Puis-je commencer par quelques mots hors-cadre, mais qui peuvent aider à situer et formuler un élément de la possible réception de la morale de Ruwen Ogien dans les Facultés protestantes aujourd’hui? Je voudrais signaler l’étrange proximité que je sens entre Ogien et Calvin. C’est presque une question d’orientation stylistique : le minimalisme de l’autonomie, du consentement libéral, au sens fort du terme, ne me semble pas sans affinité avec l’éthique puritaine, par sa stricte sobriété, son esthétique d’une recherche d’où le superflu a été éliminé, l’importance accordée à l’autre et l’indifférence à soi, sinon par son « antinomisme » (ou antinomianisme) de flibustiers des mers, la foi ayant aboli la morale — ce qu’est la foi ? c’est que Dieu n’ayant qu’une parole, nous aussi. Bref l’important dans la vie n’a rien à voir avec la morale, qui doit rester extrêmement subordonnée et secondaire.
Si l’on regarde les textes d’un peu plus près, derrière cette discutable affinité esthétique, on remarquera en effet chez Calvin l’idée centrale que le sujet doit se vider du souci de soi, et que bien des choses sont par soi indifférentes dont nous nous faisons des devoirs ou des interdits — comme dit l’apôtre Paul « il n’y a rien d’impur sinon pour celui pour qui c’est impur ». Il faut donc élever les enfants avec « libéralité », à la pure loi morale qui est d’honorer Dieu et d’aimer son prochain, et ne pas les laisser « sans fin en superstition ». Mieux, le cœur de la morale consiste en « ne nous contenter pas nous-mêmes, mais qu’un chacun contente son prochain en bien ». Et finalement, il s’agit de devenir un peu adultes, et ne pas être entretenu sans cesse en enfance morale, car « jusques à quand abreuveront-ils leurs enfants d’un même lait ? Car s’ils ne grandissent jamais jusqu’à supporter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait ».
Mais dans le même temps, on peut dire que chez Calvin tout dans la vie est éthique, et que la vie entière ne doit être qu’une obéissance aimante, qu’une incessante action de grâce. Calvin demande une morale militante, dont l’extrême simplicité commande tout dans la vie — et le puritanisme de la révolution anglaise radicalise bien de ses thèmes. Ce serait ici au contraire une morale maximale par excellence : néanmoins elle dévoile quelque chose qui me semble se trouver aussi chez Ogien, et qui me la rend d’ailleurs non moins sympathique que son minimalisme.
D’abord on trouve chez lui une sorte de moralisme politique, puisque dans son argumentation « la justification publique des institutions et des actions politiques doit être indépendante des conceptions du bien » parce que celles-ci « n’ont rien de moral en elles-mêmes » — c’est donc qu’il faut leur trouver une justification vraiment morale. Ensuite la vie privée en est autant bouleversée que la vie sociale et publique, comme si cette morale militante s’emparait de la vie entière. Si l’on va jusqu’au bout de cette grammaire libérale des choix et des liens, la seule société moralement admise serait la société « queer », ou plus exactement une société fondé sur le principe du libre-choix, du consentement généralisé ! Il y a paradoxalement quelque chose d’épique dans cette morale qui d’un seul coup touche tous les registres de la vie et voudrait, exactement comme le firent les puritains radicaux, tout refonder sur le pacte, l’alliance et le consentement.
Mon propos sera ici de confronter l’éthique de Ricœur à la morale minimale, de la passer au crible du rasoir d’Ogien. Ce sera l’occasion d’en faire ressortir quelques paradoxes, comme si Ricœur, déployant pour chaque éthique ses possibles effets pervers en même temps que ses vertus, ne parvenait pas à se fixer. Il emprunte aux traditions les plus diverses, Aristote, Kant, les tragiques grecs et la sagesse biblique, et il est probable qu’il connaissait par exemple de trop près les effets pervers de la morale calviniste pour ne pas chercher à la corriger par d’autres. On trouve ainsi des points où Ricœur serait proche d’Ogien et d’autres non, ce qui donne le sentiment que Ricœur ne cesse de se déplacer, tandis qu’Ogien garde une position assez fixe, mais qu’il ne cesse d’améliorer et de perfectionner. Je m’appuierai ici sur les études 7, 8 et 9 de Soi-même comme un autre (ici cité SA), et ferai seulement quelques incursions vers d’autres textes, et je proposerai ici un commentaire assez libre de la « petite éthique » que constituent ensemble ces trois études (6, 7, et 8), dans le seul but de pointer au passage les proximités et distances avec le profil de la morale d’Ogien.
Le sujet éthique et ses variations
A la clé du débat, il faut placer une réflexion sur le sujet éthique, qui commence dans les études antérieures en réponse à la question : qui parle, qui agit et se raconte, qui est capable de promettre et de dire me voici ? A cet égard, le plan de Soi-même comme un autre est instructif, comme si les strates proprement éthiques de la responsabilité supposaient déjà une strate narrative, une capacité à raconter et promettre, à se rapporter au soi passé et futur. Il n’y a de sujet responsable qui ne soit déjà un sujet narratif, capable de « faire le lien » entre agir et subir, entre raconter et être raconté.
Or cela ne se peut qu’en compliquant les rapports du soi et de l’autre. D’une part comme le notait le philosophe britannique Derek Parfit « identity is not what matters », et Ricœur accordait volontiers qu’il ne fallait pas faire plus de différence entre soi et autrui qu’entre soi et soi-même à un autre moment de sa vie, moins s’attacher à l’identité personnelle, aux frontières entre les vies, et partager davantage les expériences humaines (SA 165-166). Mais si l’on doit se traiter soi-même comme un autre cela complique terriblement le schème du consentement. Le soi ne surgit et ne se manifeste pas d’un coup unique, ni entièrement, ni même comme entièrement acteur — l’autre étant entièrement passif. Si l’on part d’un tel postulat, la vie morale devient incompréhensible. Le sujet est à la fois acteur et patient, capable et vulnérable. Dans son agir il y a toujours une face de passivité. « L’identité narrative devient ainsi le titre d’un problème, au moins autant que celui d’une solution »[1].
C’est ce qui rend difficile l’autonomie : elle n’est jamais pure coïncidence de soi à soi. Elle soit tenir compte de l’altération. Et c’est cela qui rend difficile aussi, mais si importante, la faculté de promettre et donc de s’engager : ce n’est pas un engagement de moi seul, car d’une part l’autre compte sur moi, et d’autre part « qui suis-je, moi si versatile » pour engager un moi que je ne suis pas encore ? (SA 196-197-198). La conception que Ruwen Ogien propose du consentement semble alors beaucoup plus catégorique, au sens kantien : d’un coup et d’un seul l’engagement est entier, et l’on ne doit pas entrer dans la considération des vicissitudes de la vie.
Et puis l’autre aussi peut changer, il n’est pas même que lui-même (SA 410), et le consentement d’autrui est lui-même fragile, inséré dans une narration qui l’intrigue et le complique. A ce sujet à la fois passible et capable de narration, de promesse et de pardon, correspond donc un sujet responsable dont la structure est non moins variable selon les temps, les circonstances et les évolutions intérieures du point de vue du sujet. Ricœur met en scène trois moments différents, celui de la visée éthique, de la norme morale, de la sagesse pratique : bref on a des stades, ou plutôt des postures morales différentes, incompatibles entre elles dans leurs orientations et leurs refus. Bachelard parlait du « profil épistémologique » d’un concept : on pourrait parler ici de « profils éthiques ». Et ces profils éthiques constituent une variation eidétique ou imaginative sur ce qu’est le sujet éthique.
Le paradoxe éthique
On pourrait même parler de paradoxe éthique, dans un sens assez voisin du « paradoxe politique » dont Ricœur parlait par ailleurs. Il n’en parle pas mais il me semble que l’analogie est valable et utile. On remarque d’abord que l’éthique boite entre deux traditions, une plus optimiste et plus confiante dans les capacités éthiques des humains, la seconde plus pessimiste et plus méfiante, plus inquiète de leur effrayante capacité au mal. Ricœur cherche à penser ensemble ces deux traditions, et c’est ici le lieu du paradoxe. C’est justement parce qu’il y a des formes de rationalité éthique cohérentes qu’il y a des irrationalités proprement éthiques, des maux qui ne viennent pas d’autre chose mais qui sont en quelques sortes les bévues propres à la morale, à chaque morale, selon l’adage évangélique que l’on voit bien la paille qui est dans l’œil du prochain, mais non la poutre qui est dans le sien. Ainsi, chaque rationalité éthique développe sa propre irrationalité.
Cette remarque me semble assez importante pour fonder une éthique critique : il ne suffit pas de pointer les incohérences intérieures à une doctrine morale — peut-être d’ailleurs les morales ne vivent-elles que de tensions internes. Il y a les contradictions pragmatiques entre ce que l’on dit et ce que l’on fait, les écarts entre la morale explicite (aujourd’hui c’est souvent la prétention à ne pas faire de morale qui tient lieu de morale affichée, et indiscutable) et la morale implicitement véhiculée et pratiquée (parfois d’autant plus férocement).
Et dans ce que l’on fait en mettant une morale en pratique, on pourrait poursuivre ce programme de recherche en cherchant les liens entre ce que l’on fait subir et ce que l’on fait faire à autrui. Et encore il faudrait distinguer d’une autre façon. D’une part, du côté des conséquences, nous aurions l’analyse des effets pervers — remarquons qu’ils ne sont non-voulus qu’au début : si l’on ne corrige pas le tir c’est que l’on préfère occulter ces dommages collatéraux plutôt que renoncer à la morale affichée. D’autre part, et du côté des buts, nous trouverions l’analyse des justifications perverses — je pense à ces règles que l’on se donne comme après coup, pour théoriser et justifier ce que l’on fait, réintégrer les effets à une intentionnalité secondaire. Nous ne sommes plus très loin de l’analyse que proposait Kant du « mal radical ».
Ricœur ne parle pas de tout cela, mais c’est bien le genre de souci qu’il a en tête quand il déploie son programme de recherche, parlant de la primauté de l’éthique, de la nécessité pour l’éthique de passer par le crible de la norme, et enfin du besoin où la règle se trouve souvent de recourir à la visée, pour débloquer les situations d’aporie, de conflit des normes (SA 200-201).
La visée éthique
Commençons donc par la visée éthique, qu’il définit comme « viser à la vie bonne avec et pour autrui dans des institutions justes » (SA 202) — Ricœur adopte une succession je-tu-il, qui sera bien celle de la première partie, qui commence par l’orientation à la première personne.
« Viser à la vie bonne » : sur ce point Ricœur est très éloigné des positions de Ruwen Ogien, et ne cherche pas du tout à neutraliser les visées du bien. Au contraire on commence par là, et c’est la première entrée dans la vie éthique : la vie bonne, la vie heureuse et accomplie. Pour Aristote toute action tend vers un bien. Il n’y a rien là de normatif, mais ce n’est pas non plus une simple observation clinique : c’est une approbation, le crédit fait aux orientations de l’agir humain vers le bon, le crédit fait au désir. Il y aurait donc de l’éthique non normative, et c’est un point qui n’est peut être pas assez considéré par la morale d’Ogien. Si l’on élimine de l’éthique ce premier plan, primordial, de l’approbation, on perd le socle sur lequel la morale elle-même pourra être édifiée. On devrait même pouvoir faire la généalogie de chaque morale dans ses « vœux », dans son « je veux ». Dans Histoire et vérité, traitant du désir sexuel, Ricœur écrivait en 1964 : « Nous pressentons que le plaisir lui-même n’a pas son sens en lui-même : qu’il est figuratif (…) que la vie est unique, universelle, toute en tous et que c’est à ce mystère que la joie sexuelle fait participer (…) Mais cette conscience vive est aussi conscience obscure, car nous savons bien que cet univers à quoi la joie sexuelle participe s’est effondré en nous : que la sexualité est l’épave d’une Atlantide submergée. De là son énigme. ». On rapprochera enfin cette première figure de l’éthique de Spinoza, de cette affirmation première : tout être tend à persévérer dans l’être.
Cette visée éthique s’effectue « avec et pour autrui ». En rencontrant autrui, parce que nous ne sommes pas seuls avec nos désirs mais que nous désirons les partager, nous découvrons la sollicitude, l’attention bienveillante portée aux désirs et besoins d’autrui. Nous n’avons pas ici affaire à un sujet-individu, bardé de droits (SA 213), mais un être qui cherche à rencontrer son semblable dans l’amitié, dans la mutualité. L’autre aussi est un « je », comme moi, et je partage avec lui cette orientation vers le bon par laquelle le « je » accompagne son agir, son dire, son imaginer. Ce n’est pas par obligation mais par souhait de partager la vie bonne que nous recevons et donnons l’un à l’autre, l’un l’autre. En ce sens la visée éthique comporte une sortie du solipsisme : nous avons besoin d’amis (SA 225). Nul ne peut entièrement prendre soin de soi. Le souci de soi doit se retourner ver l’autre. Nous ne pouvons nous faire entièrement plaisirs tous seuls et avons du plaisir à nous faire plaisir les uns aux autres. Nous cherchons pour nos amis les joies les plus amples, les plus communicatives.
Cette visée éthique s’accomplit enfin « dans des institutions justes ». La figure de la visée bonne devient ici celle d’un vouloir vivre ensemble, qui se manifeste non d’abord par des règles mais par un ethos commun, des mœurs communes (SA 227), où la pluralité de l’agir ensemble et la durabilité de ce vouloir commun ne s’éprouvent que sous la forme d’irruptions discontinues et prophétiques, comme un oublié fondateur (SA 230). Toute distribution des biens et des charges rappelle alors le mutuel endettement initial (SA 236). Ricœur dérive ici une forme de lien social à partir d’une grammaire éthique de base. On est ici au plus proche de la communauté instituante, qui n’apparaît que par une sorte de précompréhension, on pourrait presque dire un imaginaire, une poétique, implicites. C’est un premier point de rapprochement possible avec Ogien, sous l’idée qu’il y aurait un consentement premier, une approbation première, constitutrice de la socialité. Mais cette idée est-elle radicale, ou bien n’est-elle pas justement l’ethos particulier des sociétés libérales ? Il y en aurait d’autres alors, et dans tous les cas le « vouloir vivre ensemble » n’apparaît que pluralisé dans des mœurs, des langages, des cultures différentes, où il plonge ses racines. On ne peut séparer l’éthique de la pluralité de ses formes narratives et interprétatives, et il est sans doute naïf de bâtir une morale pure, entièrement détachée de ces codes, dont la valeur est sans doute différentielle.
J’ajouterai encore un commentaire : l’intention, la visée éthique peut retomber sous forme de conséquences lointaines plus ou moins in-intentionnelles. Il n’est pas rare que les plus grandes espérances préparent les figures du mal le plus totalitaire, que le plus grand amour se retourne dans le plus grand dépit. Mais l’exemple le plus parlant aujourd’hui devrait être la responsabilité des effets écologiques de nos éthiques, de nos visées de vie bonne et accomplies, Il est important que toute morale aujourd’hui se confronte à ce genre de critique — et c’est l’une des questions que nous pose la morale d’Ogien, qui donne son meilleur pour la régulation des rapports entre individus contemporains ayant prise les uns sur les autres, mais qui n’est peut-être pas assez sensible aux rapports d’extrême dissymétrie et éloignés dans l’espace et le temps ? Déjà cependant nous basculons dans la seconde figure.
La norme morale
Il ne s’agit plus ici de viser le bien, mais d’éviter ou du moins de limiter le mal. Car en voulant le bien on peut faire le mal. En voulant faire à autrui ce qu’on voudrait qu’il nous fasse on peut lui faire ce qu’il ne veut pas du tout ! C’est que l’intention ne s’exerce qu’au travers de capacités, de pouvoir-faire, de pouvoirs. Et si ces capacités sont foncièrement heureuses (que serait un sujet absolument impuissant ?) elles sont aussi une occasion du malheur, du faire mal à d’autres. On s’aperçoit alors qu’il n’est pas si facile que cela de sortir du solipsisme. On glisse ici du bon au juste. Il s’agit donc de faire passer la visée éthique par le crible de la règle morale. Chaque règle, chaque « devoir » moral, trouve ainsi sa genèse dans une souffrance, un conflit, un tort, que l’on tentera ainsi d’éviter.
Le point fort de cette morale apparaît dans le rapport à autrui, sous la figure du respect, qui tient justement non plus à la mutualité, à la similitude de l’amitié, mais à la dissimilitude, à l’asymétrie des rapports avec autrui. La forme pronominale de base me semble ici le « tu » — de la même façon que celle de la visée éthique était le « je » (ou le « nous »), et la série aurait pu suivre l’ordre tu-je-il.
Et ici on est dans l’obligation de mettre entre parenthèse le contenu du désir, de neutraliser les intentions, justement par respect. On s’en tiendra à des règles très simples et presque purement formelles, qui font place à autrui, à l’irréductible écart entre autrui et nous-même, et qui repartent d’autrui, mais à vide en quelque sorte, sans croire savoir ce qu’il désire. Ce sont des règles d’une morale portative, justement, et la morale d’Ogien en serait un bel exemple, dans la série des règles d’or ou des impératifs catégoriques qui varient sur ce thème unique. Bien des formules bibliques en sont des variations. « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse » en présente une figure — encore trop substantielle, car autrui pourrait vouloir pour lui ce que je ne voudrais pas pour moi. Les impératifs kantiens en donnent des formules classiques, plus formelles et universalisables encore. Ricœur en donne quelques exemples (SA 255-256), et en propose une formule assez minimale pour jouer sur des registres très divers : « n’exerce pas ton pouvoir sur autrui de façon à la laisser sans contre-pouvoir sur toi ».
On peut de là revenir vers soi, pour considérer quel est le sujet moral capable d’exercer ce genre de responsabilité. C’est un sujet qui a compris qu’il pouvait faire du mal aux autres, même sans le vouloir, et même sans rien faire, par pure non assistance à autrui. C’est un sujet qui a compris la dissymétrie entre la responsabilité et la vulnérabilité, entre la force et la faiblesse. C’est donc un sujet adulte, majeur et vacciné, capable d’un minimum d’autonomie, d’auto-législation, selon le vœu de Kant, de sortie de la minorité et de sortie du paternalisme : « …. » (TP 31). C’est un sujet capable de mettre entre parenthèse ses orientations, ses visées, ses souhaits, pour faire place à autrui, mais aussi pour faire place à soi-même comme un autre — et se traiter soi-même comme n’importe quel autre. C’est sur ce point qu’à nouveau l’on s’éloigne peut-être de la morale d’Ogien.
Le sujet doit être moralement capable de se tenir dans une sorte de distance à lui-même, qui l’oblige à une sorte de respect de ce qu’il ne sait pas de lui-même, lui permet d’avoir des devoirs envers lui-même comme il en aurait envers n’importe qui, et lui confère dans le même temps une faculté de mise entre parenthèse, de suspension, de neutralisation. Ce n’est pas une neutralité dans laquelle le sujet aurait une sorte d’extra-territorialité morale, chacun pouvant vivre à sa guise en paix — ce qui ferait penser à ce professeur de morale dont Nietzsche fait le portrait dans son Zarathoustra, et qui enseigne au fond à se préparer à bien dormir, selon l’expression du « sommeil du juste » ! La neutralité des points de vue introduite par les règles et la loi suppose une certaine interchangeabilité des sujets, qui permet la formalisation des contrats et la procéduralisation du juste. Cf SA p.265-266 et J90. Ici encore on voit combien Ricœur est attaché à la possible dérivation des formes du lien social et politique à partir d’une grammaire morale.
Une remarque pour achever cette partie : Ricœur fait boiter le juste entre le bon et le légal, et il fait boiter l’éthique entière entre l’amour et la justice. On serait tenté de répartir les premiers termes du côté de la visée éthique et les seconds du côté de la norme morale, mais justement Ricœur aime à brouiller les termes, de façon à laisser un « bougé ». Il y a bien autant d’amour dans la morale du respect et dans la sagesse de la pitié que dans l’éthique de l’amitié : l’amour lui-même n’est pas un. On peut d’ailleurs détacher l’amour de l’orientation vers le bon et le rapprocher de l’impératif de justice. Ricœur est aussi un lecteur de la Torah, de ce rapport à l’impératif de la loi qu’il caractérise comme une « obéissance aimante ». Et si l’impératif était le mode verbal de l’amour ? Et si l’impératif catégorique de Kant, bien loin d’être réductible à un quelconque moralisme, était encore une formule de l’agapè, qui ne cherche pas à calculer les conséquences mais se situe dans l’immédiateté inconditionnelle d’un éternel où tout est présent, et où les « moi » s’effacent ?
La sagesse pratique
Selon Ricœur, le tragique ne provient pas tant d’un conflit des visées du Bien que d’un conflit des devoirs, comme chez Antigone et Créon. Si, en dépit de ce que Kant croyait, il peut y avoir un conflit de devoirs aussi universels les uns que les autres, c’est parce qu’il n’y a pas toujours d’accord sur ce qu’est le mal : les humains ne voient pas les torts au même endroit, et leur sensibilité même à certaines souffrances ou à certains torts les rend insensibles à d’autres. Or la prétention à faire taire ce différend, à avoir raison tout seul, fait du tort en plus. On ne peut pas sortir du tragique en le dépassant, mais en acceptant le caractère étroit de nos points de vue, avec le sentiment d’une sorte d’ « ordinarité » du tragique.
Il faut alors repartir de l’institution même du conflit, qui fait le cœur de toute institution, et par excellence du politique — Ricœur inverse d’ailleurs l’ordre pronominal de ce chapitre, qui fait à lui seul plus du double des deux autres, et se présente sous la série il-tu-je. Et justement ne pas se borner à une conception étroitement ou mécaniquement morale de la politique. Pour sortir cette dernière de l’abîme du conflit tragique, il faut la replacer dans la dynamique de la mémoire des malheurs, mais aussi dans la dynamique de la mémoire des bonheurs et des promesses de bonheur. « Il n’y a rien de mieux à offrir, pour répondre à la crise de légitimation, que la réminiscence et l’entrecroisement dans l’espace public d’apparition des traditions qui font une place à la tolérance et au pluralisme, non par concession à des pressions externes mais par conviction interne, celle-ci fût-elle tardive » (SA 304). Et tenir compte à la fois de l’inertie des expériences passées et de la possibilité de rouvrir l’horizon d’attentes, de façon à « rendre nos attentes plus déterminées et notre expérience plus indéterminée »[2]. Le lien social dérive ici d’une grammaire de la sagesse, du sage usage de la mémoire et de la promesse.
Revenant de ces lointains vers les proches, dont Ricœur dit que ce sont ceux dont nous nous rapprochons (dans une sorte d’inversion du visage[3]), la sagesse prend la figure du soin, du souci de l’autre qui d’une part se penche avec sollicitude sur les personnes dont il ménage la vulnérabilité, en acceptant l’asymétrie du lien, mais qui d’autre part cherche sans cesse à remettre de la symétrie et à amener les plus faibles à la capacité d’être à leur tour responsables. Ce travail d’ajustement permet de « donner la priorité au respect des personnes, au nom même de la sollicitude qui s’adresse aux personnes dans leur singularité irremplaçable » (SA 305). Ricœur écrit : « La sagesse pratique consiste à inventer les conduites qui satisferont le plus à l’exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible la règle » (SA 312).
Le conflit enfin peut être retrouvé jusqu’au sein du sujet lui-même, dont l’autonomie elle-même ne saurait être pensée selon la logique simpliste de la non-contradiction, mais contient au contraire des contradictions vives. Ce sont ces tensions qui obligent le sujet à une sorte d’improvisation, d’invention, d’arrangement ou d’ajustement qui font de sa cohérence quelque chose de vivant, « un conflit entre des convictions raisonnables » qui interdit à la cohérence morale de se réduire à celle « d’un système juridique » (SA 322-323). On doit ici porter au plus au point à la fois l’exigence d’universalité et les objections tirées du caractère contextuel de tout conflit (SA 329). La sagesse suppose ici d’avoir l’humour de pointer les contradictions morales mais sans prétendre les résorber entièrement, dans ce que j’appellerais une poétique du compromis, entendu comme un enchevêtrement à chaque fois inédit de solutions conçues jusque-là comme incompatibles. On accepte aussi le caractère hétéroclite des arguments, leur juxtaposition raisonnable. Ricœur, pourtant si attaché au niveau proprement argumentatif du raisonnement moral, observe que « dans les discussions réelles, l’argumentation sous formes codifiée, stylisée, voire institutionnalisée, n’est qu’un segment abstrait dans un procès langagier qui met en œuvre un grand nombre de jeux de langage ayant eux aussi un rapport au choix éthique dans des cas de perplexité » (SA 334).
Nous sommes ici sur un registre où l’universalité des formules de la sagesse (la littérature sapientiale, mais aussi les arts ou le cinéma en sont remplis) n’est ni visée comme un souverain bien commun, ni formulée comme une règle transcendantale à toutes les situations, un devoir catégorique, mais comme une incertaine communicativité. Certes la sagesse a quelque chose d’universel, mais justement au travers des petites choses, des choses singulières. Elle s’accepte « en contexte », résistible, comme si elle ne pouvait qu’être réinventée à chaque fois un peu autrement.
Une dernière remarque : cette sagesse comporte parfois un grain de folie, sans lequel justement elle ne serait pas sage. C’est tantôt l’utopie, qui « maintient l’écart entre l’espérance et la tradition » (TA 380-391). Ricœur en dit qu’elle est parfois pathologique dans sa manière de contourner le principe de réalité, mais « qui sait même si un certain degré de pathologie individuelle n’est pas la condition du changement social, dans la mesure où cette pathologie porte au jour la sclérose des institutions mortes ? » (TA 235). C’est tantôt l’amour, qui empêche la morale de se pervertir en méthode pour garantir nos propres intérêts : « sans le correctif du commandement d’amour, la Règle d’Or serait sans cesse tirée dans le sens d’une maxime utilitaire (…) Je dirai même que l’incorporation tenace, pas à pas, d’un degré supplémentaire de compassion et de générosité dans tous nos codes — code pénal et code de justice sociale — constitue une tâche parfaitement raisonnable, bien que difficile et interminable »[4].
Le pluralisme éthique
En guise de conclusion, je noterais d’abord que l’on pourrait, rapportant la morale d’Ogien au profil éthique déployé par Ricœur, pointer le ou les « moments Ogien » dans ce parcours. Il y a en effet des points de recoupement, de convergence au moins. Il en est d’autres où l’éloignement et la divergence sont importants, et ils sont apparus au fur et à mesure. Mais ce n’est pas au niveau des figures morales parcourues que je voudrais pointer les forces (ou les faiblesses) de l’éthique de Ricœur. C’est au niveau des présupposés de la démarche entière, car c’est là que la proximité ou la distance me semblent les plus féconds.
Tout d’abord, le pluralisme cohérent de l’éthique de Ricœur est corrélatif d’une conception pluraliste du « sujet éthique », qui n’est pas toujours même que lui-même — et qui pourtant doit assumer une responsabilité dans cette variation ou cet écart. L’état du sujet change selon le temps, le lieu, la forme que prend l’altérité, etc. C’est pourquoi Ricœur introduit cette métamorphose du sujet, ces jeux de bascule entre des postures, des modalités ou des régimes différents. Il en propose une mise en ordre sans doute discutable (visée éthique, norme morale, sagesse pratique, mais aussi sujet parlant et agissant, sujet se souvenant et sujet promettant, sujet narratif, etc), mais sous une sorte de sur-dialectique interne qui conduit ces transformations et montre à chaque fois combien la posture éthique adoptée est « compréhensible » sinon légitime, en fonction du type de désir, de question ou d’appel auquel elle répond. Ricœur démantèle ainsi les présupposés de l’anthropologie du sujet moderne, et les replace parmi d’autres dans une ample variation des conditions morales.
Ensuite, on peut remarquer qu’aucune des grandes attitudes morales proposées n’est « parfaite ». Telle morale sera bien enracinée dans les mœurs et le vouloir-vivre d’une société, qui sera mal universalisable (sauf à faire passer pour une anthropologie « naturelle » des habitudes et des préférences tout à fait culturelles); telle autre sera très universalisable, qui négligera son inscription dans la finitude des contextes concrets (où l’échange des arguments ne parvient jamais à tout expliciter); telle autre (nourrie de charité, par exemple) pourra illuminer la singularité des situations, qui ne parviendra pas à entraîner un consensus stable pour une communauté.
Est-ce à dire que la morale de Ricœur serait éclectique ? Le caractère hétérogène des morales qu’il compose me semble à tout prendre préférable à la recherche d’une morale réduite à des principes uniques et indiscutables. L’éclectisme d’ailleurs serait de prétendre garder le meilleur de chaque morale sans en avoir les mauvais côtés. Mais la démarche de Ricœur est inverse : c’est de montrer que l’on ne peut bénéficier des vertus d’une morale, si je puis dire, sans prendre en charge ses effets pervers. Et le cœur de cette critique est l’analyse du mal radical par Kant, quand il montre, dans La religion dans les limites de la simple raison, que la racine du mal tient à l’inversion des motifs par laquelle la morale elle-même n’est plus pratiquée qu’en vue d’autre chose, comme un simple moyen pour obtenir un bénéfice.
Toute morale a sa forme d’immoralité, et l’immoralité d’une morale, par excellence, consiste à dénier ses propres faiblesses, à se prétendre valable toujours et partout. C’est pourquoi il faut mettre autant de soin à déployer la rationalité propre à chaque morale que ses irrationnels, ses bévues. Il y aurait ainsi quand même une sorte de morale des morales, et c’est sans doute l’exercice de la sagesse qui n’est pas une synthèse mais un mode d’emploi des morales elles-mêmes : c’est de les corriger les unes par les autres. Une société vivante a besoin du débat entre plusieurs éthiques ; et ne pas se contenter d’une réponse, même bonne, à chaque problème, ni à tous. Les morales aussi ont des limites. Sur ce point sans doute, et sans doute par des chemins autres, Ricœur et Ogien peuvent se rejoindre.
Olivier Abel
Publié in Revue de théologie et de philosophie, volume 140, p.161-170.
Et introduction au dossier sur L’éthique minimale
Notes :