettement distincts, que je place ici en contrepoint de chacun des deux thèmes précédents.
D’un côté l’ensemble des travaux d’éthique bio-médicale (B : une bonne douzaine de publications) qui touche à la vie, au vouloir-vivre, et où le courage rencontre une philosophie de la vie mais aussi de la technique, ainsi que des questions de droit autour de la liberté des mœurs, des limites de la technique, du « prix » de la vie. Cet ensemble a été alimenté par les travaux de la Commission d’éthique de la Fédération protestante de France que j’ai créée et présidée pendant 15 ans, par ceux du Conseil National du Sida, et ceux de la Commission Consultative Nationale d’Ethique, à laquelle je participe depuis quelques années. Les enjeux sociétaux de ces questions sont considérables, car les pouvoirs nouveaux demandent à être « institués » et cadrés à un niveau international, ce qui fait toute la difficulté. Et ces questions touchent aussi aux menaces écologiques globales. J’ajouterai sur ces questions de la technique que j’ai été proche de Jacques Ellul, dont j’ai réalisé un portrait-entretien pour F2.
De l’autre côté un ensemble de travaux sur la philosophie de la justice et notamment de la punition (H : une quinzaine de textes), où les réflexions sur le mal et la responsabilité préparent moins une théorie directe du pardon que le détour par une pensée de la peine, de la difficulté de punir les malades mentaux, et de penser la prison aujourd’hui. Cet ensemble pourrait être réuni dans un livre portant plus largement sur le sens et la fonction des institutions aujourd’hui, autour de questions du genre : « que signifie de re-donner sa chance à chacun ? » Ces réflexions ont été nourries de plusieurs séminaires à l’Ecole Nationale de la Magistrature, ainsi que par un cycle organisé conjointement avec Antoine Garapon à l’Institut des Hautes Etudes de la Justice à Paris, et qui a donné lieu à plusieurs publications. J’ajouterai sur ces questions de philosophie du droit que j’ai été proche du grand juriste Jean Carbonnier, dont j’ai réalisé un portrait-entretien pour F2.
Conjugalité et démocratie (C-D)
Pour cette troisième ligne de recherche en philosophie morale et politique, je n’hésiterai pas à placer dans le même ensemble d’une part tout ce qui, autour de la conjugalité et de la filiation, touche à la famille, et d’autre part tout ce qui tourne autour de l’institution du politique, entendu comme pacte dans le différend, mais aussi comme remplacement des générations. Ce double sens de l’institution me semble capital. Dans ce premier chapitre, il s’agit du premier versant, sur le différend et le pacte.
Un solide ensemble (C : une dizaine de textes dont un livre, deux directions d’ouvrages) de travaux autour du divorce selon grand poète de la révolution puritaine anglaise, John Milton, en effet, m’a conduit à montrer l’importance de la dispute et du dissensus — et cela, tant dans le couple que dans le pacte politique, entendus l’un et l’autre comme nouvelle alliance, comme alliance durablement fondée sur la possibilité même de rompre l’alliance. Au passage j’ai tenté de penser le mariage, mais aussi l’importance de la courtoisie, du travail poétique de la politesse et de l’affection même. Reprenant avec Sandra Laugier, Irène Théry et Claude Habib les analyses de Stanley Cavell sur le cinéma hollywoodien des débuts du « parlant », et les rapprochant de Milton et Rousseau, j’ai été jusqu’à proposer que le mythe occidental et moderne du mariage librement amoureux avait été l’un des axes de la pénétration de la culture occidentale dans le monde.
Plutôt donc que d’hypertrophier les modèles du consentement, qui sous estiment gravement l’importance du conflit, sinon de la part destructrice des humains (« l’homme préfère se faire du mal pourvu d’en faire à son adversaire que de se procurer un bien qui tournerait aussi à l’avantage de ses adversaires » P.Bayle), et qui repoussent le conflit dans un irrationnel absolu, il m’a paru important de tenter de penser la conflictualité ordinaire tant de la conjugalité que de la démocratie. Des deux côtés, la question moderne n’est plus comment arriver à se mettre ensemble en dépit des obstacles, mais comment rester ensemble alors que nous pourrions si aisément nous séparer. C’est ainsi que de même qu’il faudrait regarder en face l’échec du divorce qui est un véritable impensé, il faudrait penser mieux la guerre, la frontière, l’Europe et ses conflits fondateurs (D : une vingtaine de textes dont un livre).
Cultures et religions (E-G-F)
En reprenant le deuxième versant de l’institutionalité décrit plus haut, celui du cadre durable qui autorise le remplacement des générations, et plus encore que sur le versant précédent, on rencontre la question du théologico-politique, que la modernité a cru régler mais qui ne cesse de revenir le hanter (E : une quinzaine de textes). La fragilité de la laïcité, ainsi, est une invitation à penser mieux la séparation des sphères, mais aussi leur lien profond. Car la laïcité du politique ne doit pas seulement être pensée comme une conquête contre les religions, mais comme une contribution des religions elles-mêmes, du sein de leurs traditions théologiques propres. Par ailleurs on ne saurait penser la liberté et l’émancipation sans penser les attachements qui l’autorisent. On rencontre alors la question de l’autorité, de ce qui autorise non seulement l’exercice du pouvoir mais la confiance des diverses cultures dans leur créativité. Car l’autorité, c’est justement ce qui permet la reconnaissance et la gratitude.
Or cette question de la créativité des cultures, de la faculté des différentes cultures d’entrer dans les échanges mondialisés tout en amorçant une conversation vivante et créatrice, est au cœur d’un défi moral et politique majeur (G : une dizaine de textes). Comme Ricœur l’écrivait : « pour rencontrer un autre que soi il faut avoir un soi ». Et réciproquement. Un des exemples sur lesquels j’ai éprouvé ce défi est celui du tourisme, qui est d’un poids économique considérable, mais qui fait peser sur la diversité des cultures une menace non moins lourde. A quelles conditions la confrontation des cultures peut-elle ne pas conduire à la guerre ? L’accélération et la massification des échanges ici conduit à remarquer que l’idéal d’ouverture, de dialogue et d’échange ne doit pas faire oublier, comme Lévi-Strauss l’avait montré, l’importance d’avoir de quoi se retirer des échanges : il faut pouvoir se fermer pour pouvoir s’ouvrir. Faute de quoi notre grande construction planétaire et notre développement durable, s’élançant vers le ciel sans tenir compte de la finitude et de la pluralité des civilisations, risquent un éboulement global.
Un dernier exemple, où j’ai été lié à une conversation difficile, est celui de la Turquie dans ses rapports à la fois à l’Europe et à sa propre mémoire (F : une dizaine d’articles dont 2 directions de dossiers). La modernisation de la Turquie au XXème siècle s’est probablement faite dans l’amnésie de la mémoire impériale ottomane, sur un modèle national alors vital mais simplificateur. Les évolutions géopolitiques récentes, les progrès de la démocratisation, la zone de fracture sur laquelle le pays se trouve, en font une lisière importante pour les grandes aires culturelles qui y entrent en intersection. C’est pourquoi ce pays de tous les périls est aussi exemplaire du conflit des mémoires qui caractérise notre époque. Comme au temps de Constantin, c’est sur sa frontière que l’Europe est en train de se définir. Mais c’est là aussi qu’elle définit son propre régime de mémoire et d’histoire. De ce noyau des questions de rencontres des cultures, on revient ainsi dans les parages du tragique de l’histoire, et sinon du pardon, du moins de la possibilité laissée aux enfants de grandir dans un monde un peu pacifié.
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Autour de l’interrogation et du style
Nous abordons ici le second grand axe de mes recherches, le plus purement philosophique. Il se décompose en deux lignes qui suivent approximativement une anthropologie de l’homme parlant et une anthropologie de l’homme agissant. Au centre de la parole et du langage, comme l’indique le dernier petit livre sur La conversation chez Gallimard, j’ai placé la faculté d’interroger. Au centre de l’agir et de la faculté d’habiter le monde, de cohabiter, je voudrais placer le style.
De l’herméneutique à la poétique du questionnement (J)
La première série autour de l’interrogation est la plus étoffée (J : une quinzaine de textes, mon livre principal sur L’éthique interrogative aux PUF, une direction d’ouvrage, un petit livre). Deux principes constituent pour moi en quelque sorte l’enfance de l’interrogation. Le premier est que « le sens d’une proposition est fonction de la question implicite à laquelle elle répond ». Le philosophe allemand H.G.Gadamer en donne une formule très voisine dans son « itinéraire de Hegel », et c’est justement ce qui caractérise la réponse, que de ne pas répéter la question puisque justement elle y répond; ce phénomène de refoulement de la question dans l’implicite pose des problèmes pragmatiques et herméneutiques tout à fait spécifiques, et sur lesquels j’ai travaillé avec Michel Meyer de l’Université Libre de Bruxelles. Le deuxième principe est que « la question à laquelle la réponse renvoie diffère de celle qu’elle résout ». C’est ce qui distingue le jeu question-réponse du circuit stimulus-réponse, et qui fonde l’autonomisation des réponses par rapport aux questions auxquelles elle répondent. Ici encore ce phénomène permet de rendre compte de manière relativement simple de problèmes pragmatiques ou herméneutiques importants.
C’est pourquoi, dans une série de travaux, j’ai cherché à déplier les orientations de l’herméneutique (des théories de l’interprétation des textes et des traditions) selon différentes manières de traiter l’interrogation. En amont, si l’on cherche le sens « derrière » le texte, on se souviendra qu’il est fonction de la question implicite à laquelle il répond. 1) En termes de distance critique, l’enquête portera sur l’analyse des contextes historiques et langagiers, et cherchera à dégager la multiplicité concrète des questions implicites qui sous–tendent le texte. 2) En termes d’appartenance, l’interrogation portera sur la structure ontologique originaire du questionnement, la question radicale à laquelle texte et lecteur ensemble appartiennent. En aval, si l’on cherche le sens comme le propose Ricœur « devant » le texte, on se souviendra que la question à laquelle le texte répond n’est pas la même que la question ouverte par le texte, et à laquelle il renvoie. 3) En termes de critique, les significations se déploieront dans l’exploration des mondes possibles proposés par le texte, et dans l’analyse poétique de l’écart entre ces possibles où le lecteur doit se tenir. 4) En termes d’appropriation ou d’application, le texte désigne une forme de vie, une éthique, et le sujet interprète le texte dans son existence propre; il en est responsable. Nous avons ainsi une topologie des herméneutiques en quatre espaces ou en quatre temps (critique, ontologique, poétique, éthique), qui forme une circularité vivante, où le sujet lisant et interprétant est mis à distance de sa naïveté première par la critique, tandis que la poétique lui offre une naïveté seconde.
On remarquera que la refiguration poétique opère une sorte de conversion de l’imaginaire, un ébranlement de présuppositions antérieures, un débordement de l’ordre rhétorique des questions admises, une problématisation du monde ordinaire par la rencontre du monde du texte et du monde du lecteur. Une oeuvre poétique problématise ainsi le monde en permettant l’apparition d’autres mondes possibles dont le brusque rapprochement nous fait voir notre monde autrement. Il y aurait donc une poétique de l’interrogation, qui n’est pas sans implications éthiques. C’est d’une part ce qui me permet de développer le sens du différend, qui structure un pluralisme méthodique, et que l’on retrouvera dans le soin porté à la diversité des genres littéraires, vecteurs de postures éthiques spécifiques. C’est d’autre part ce qui autorise à développer le sens du décalage par lequel les réponses posent de nouveaux problèmes, et que le fait des générations renforce tellement que j’ai pu définir l’herméneutique comme l’art de comprendre le remaniement des traditions par les contemporains qui forment à chaque fois une génération. Enfin tout cela rejoint une philosophie du langage ordinaire, que j’ai un peu explorée dans le sillage des travaux d’Austin, et par des collaborations nombreuses avec Sandra Laugier de l’Université d’Amiens. Interroger n’est pas seulement une démarche cognitive fondamentale, c’est aussi la possibilité de se dépayser dans les questions d’autrui et d’attraper ainsi d’autres points de vue sur le monde, d’ébranler ou d’élargir nos horizons.
Recherches sur le style, les habitus, et l’urbanité (K)
Cette seconde ligne de recherche est pour moi plus ancienne que celle de l’interrogation, mais les publications restent dispersées (K : une dizaine de textes), et j’espère qu’elle pourra redevenir mon principal chantier de recherche dans les années à venir. Pour donner une idée de ce chantier aussi vaste que celui que j’ai conduit sur le plan de la philosophie de l’interrogation, il faudrait articuler les réflexions que nous venons d’évoquer sur la poétique de Ricœur avec les indications données par G.G.Granger sur la philosophie du style. Déjà dans ma thèse sur « le statut phénoménologique de la rêverie poétique de Bachelard », ce qui m’intéressait, c’était de voir la neutralisation phénoménologique jouer dans la théorie bachelardienne de l’image le même rôle que la coupure épistémologique dans sa théorie du concept scientifique ; et de rapprocher cette polarité concept-image de celle proposée par Granger du style comme mixte de structuration et de singularisation. Le style serait alors ensemble le résidu du « profil » image-concept et le vecteur du profil concept-image, comme le montre mon étude sur « La paléobotanique de Gaston de Saporta ». J’ai tenté d’appliquer ce schème à la philosophie du corps, mais plus largement à nos manières de figurer les pouvoirs humains (ou inhumains : les anges) d’agir dans le monde.
J’ai aussi tenté de penser au travers de l’idée de style la question des rapports entre l’art et la technique, car dans nos sociétés post-industrielles ce qui était art et oeuvre humaine devient reproduction technique. On peut de façon optimiste avancer que les machines ne font que délivrer les humains pour exercer plus loin leur style, leur capacité à découvrir ou inventer d’autres singularités, et que nous « surfons » sur ce mouvement. On peut aussi observer de façon plus critique que les arts dans une société de réseaux et de projets sont à la tête d’une nouvelle forme de management par la créativité, le plaisir flexible, la rupture avec les habitudes sclérosées. Or ma stratégie générale dans ces réflexions sur le style serait à l’inverse un éloge de l’habitude et des habitus. Depuis Aristote et Ravaisson, il n’y a pas eu de grande philosophie morale fondée sur l’habitus, et pourtant que se passerait-il si l’on supprimait tous les habitus ?
Le principal champ d’une philosophie du style, il me semble justement se déployer dans la sphère des manières d’habiter le monde, d’y cohabiter. Et c’est ici que mes travaux ont rencontré ceux des sociologues Luc Boltanski et finalement surtout Laurent Thévenot, de l’EHESS, qui travaillait sur ce qu’il appelle les régimes de l’action dans le proche — et de maintien de la personne par ses attaches dans la proximité. Toutes sortes de recherches, rarement publiées, sont venus ponctuer une collaboration régulière depuis une dizaine d’année et qui me valent d’être chercheur associé au Groupe de Sociologie Politique et Morale. J’y rattacherai aussi toute une suite de cours, de séminaires et de travaux sur la ville et sur l’urbanité, et c’est un ensemble de réflexions sur le style et sur l’idée d’habitus, dans sa polysémie réglée, que j’espère pouvoir rassembler dès que j’en aurai le temps, dans un ouvrage qui fera, à côté de l’Ethique interrogative, le deuxième pilier philosophique de mon éthique.
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Autour du protestantisme et de la modernité
Un troisième axe de recherche peut être désigné, qui rassemble la partie de mes travaux qui sont dus au fait qu’enseignant la philosophie dans une Faculté protestante, j’ai été particulièrement conduit à « balayer devant ma porte », comme on dit, et à procéder à des exercices d’anamnèse critique sur la tradition protestante et ses façons de penser. Ici plus que nulle part j’ai tenté de faire voir à mes étudiants que la philosophie nous permet de puiser dans les pensées passées des promesses encore vives et non tenues, de la même façon qu’elle nous aide à nous délier de promesses et de formes de pensées devenues écrasantes.
Tout cela n’est pas sans lien avec mes travaux de philosophie morale et politique, dans la mesure où mes recherches éthiques travaillent ainsi leur propre condition historique, et ne séparent jamais les questions d’éthique fondamentale à la première personne du singulier et la question du politique ou du commun à la première personne du pluriel. C’est même un de mes leit-motivs que de chercher à comprendre ce que c’est que de dire nous et d’en penser les conditions de possibilité.
Exercices d’anamnèse critique (L)
Cette première série (L : une petite vingtaine de textes) comporte d’abord des réflexions d’histoire des idées autour de thèmes comme la dépense, les droits de l’homme, la philosophie du droit, la démocratie, la grâce, l’institution, et plus généralement la crise de la modernité qui prend le protestantisme européen à contre-pied de sa posture historique, de s’être trop longtemps crue la religion ouverte et avancée, la libre-religion. D’autres textes explorent davantage le différend entre la tradition catholique et la tradition protestante, comme répondant à des questions différentes, et porteurs de styles d’institution différents. D’autres enfin se penchent sur les difficultés propres à l’intellectuel protestant dans son caractère bancal, celui qu’atteste d’ailleurs la façon qu’avait Ricœur de penser les liens entre son attachement protestant et sa philosophie critique. En travaillant sur les conflits de la philosophie et de la religion, mon propos vise à jeter un pont entre les débuts de la modernité et aujourd’hui, pour comparer les résultats aux intentions, à ce que j’appelle les promesses non tenues des commencements de la modernité. Il cherche aussi à rassembler les principaux traits d’une tradition critique, afin que la pensée protestante contemporaine s’inscrive dans une mémoire plus vaste, qui parfois lui manque.
Calvin, Milton et Bayle (M-N-O).
Une grande partie de ces thèmes devrait être reprise dans un ouvrage que je suis en train d’achever à l’occasion du 500ème anniversaire de la naissance de Calvin. C’est un auteur que je ne connaissais pas avant de rejoindre la Faculté de théologie protestante (il n’est jamais étudié comme tel en histoire de la philosophie), et auquel m’ont rendu sensible les travaux de mon collègue de la Faculté de Strasbourg, Gilbert Vincent. Mes premières recherches, autour de l’Institution de la religion chrétienne, véritable programme pour recommencer l’église, repenser la cité et le monde, portaient sur la philosophie du droit et de la justice. Mais ce n’est pas seulement Hobbes, Rousseau et les philosophies du contrat que Calvin prépare, c’est aussi et plus encore Descartes et Kant, par sa critique d’une métaphysique imaginaire et par sa méthode de distinction des registres. C’est enfin dans les doctrines les plus théologiques comme la prédestination, ou dans la pragmatique de sa façon d’interpréter les Ecritures en tenant compte des contextes d’interlocution et de réception, que j’ai trouvé les lignes les plus originales que je tenterai de pointer. Ces travaux ont aussi été appuyés par la collaboration régulière, pour des colloques, avec Pierre-François Moreau de l’Ecole Normale Supérieure, directeur du CERPHI auquel j’appartiens depuis 15 ans.
Le second auteur de cette série est John Milton. Le grand poète puritain est, en même temps que d’une langue et d’un imaginaire flamboyants, l’inventeur d’une triple rupture, d’une triple liberté : la liberté conjugale par son plaidoyer pour le divorce (paru en 1643, qu’avec Sandra Laugier et Christophe Tournu nous avons traduit et introduit, et autour duquel nous avons organisé un colloque), la liberté politique par son plaidoyer pour la rupture de l’alliance avec le souverain, et la liberté ecclésiastique par le droit de partir, de faire dissidence. Le paradis perdu est un commentaire biblique de la genèse de l’homme, du couple et du politique d’une très grande force, et cet éloge de la rupture et même de la chute, de la tempête et du recommencement, a eu des effets innombrables sur l’imaginaire de la flibuste puritaine, de cet archipel d’utopies que Daniel Defoe rapporte dans son histoire de la piraterie, et qui se poursuit dans les débuts de l’aventure américaine (c’était le sujet d’un autre colloque, en voie de publication, et d’un documentaire que j’ai tourné pour F2).
Le dernier auteur de cette série est Pierre Bayle (O : une dizaine de textes qui pourraient être réunis dans un volume cohérent). L’auteur du Dictionnaire historique et critique (1696) est passionnant parce qu’il jette, à travers l’exil, les fondements d’une communauté invisible qu’il appelle comme son journal la République des lettres. Tout en préparant l’idée de la grande Encyclopédie, Bayle précède pourtant la grande bifurcation de la conscience européenne entre les Lumières et les réactions piétistes ou romantiques. Relire Bayle c’est procéder à une sorte de remémoration critique de la tradition des Lumières, jusqu’au point où elle trouve son origine dans un sentiment de « ténèbres », où chaque figure est comme enfoncée dans l’étroitesse de son point de vue, et ne la découvre que dans le regard de l’autre (« cogitas, ergo es »). La mise en page du Dictionnaire, comme une mise en abîme talmudique de remarques marginales, la critique des références utilisées, l’incertitude quant au statut rhétorique de ses récits véhéments ou de ses ironies sceptiques, tout ce mélange est à la fois le lieu où s’engendre un public capable de supporter ce polycentrisme méthodique, et une manière inédite de représenter la réalité historique. Les lecteurs rescapés de la lecture de ces fragments incommensurables et placés à même le texte, ayant traversé le livre, se retrouvent ensemble dans un monde ou cohabitent des figures et des discours que l’on considérait jusque là comme incompatibles. Son grand débat avec Leibniz sur la théodicée enfin est fondateur à plusieurs égards. Bref, c’est un auteur méconnu. A son sujet nous avons organisé, tantôt avec Pierre-François Moreau, tantôt avec Hubert Bost de l’EPHE, des séminaires et des colloques dans le cadre du Collège international de philosophie, mais aussi dans son Ariège natale.
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Autour de Paul Ricœur
C’est ici enfin le quatrième grand axe de mes recherches. Et celui où je dois désigner encore toute une autre équipe de travail, celle du Fonds Ricœur. Je connais Paul Ricœur depuis 1967, car j’habitais Châtenay-Malabry et j’étais proche de l’un de ses enfants. Je l’ai lu adolescent, et j’ai été l’un de ses amis dans les quinze dernières années de sa vie. Enfin j’ai travaillé sous sa direction, de 1975 jusqu’à ma thèse. Enfin le lien est d’autant plus étroit qu’au temps où il enseignait à la Sorbonne il m’a précédé comme professeur de philosophie à la Faculté protestante de Paris, où je l’ai souvent invité à donner des conférences, et que nous avons voyagé plusieurs fois ensemble, pour le travail ou pour le plaisir. Et pourtant mes premiers véritables travaux sur sa pensée sont relativement tardifs, et commencent en gros au début des années 1990. Je me bornerai à signaler trois lignes, sur lesquelles j’ai tenté d’attraper son geste et de le poursuivre, puis je les inscrirai parmi d’autres dans le projet global du Fonds Ricœur.
Ethique et politique
La première ligne creuse les fondements d’une philosophie morale et politique (P : une dizaine de textes, un livre et une direction de volume). Parmi les travaux que j’ai publiés sur Paul Ricœur, c’est dans Paul Ricoeur, la promesse et la règle, que j’expose les grands axes de la pensée politique et de la philosophie du droit de Ricœur — ce dernier inspire beaucoup de travaux contemporains et marque un renouveau de la philosophie du droit. C’est que la distinction proposée par Ricœur dans Soi-même comme un autre entre « la visée éthique », « la norme morale », et la « sagesse pratique », permet de redistribuer de façon inédite les figures de la tradition déontologique kantienne et de la tradition téléologique aristotélicienne, et de les renouer très fortement avec ce qu’il appelait jadis « le paradoxe politique », pour tenir l’angle et la tension entre une tradition plus optimiste qui majore la rationalité propre du politique et une tradition plus critique qui dénonce son irrationalité spécifique.
Mais je voudrais ici m’attarder sur un aspect essentiel de la démarche éthique de Ricœur, par lequel j’ai été en quelque sorte confirmé dans la nécessité d’honorer ma propre dispersion, la pluralité de mes postures en philosophie morale, et de la tenir, d’en penser la cohérence. Le problème, avec l’éthique, c’est justement la difficulté à tenir ensemble les requêtes différentes auxquelles devrait satisfaire toute morale. La première requête est qu’une morale doit être enracinée dans les moeurs et les aspirations, trouver ses motifs dans la mémoire, le vécu et le rêve que partage la société à laquelle elle est proposée. Seconde requête : une morale doit être universalisable, car la morale n’est pas là pour assurer l’identité culturelle d’une population mais pour permettre la coexistence de tout le monde selon des règles acceptables par tous. Une troisième requête voudrait une morale modestement praticable, qui puisse s’interpréter dans l’existence et jusque dans les situations les plus singulières, dans les cas « difficiles », là où l’habitude ni les principes généraux ne suffisent plus. Or il m’est apparu qu’aucune morale ne pouvait prétendre satisfaire complètement aux diverses requêtes de l’éthicité que nous venons de décrire. Ainsi les diverses « morales » doivent accepter qu’elles ne peuvent avoir d’ « effet vertueux » sans effets pervers. Une morale qui dénie ces effets pervers est probablement d’une certaine manière immorale ou pire, démoralisante. C’est pourquoi une société vivante a besoin du débat éthique, du débat entre plusieurs éthiques. C’est ce pluralisme éthique que j’ai trouvé chez Ricœur.
Cela n’empêche une orientation forte vers la cohérence, au contraire. Mais en distinguant une cohérence narrative qui fait crédit au désir de cohérence des acteurs, une cohérence pragmatique fondée sur la règle de réciprocité, et une cohérence poétique où il s’agit de produire ensemble la cohérence nouvelle requise par les cas insolites, je suis allé jusqu’à faire correspondre schématiquement à mes thèmes du courage les études ricœuriennes concernant l’éthique, à mes thèmes de la justice celles concernant la morale, et à mes thèmes du pardon celles concernant la sagesse. J’ai aussi emprunté à Ricœur un équilibre essentiel entre l’effort critique de la meilleure argumentation morale, et la sensibilité à des voix faibles ou des convictions émues mais peu argumentées. Le problème avec l’éthique, c’est donc que l’argumentation ne suffit pas, et c’est pourquoi il nous faut élargir la gamme des genres de langage et littéraires capables de porter ensemble le souci éthique, qui ne peut ainsi être confié aux seules règles morales argumentées, mais faire place au narratif, au poétique, au prophétique, au sapiential. On se dirige ainsi vers une poétique de l’action mais aussi de la sensibilité.
Herméneutique et poétique (Q)
Je serai bref sur les séries suivantes. La série autour de l’herméneutique (Q : une dizaine de textes dont un livre et une direction d’ouvrage) recroise largement la série herméneutique déjà présentée plus haut et notamment ses quatre orientations, critique, ontologique, poétique, et éthique, et les différentes modalités du temps et du sujet que ces orientations déterminent. Dans L’éthique interrogative, j’ai voulu poser la question : comment les humains peuvent-ils d’autant plus « différer ensemble » qu’ils prennent la place successivement les uns des autres, qu’ils reprennent les mêmes traces et doivent les réinterpréter ? Comme le disait Ricœur, « nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d’une conversation qui est déjà commencée et dans laquelle nous essayons de nous orienter afin de pouvoir à notre tour y apporter notre contribution ». Cette formulation du problème herméneutique place au centre de la condition humaine la condition interprétative, où chaque génération doit réinterpréter le monde où elle se découvre, et reprendre la conversation rompue par l’irréparable.
Le tragique, la mémoire, l’histoire (R)
La troisième ligne d’intérêt, autour de questions sur le temps, la mémoire, l’histoire, a été présentée plus haut, en lien avec le pardon, comme l’objet du séminaire « Temps, mémoire, histoire » à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. J’avais naguère fait plusieurs cours sur ces questions, dont l’un à Lausanne sur « pardon, histoire, oubli », en 1996-1997. Cette liste pourrait être allongée, mais elle indique une ligne où les questions d’histoire et l’éthique politique se recoupent, non dans un horizon de réconciliation facile, mais dans une tension délicate à respecter. Ici aussi j’ai été en débat constant avec Ricœur, et j’espère un jour reprendre l’ensemble de ce chantier dans un livre qui en ferait la synthèse.
Portraits, profils et préfaces (S)
La dernière ligne, plus disparate (S : une dizaine de textes, un livre, deux directions d’ouvrages, une préface au dernier livre posthume de Ricœur, deux films) réunit différentes façons de présenter Ricœur, de le situer, d’introduire à sa lecture. Ce sont des contributions plus directes au rayonnement de sa pensée, mais aussi du Fonds Ricœur. Dans la contribution au Cahier de l’Herne, par exemple, en m’appuyant sur la trilogie de l’esthétique hégélienne, j’ai cherché à distinguer un Ricœur tragique d’un Ricœur comique et d’un Ricœur épique, et c’est d’ailleurs cette veine épique qui m’a, depuis toujours, été le plus sensible chez lui (voir « l’image de Dieu et l’épopée humaine » dans Histoire et vérité). Ailleurs j’ai insisté sur son débat avec le néo-kantisme, ou sur ce scepticisme discret qui l’aide à tenir tête au pyrrhonisme. Enfin j’ai noué avec lui une conversation sur la reconnaissance, et préfacé son dernier livre posthume en reprenant sa conversation sur la mort, la résurrection, le deuil et la gaîté. Avec l’historien François Dosse, nous avons tenté le synopsis d’un film qui entrelacerait la biographie de Ricœur, ses grands dialogues, et les grands chapitres de son œuvre et de sa pensée. Ce projet est devenu un DVD paru aux éditions Montparnasse. Par ailleurs nous avons, avec toute une équipe, conçu un site internet bilingue dont je suis le responsable éditorial, qui présente Ricœur au grand public, et qui ouvre aux chercheurs du monde entier un espace de partage.
Abrégé de l’Ethique de la nuit
Le courage et la fragilité
On entre dans l’éthique par un oui plus radical que tout non, par une approbation qui dit la confiance, la gratitude, mais aussi le courage d’entrer dans les échanges qui font la vie humaine : recevoir et donner, prendre et perdre. Cette orientation première fait crédit au désir, en tant que désir du bon, qu’il concourre à un bien commun, ou qu’il fasse valoir la variété des promesses et des manières de dire et de viser le bon. Cette énergie initiale de sentir et d’agir rencontre cependant la fatigue ou l’angoisse, les déceptions et le découragement : au cœur de la fragilité se trouve la découverte qu’il n’est pas bon d’être seul, même s’il est difficile d’être par, avec, et pour autrui..
Les proches et leurs liens
Au milieu de l’enchevêtrement narratif de nos relations, et des chorégraphies par laquelle nous nous rapprochons et nous éloignons les uns des autres, se trouvent des conversations qui trament nos vies : la conjugalité suppose d’avoir quitté sa famille, et il n’y a pas de libre alliance sans déliaison possible. A l’inverse, la génération n’autorise l’émancipation que par la reconnaissance de l’attachement, et d’une dissymétrie entre le grand et le petit. L’articulation délicate entre ces deux types de liens, et plus généralement la difficile équation entre la distance du respect et la proximité de la compassion, si sensible dans l’amitié, fait le tragique de l’humaine cohabitation.
Les habitats et le monde
Les conséquences de notre puissance inédite échappent à nos intentions, mais non à notre responsabilité à l’égard des êtres qu’elle rend vulnérables, aussi éloignés soient-ils dans l’espace, ou dans la suite des générations. Car le monde naturel nous est donné à interpréter et à cohabiter avant tous nos échanges et nos productions, et il faut un habitat inaliénable pour pouvoir entrer dans les échanges, montrer qui l’on est. L’habiter est premier et le cohabiter fonde une critique de l’économie politique. La ville alors offre un théâtre assez durable pour être réinterprété de génération en génération, et assez équivoque pour entretenir la diversité des interprétations, le dissensus politique.
La justice et le conflit
Au milieu du parcours se trouve l’exigence de justice, qui gouverne les échanges. Cette quatrième posture serait celle de la règle morale, fondée sur un principe de stricte réciprocité, qui voudrait la répartition équitable entre tous des biens et des charges. Mais les formes de l’injustice et de l’humiliation sont diverses, que pointent l’accusation et la plainte, et c’est pourquoi la syntaxe de la justice ne cesse de changer, d’inventer les compromis d’un droit différentiel. Le conflit accompagne l’histoire humaine, le politique boîte, et il faut penser la guerre et le respect des ennemis, jusqu’au cœur de nos démocraties frappées par la peur des nouveaux fanatismes.
Les cultures et le différend
Le conflit culmine dans un différend inaccessible au consensus, le différend entre les cultures, entre des manières globales d’imaginer la vie bonne. Face à l’accélération des échanges (médias mondiaux, tourisme et migrations planétaires), les cultures sont tentées de se replier et de se clore dans leurs différences. Comment repenser la civilité, la confrontation des cultures ? Mais aussi, dans la mesure où les religions sont des langues, peut-on imaginer des enfants bilingues ? Et comment repenser une éthique de l’identité qui fasse place à la connivence entre ce qu’il y a de vif et de créatif dans toutes les cultures, au sentiment que l’identité n’est pas toujours ce qui importe.
Techniques et vérité
La connaissance, c’est le point où l’on se tourne vers le monde immense, insouciant de soi. Le geste premier est ici de remettre l’interrogation au centre, de repartager le pouvoir de questionner. C’est aussi de distinguer les ordres de discours et de vérité, d’accepter la discontinuité des problèmes, et qu’il n’y à pas de discours ou de théorie qui puisse répondre à tout. La technique alors n’est pas une voie d’évasion hors du monde commun mais une manière d’élargir notre rapport au monde, de mieux sentir ce que nous faisons. Et si chaque être a son style singulier, sa manière de différer entre ce qu’il reçoit et ce qu’il donne, le monde tient à cet intervalle entre les interprétations.
L’effacement du pardon
Comment sortir de la loi de l’échange et du tragique ? La sagesse pratique peut d’abord pointer ce qu’il y a de comique dans l’universel malentendu où nous sommes plongés, pour relativiser le différend des mémoires et des grandeurs, et proposer en modèle ce qui est petit. On ne cherche plus à généraliser, on improvise des compromis modestes. C’est le travail du pardon que de faire le deuil de l’irréparable et de préparer le travail de l’enfantement d’un présent nouveau. La sagesse peut aussi traiter l’autre par pure sollicitude, sans chercher à comparer, et ce dévouement docile, cette abnégation, peut être une forme extrême de lucidité, de tranquille effacement de soi.