La crise actuelle du libéralisme financier aura au moins eu un avantage : celui de nous faire voir quelques-uns des ressorts du problème qui se pose à la société mondialisée. Et peut être aussi de nous aider à discerner les lignes de résistance et les formes de réorganisation politique, économique et sociale que signalent peu à peu et comme à tâtons les ripostes à cette crise – l’élection de Barack Obama est une de ces fortes ripostes. A peine de retour de Chicago en liesse, l’économiste Jacques Mistral en dresse ici à chaud une première esquisse, qui nous montre le lien étroit entre les évolutions du lien social, les formes du crédit, la redéfinition des fondamentaux de la démocratie. C’est pour nous tous et de toute façon une occasion de penser, que nous devons mettre à profit. Nous ne savions pas, quand nous avons décidé ce thème, qu’il tomberait à point nommé – mais les précédents numéros des Cahiers d’Ethique sociale et politique (ex Autres Temps), celui de 2005 sur la prison, de 2007 sur le pétrole, avaient eux aussi eu le bonheur ou le malheur de paraître sous les feux d’une sombre actualité. Mon propos ici est, tout en introduisant à la lecture de l’ensemble du dossier, de rappeler l’ampleur de la crise, de pointer quelques éléments forts de l’idée libérale, de tenter une brève généalogie du libéralisme, et pour finir de rappeler les fondamentaux du pluralisme politique.
Une crise du libéralisme ?
Nous avons vécu pendant de longues années, des décennies sinon davantage, sur le mythe d’un triple dépérissement : celui de la Religion, de l’État, et du Capital. Le mythe du dépérissement de la religion a autorisé la prolifération d’un n’importe quoi religieux, à la fois hors institutions et hors tradition critique, ce qui a interdit d’en penser tant les formes spécifiques de légitimité que les maux spécifiques. Le mythe du dépérissement de l’État a abrité des États d’autant plus totalitaires qu’on les pensait provisoires : ne pas penser la rationalité propre du politique interdisait d’en penser les maux spécifiques. Le mythe du dépérissement du capital nous a trop longtemps interdit de penser sérieusement la mise en place de régulations spécifiquement économiques, de contre-pouvoirs sans lesquels la force économique retourne elle aussi à la barbarie, fût-elle la barbarie high-tech.
À bien des égards le libéralisme, sur les trois registres, a porté et amplifié ce mythe dérégulateur qui continue à faire le lit d’une société de prédateurs, de pirates que nous refusons de voir venir. Mais à bien d’autres égards, sur les trois registres également, et contrairement à ce que l’on croit, il a souvent glissé le souci de nouvelles règles, de nouveaux pactes, de nouvelles formes de liens sinon de solidarités. C’est cette oscillation du terme que nous voudrions ici explorer, au moins sur certains segments de l’histoire des idées, ou de l’analyse de ce qui nous arrive.
Plus particulièrement, l’objet initial du présent dossier partait du sentiment que le triomphe de l’idéologie ultra-libérale masquait la généralisation, à l’échelle mondiale, d’une équation effroyablement stable entre un apparent libéralisme économique et financier et un certain despotisme politique et policier. Bien sûr certains pays, notamment ceux de l’Occident riche, de la vieille Europe ou des grandes colonies protestantes, tiennent à préserver leur démocratie et leur libéralisme politique ; mais à usage interne, et ce sont de plus en plus des sociétés à double face, avec une face douce à l’intérieur et une coque bien dure vis-à-vis des « extérieurs ». Ce sont des sociétés qui savent mieux exclure qu’intégrer, où il est difficile d’entrer. Est-ce là une société libérale ? Comme si le rêve d’une société d’ouverture (économique), portait dans ses flancs le retournement vers une société de clôture (politique). Même à l’intérieur des entreprises, le décloisonnement obligatoire a été vécu comme un management par l’insécurité permanente. Dans ce dossier, Pierre-Olivier Monteil décrypte les mécanismes de cette dissolution du libéralisme dans la guerre des marchés.
L’intention était donc, puisqu’il semblait que nous ne pouvions changer le « logiciel » libéral, d’exiger au moins d’aller jusqu’au bout de ce que la société était en droit d’attendre de lui, et de venir à la rescousse d’un véritable libéralisme politique. Pour reprendre les termes de Ricœur dans son grand texte sur « le paradoxe politique », au moment du coup de Budapest : « Si le terme de « libéralisme politique » pouvait être sauvé du discrédit où l’a plongé la proximité avec le libéralisme économique, il dirait assez bien ce qui doit être dit, que le problème central de la politique c’est la liberté ; soit que l’État fonde la liberté par sa rationalité, soit que la liberté limite les passions du pouvoir par sa résistance » (paru dans Esprit mai 1957, Histoire et Vérité, Paris, Seuil, 1964, p.285). Il écrivait cela dans un contexte où le marxisme, appuyé sur le postulat du dépérissement de l’État, ne cherchait à penser ni les maux spécifiques de la domination et de la violence politique, ni la rationalité propre des droits démocratiques.
Notre contexte est différent. L’idéologie ultra-libérale elle-même semble avoir jeté aux orties tout souci des règles démocratiques, comme si le libéralisme politique n’avait été qu’un paravent. Mais tous ceux qui tentent de s’opposer à cette idéologie et à cette évolution ont justement abandonné ce paravent à leurs adversaires, comme s’il n’y avait rien à en attendre. En France, de plus en plus généralement, l’épithète « libéral » est devenu une injure. Michel Rocard affirme ici qu’il ne s’agit plus du libéralisme mais de tout autre chose – il appelle au passage les philosophes à faire une analyse philosophique radicale de l’économie, regrettant par exemple que Paul Ricœur ait tellement pris l’histoire au sérieux, et si peu l’économie.
Faut-il cependant jeter le bébé avec l’eau du bain ? Ne pourrait-on associer le libéralisme politique à des formes de solidarisme économique, selon le vœu de Charles Gide, aujourd’hui trop méconnu ? Peut-on accepter ce manichéisme où le libéralisme serait seulement le refus de toute règle, et où il s’agirait, la crise aidant, de revenir à l’État régulateur pour protéger les faibles contre les forts ? Ce serait une erreur de lecture. Dès la fin des années 70, Michel Foucault ou Jean-François Lyotard avaient déjà analysé les ressorts de cette nouvelle gouvernance mondiale ; le paradigme néo-libéral qui, de Tatcher et Reagan à aujourd’hui, en passant par la chute de l’empire soviétique et la conversion de la Chine au capitalisme, a dominé le monde, ne s’est pas contenté d’abolir les vieilles règles républicaines ou démocratiques. Il a généralisé à l’ensemble des formes de la vie sociale un nouveau modèle de régulation par la concurrence et la compétition, obligeant tous les acteurs à devenir commensurables à l’échange, ou à disparaître. « Si c’est pas moi, quelqu’un d’autre le fera de toute façon » : telle est la perversion radicale de l’impératif catégorique kantien qui sert aujourd’hui de justification universelle.
C’est ainsi que l’on a décloisonné les flux de marchandises et de liquidités diverses (capitaux, images, informations, tourisme), mais aussi renforcé les cloisonnements et les frontières autour de poches de dangerosité (rebuts dangereux, rebelles, mise en apartheid généralisé des réfugiés) ou de poches de sécurité (gated cities et divers « paradis » auxquels on ne peut accéder sans la patte blanche de visas de plus en plus difficiles à obtenir). Dans les deux cas ce qui a pris forme, c’est une société de réseaux – mais la mafia est-elle autre chose ? Jacqueline Amphoux nous aide ici à lire avec Jacques Généreux le processus de cette dissociété. La demande de sécurité et de protection ne cesse paradoxalement d’augmenter le niveau d’incivilité et de malveillance, et les États, qui n’ont cessé d’externaliser les fonctions qu’ils ne voulaient plus assumer pour se recentrer sur ce noyau sécuritaire semblent dans une impasse : la guerre à l’insécurité et au terrorisme a fait plus de victimes collatérales innocentes que les attentats, et la plupart des actes guerriers ne sont plus le fait des États.
Enfin, et comme diversement Rosa Luxembourg et Hannah Arendt l’avaient observé, le capitalisme se nourrit des différences planétaires entre le coût du travail ou des ressources ici ou là, et produit donc autant de nouvelles frontières, y compris au cœur des sociétés dans les nouveaux partages urbains, qu’il en liquide d’anciennes. C’est pourquoi les frontières et le cloisonnement sont aussi bien le fait des riches occidentaux qui se protègent de la marée misérable du tiers monde, que celui des sociétés et cultures « faibles » qui veulent protéger leur différence et garder leur forme de vie menacée.
L’océan des variations du terme
Comment s’orienter dans l’océan des significations de notre terme ? Comment y pointer un petit roc de signification invariante, un phare ? C’est justement cette image qui s’impose, avec la pensée libérale : une pensée maritime, attaquant toutes les citadelles terrestres, favorisant les flux de liquidité et la virtualisation universelle, la tendance à tout possibiliser. Nous tenons peut-être ici le terme qui définit le mieux le lexique libéral : optimiser les options, augmenter sans cesse l’optativité elle-même. Avant d’en discerner les limites et les dégâts, il faut souligner l’aspect heureux de cette orientation. Au cœur du Paradis perdu de Milton, comme de La religion dans les limites de la simple raison de Kant, se trouve d’ailleurs l’idée que Dieu a voulu laisser à l’homme le choix de l’aimer librement – on trouve cette idée aussi chez Ricœur. C’est pourquoi la figure motrice de la civilisation libérale est celle de l’enfant (tout est encore possible, comme pour l’étranger qui débarque dans le nouveau monde), ou plutôt de l’adolescent qui s’émancipe de sa famille et va commencer ailleurs une nouvelle page qui sera vraiment son choix (Robinson Crusoë).
Cela n’est pas sans conséquence sur la grammaire du lien social, sur la forme que peut alors prendre le « bien commun », sur l’acceptation ou le refus de certains types de différences. Dans son article, le sociologue Laurent Thévenot s’attache particulièrement à cette grammaire des liens libéraux, sous trois questions directrices : quelle forme doit prendre la personne pour entrer dans un espace public sous régime libéral (qu’est-ce que ça lui coûte, qu’est ce que ça lui apporte) ? à quel type de problème répond le lien libéral, vis-à-vis de quoi est-il fort, pourquoi en arrive-t-on à ce « libéralisme » ? quel type de problème pose-t-il, quelles sont ses limites, ses faiblesses, et pourquoi est-ce qu’on en sort ? L’intérêt de son analyse est de pointer ces questions non à l’échelle des systèmes, mais au ras des relations ordinaires.
Une autre démarche possible consiste à remettre les formes actuelles du « libéralisme » dans le long terme d’une histoire des idées, comme le propose ici le pasteur Vincens Hubac dans une fresque où l’histoire de la théologie croise la philosophie politique et économique. On voit bien ici que par principe la pensée libérale repose sur un nominalisme éthique : la société n’existe que par l’adhésion d’individus responsables. François Dermange, professeur de morale à la Faculté de théologie de Genève, revient sur un épisode crucial de cette histoire, à la croisée du libéralisme moral, politique et économique, chez Adam Smith. Ici encore nous mesurons l’écart entre les intentions louables des idées libérales, je dirai même leur originalité inépuisée aujourd’hui, et les effets funestes de ces idées quand elles sont l’empire d’une idéologie qui les ploie à son service.
Dans cette histoire des diverses genèses de l’idée de liberté religieuse, l’un des vecteurs les plus puissants du libéralisme où l’on accorde souvent un rôle majeur à John Locke, j’accorderais pour ma part une place importante à Pierre Bayle, pour qui l’interprétation des Écritures ne pouvait être imposée ni par l’État, ni par l’Église à des consciences individuelles sincères jusque dans leurs erreurs. Il me semble en effet que le libéralisme serait parti sur un autre pied s’il s’était davantage fondé sur la « conscience errante » de Bayle que sur l’individu autonome. C’est dans cette tradition que l’on peut trouver l’origine de l’idée de voile d’ignorance : il y a quelque chose du sujet qui échappe à tout pouvoir, qui échappe au sujet lui-même, qui n’appartient qu’à Dieu, et cette réserve inconnue est un noyau de droit incompréhensible, inaliénable, irréductible à un mérite – cette idée est appuyée chez lui par un calvinisme hétérodoxe, où la prédestination est lue comme une limite aux pouvoirs politiques et ecclésiaux. C’est comme le fait d’être né tel ou tel, c’est un hasard absurde, dans une distribution imméritée des rôles et des places qui pourrait être différente, et qui doit nous donner le sentiment de l’étroitesse et de la relativité de nos points de vue.
Et puis Bayle affirmait que « l’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi »*. Nous sommes évidemment assez loin de l’adage plus optimiste d’Adam Smith affirmant qu’en cherchant égoïstement son bien chacun contribue au bien commun. L’importance de la remarque anti-utilitariste de Bayle est de prendre au sérieux la capacité humaine au mal, mais aussi la capacité humaine à se sacrifier, à oublier son intérêt propre. Pour Bayle, et c’est un point de sa révolte ou plutôt de son étonnement, rien n’obligeait Dieu à créer des hommes « religieux » (capables de se sacrifier et de se faire du mal par haine d’autrui plutôt que de vaquer au calcul raisonnable de leurs intérêts), alors pourquoi les a-t-il fait ainsi ? Face à ce phénomène effrayant, nous ne pouvons pas grand-chose, sinon tisser à côté des partis, des nations et des églises une République des lettres, sorte de société purement élective, sans État, qui repose sur le consentement mutuel à la pluralité des points de vue : « C’est un État extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison, et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres (…) les lois de la société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de nature par rapport à l’erreur et à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive et le peuvent exercer sans demander la permission à ceux qui gouvernent »*. Cette utopie de société de dissensus ordinaire a quelque chose d’une société-pirate qui aurait fait serment de non-violence, mais elle suppose une règle de fer : c’est de reconnaître le point de vue des autres comme si c’était le sien et de traiter son propre point de vue comme celui de n’importe quel autre.
La généalogie du libéralisme politique
Pour « sauver » le libéralisme politique du discrédit où l’a plongé la proximité avec le libéralisme économique, il faut raconter plus radicalement son histoire, à grands traits, pour faire droit aussi à sa dimension révolutionnaire, et même, paradoxalement, à sa dimension « communiste » – car les deux sont bien plus jumelles qu’on ne le croit.
Dans la généalogie de la liberté ainsi entendue, il faut donner à Milton une place éminente. Avant d’écrire son Paradis perdu, au mitan du XVIIe siècle, Milton défend explicitement une liberté totale de la presse, une liberté de divorcer, une liberté de rompre avec le souverain politique, de rompre avec son Église. Cette généralisation du droit de partir est une des plus grandes inventions modernes – c’est encore ce que Louis XIV refusait aux protestants français, obligés de se convertir et de s’intégrer lors de la Révocation de l’Édit de Nantes (1685). Mais cette liberté de partir, de quitter, de rompre, est corrélative d’une liberté de prendre part, de refaire pacte et alliance, du droit de participer, et nous avons vu que c’était le cœur des philosophies politiques du contrat. Ce schème de la rupture de l’ancienne alliance et de la reprise d’une alliance nouvelle était déjà au cœur de l’histoire de la Genève calviniste qui attirait des exilés volontaires, et dépliait ses conséquences un siècle plus tard, avec la Révolution anglaise.
Celle-ci, le plus souvent méconnue en France, où l’on confond l’épopée puritaine avec le moralisme bigot de l’époque victorienne, me semble la racine commune où l’on peut le mieux pointer à la fois l’éthique du capitalisme sobre et entreprenant et l’éthique du civisme frugal et révolutionnaire. Jusque dans le roman quasi mythique de Robinson Crusoe, qui a donné lieu à tant de variations, on éprouve ce double visage de Daniel Defoe, celui de l’« antinomiste » dissident, qui prône l’abolition de la propriété et du travail et l’abandon à la Providence ; et celui du puritain ingénieux qui se reprend contre lui-même et se remet au travail pour multiplier les signes de sa gratitude d’être rescapé. C’est bien là une ambiguïté profonde du calvinisme, qui intensifie et relance sans cesse l’oscillation profonde de la modernité entière que nous venons de pointer. Le droit de partir et de circuler est la tige de la tradition libérale. Le droit de participer, de refaire le pacte, est la tige de la tradition révolutionnaire. Les deux traditions, qui nous semblent incompatibles, ont la même racine et peuvent se corriger mutuellement. Mais quand elles divergent, elles engendrent le capitalisme et le communisme.
Le versant individualiste et capitaliste prolonge la sobriété et l’investissement dans le travail de l’éthique protestante, bien analysé par Max Weber, jusqu’à ce paradoxe analysé un peu plus tard par Wesley, le fondateur de l’Église méthodiste : « nécessairement la religion doit produire l’industrie et la frugalité, et celles-ci à leur tour, engendrent la richesse. Mais lorsque la richesse s’accroît, s’accroissent de même orgueil, emportement et amour du monde sous toutes ses formes ». Il peut alors basculer dans un capitalisme seulement prédateur.
Le versant révolutionnaire sinon communiste, bien raconté par Mickaël Walzer, prolonge le partage frugal des biens communs, selon les principes du puritain radical Winstanley, qui écrivait en 1652 : « Au commencement, il n’était soufflé mot de la domination d’une espèce humaine sur les autres. Mais, dans leur égoïsme, certains imaginèrent d’instituer qu’un homme enseigne et commande à un autre. Et il advint que la terre se hérissa de haies et de clôtures du fait de ceux qui enseignent et gouvernent ; des autres, on fit des esclaves. Et cette terre où la création avait entreposé des richesses communes à tous, la voici achetée et vendue ». Il faut alors que la production développe une telle profusion que l’industrie humaine égale la Providence originaire.
Et puis le capitalisme, qui justifie tout par l’émancipation des vieilles servitudes, la flexibilité et la rupture des fidélités inutiles, finit par jeter tous ceux dont il n’a plus besoin, par les exclure. Son principe était la liberté de partir. Sa réalité est l’exclusion, les murs qui empêchent d’entrer, l’obligation de toujours aller ailleurs, toutes amarres rompues, sur un océan mondial où il n’y a plus d’attaches – mais on ne peut plus aller « ailleurs ». Et le communisme, qui justifie tout par la réintégration de tous au pacte social, au partage solidaire des biens et des charges communs, finit par contraindre à participer, par inclure de force. Son principe était la liberté de prendre part. Sa réalité est l’inclusion obligée, les murs qui empêchent de partir, l’obligation de participer, d’entrer dans le système et d’y rester, dans des territoires qui font bloc – mais l’océan de la mondialisation attaque tous les murs. Les deux profils étaient encore intimement mêlés dans la Genève de Calvin, comme dans la Révolution anglaise, et l’on mesure à quel point la réformation est une révolution religieuse qui précède et prépare les révolutions politique et économique.
Mais si ces figures sont ainsi mélangées, c’est qu’elles sont bien plus proches que leur long conflit récent ne le laisse supposer. Des deux côtés, « on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs » ! Ce sont deux figures où se développe une conception unidimensionnelle non seulement de l’humain mais du temps, de l’histoire, ramenée à un schéma évolutionniste où tous doivent passer par les mêmes stades. Et rien n’a davantage contribué à l’écrasement de la diversité des cultures du monde ; c’est l’un des deux grands problèmes qui nous restent sur les bras. Comme l’avait noté Claude Lévi-Strauss, on ne peut être ouvert aux échanges qu’en respectant un certain taux de fermeture, une part de non échangeable. Ces deux figures prônent aussi une logique du développement et une mythologie de la croissance, entendue comme une bénédiction, comme le signe que tout va bien ; l’économie aura bien été, ici et là, le succédané de la religion moderne. Or, l’autre grand problème à prendre en compte concerne la diversité écologique de la planète et les grands équilibres des déchets et des ressources. On ne peut grandir, croître et multiplier que si l’on sait aussi diminuer, laisser place et s’effacer.
Pourrions-nous bifurquer autrement ? Le fait que de plus en plus d’humains se sentent jetés, inutiles, superflus, non recyclables, hors droits et hors devoirs, on l’a vu, serait peut-être encore un effet lointain d’une prédication protestante mal digérée. Mais n’est-ce pas justement à ceux-là qu’une prédication radicale de la grâce pourrait le plus parler, redonner cette chance absurde, comme à des intermittents du spectacle, de se retirer assez pour pouvoir montrer qui ils sont, de quoi ils sont capables, comme une redistribution du hasard des naissances ? Ou bien encore le fait que la réformation calviniste nous ait fait passer de liens d’appartenance traditionnels à des liens de solidarité formés par libre adhésion, peut donner lieu aujourd’hui à ces ghettos volontaires où l’on n’est plus qu’avec ceux qui nous ressemblent, ayant perdu l’art de trouver des arrangements, des agencements communs. Mais n’est-ce pas justement là que devrait être réveillée une figure nouvelle de l’alliance, par laquelle se réinvente le pacte politique, à partir de la conscience du hasard de nos liens ?
La triple condition du libéralisme politique
Revenons, pour finir, à notre question centrale : à quelles conditions la notion de libéralisme politique peut être sauvée et nous aider à penser la démocratie dans le contexte de mondialisation (au sens de l’atteinte ici et là de seuils critiques, de limites) entrevu plus haut. Comment défaire ce nœud coulant entre un apparent libéralisme économique et financier et un certain despotisme politique et policier qui s’empare peu à peu de tous les pays ? Depuis longtemps l’Europe aurait dû inverser la machine – c’était mon propos dans La justification de l’Europe, en 1991. D’une part, favoriser un minimum de cloisonnement économique, protéger la diversité des types de production et d’échanges auxquels sont arrimés des modes de vie qui sont aussi des cultures, des façons d’habiter. Et d’autre part, instaurer un véritable libéralisme politique à l’échelle européenne, avec une pluralité de partis spécifiquement voués à la cause européenne s’il est vrai que c’est là que les choses se décident.
Tout l’intérêt de l’équation que nous venons de dégager entre pouvoir de s’allier, de contracter, et pouvoir de se délier, de résilier, est, me semble-t-il, de montrer l’inséparabilité des deux versants de la question. C’est parce qu’on peut passer alliance qu’il faut pouvoir se délier. Dans une société de réseaux et de connexions, cette interdépendance est importante. Elle limite des dégâts d’une société « libérale » qui facilite trop unilatéralement la déliaison, et qui favorise les flux, les flexibilités.
Ainsi, quand on le reprend sur son socle le plus large, qui semble oublié depuis belle lurette, le libéralisme politique suppose d’abord un véritable ethos de la démocratie, un « vouloir-vivre ensemble », une convention des institutions dont l’adhésion au suffrage universel a longtemps été le vecteur et qui semble ne plus suffire. Comment réactiver le sentiment de participer à une aventure commune ? Comment réactiver une confiance dans les institutions telle que les citoyens se souviennent du pacte implicite fondateur de leur alliance, se sentent mutuellement endettés et impliqués dans l’exercice du pouvoir même quand celui-ci est aux mains de leurs adversaires politiques ? Dans tous les cas il faudrait remailler le tissu des formes de participation, la pluralité réelle de tous les corps intermédiaires qui font le lien social, il faudrait faire renaître le sentiment que la civilité sinon le civisme a une fonction de service public et. Mais peut-être ces institutions de la confiance passent-elles toujours par une reconversion de l’imaginaire social qu’il est impossible de « commander ».
Dans un second temps, le libéralisme politique doit faire passer cet ethos du pacte, ces institutions de la confiance, par le crible des institutions de la limite. C’est le moment le plus juridique du libéralisme, qui passe par les contrôles de constitutionalité, le respect des organisations, accords et engagements internationaux, et l’établissement d’instances vraiment impartiales, c’est-à-dire susceptibles de protéger vraiment les droits des faibles – sur les divers tableaux de la faiblesse, de la domination, de l’exploitation, de l’aliénation, etc. C’est ici qu’en marge du politique et presque en dehors de lui, on attend des pouvoirs tribuniciens de vigilance susceptibles de maintenir entre autres deux droits fondamentaux, le droit d’habiter, de se retirer à l’intérieur d’un chez soi inexpugnable, et le droit de partir de sortir, de passer, de ne pas être incarcéré dans une identité définitive, dans un apartheid. Il ne faudrait pas laisser penser que les droits de l’homme ne sont que le luxe de sociétés développées et riches, quand tout le reste va bien ; mais il ne faudrait pas non plus qu’ils soient puérilement considérés comme un acquis pour lequel il n’y aurait rien à donner, à perdre, à prendre, à recevoir.
Dans un troisième temps, on en vient à cet étage visible de la démocratie que constituent les institutions du dissensus et du pluralisme, où s’affrontent la pluralité des visées du bien commun et la pluralité des droits. Autant dire que l’on n’y accède vraiment qu’à travers le sentiment d’une irréductible conflictualité de la vie en société. Le pluralisme des partis prendra sa véritable ampleur lorsque, au lieu de refouler les conflits vers les marges et vers les extérieurs, les citoyens accepteront d’intérioriser davantage le dissensus. Un vrai citoyen est toujours partagé, divisé, il sait qu’il n’y a pas de bonne solution à tous les problèmes en même temps. C’est pourquoi toute « politique » doit être révisable, révocable – et ne pas prétendre changer la vie de façon définitive ! La résolution des différends ne peut se faire que « localement » ou « provisoirement », mais en cherchant toujours à traduire le conflit dans ce qu’il comporte de plus intéressant pour tout le monde et pour chacun. Seules de telles institutions du dissensus ordinaire peuvent entraver la facilité avec laquelle la démocratie prépare aujourd’hui la guerre sans jamais la penser.
Notes :
* Dictionnaire Historique et Critique, Hildesheim–New York: Georg Olms Verlag, 1982, t. 2, p.1211 (« Dissertation sur le Projet d’un Dictionnaire Critique »).
* Ibid., article Catius, remarque D. On peut se demander si ce n’est pas une allusion aux propos de Jésus (Luc 14-26, Mt 10- 34-37). Ou à l’idée johannique que la vérité libère (Jean 8-32).
Olivier Abel
Publié dans Foi & Vie, Octobre 2008