Le socius et le prochain
Chez Ricœur, nous trouvons plusieurs entrées possibles dans le thème du proche. Il y a dans La mémoire, l’histoire, l’oubli une constitution croisée de la mémoire individuelle et de la mémoire collective au travers de la mémoire des proches, car on ne se souvient pas tout seul, même s’il n’existe que des points de vue singuliers sur la mémoire collective. Les proches sont ceux à l’égard desquels je peux apporter mon témoignage, ceux qui peuvent attester de moi, ceux qui peuvent déplorer ma mort, ou dont je peux déplorer la mort — comme ils ont pu se réjouir de ma naissance ou dont je peux me réjouir qu’ils soient nés. Les proches sont ceux dont j’attends, même s’ils désapprouvent mes paroles ou mes actes, qu’ils m’approuvent d’exister. Mais on pourrait déjà dire que les proches ne sont pas seulement une catégorie sociologique d’êtres intermédiaires entre le propre et le lointain : il y a un déplacement qui fait le rapprochement et l’éloignement : le proche est celui qui se fait proche, ou qui est subitement rendu proche par quelque événement. On pourrait ensuite adopter dans Le Juste la lecture arendtienne du jugement réfléchissant chez Kant, dont l’universalité se fait par une communicabilité qui ne peut s’imposer, de proche en proche, idée d’une très grande fécondité en philosophie morale et politique. En remontant encore, on a dans La métaphore vive l’idée que le travail de la ressemblance opère un rapprochement d’aires sémantiques éloignées, et dont la résistance même à ce rapprochement oblige l’imagination à travailler pour voir le semblable, pour « voir comme ». C’est d’ailleurs une idée que l’on trouvait déjà dans un texte beaucoup plus ancien sur l’attention.
Ici je voudrais suivre les traces d’un texte datant de 1954, publié dans Histoire et vérité, et intitulé « Le socius et le prochain » [Ricœur, 1964, p.113-127]. On voit tout de suite qu’il s’agit d’un thème biblique, dépliant le commandement ancien : « tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C’était d’ailleurs une conférence destinée à un public protestant socialement militant (et ce texte eut dans tous ces milieux un impact certain). Nous verrons cependant que le « prochain » est une catégorie qu’il cherche ici à penser de façon radicalement philosophique. Or d’entrée Ricœur nous annonce une surprise : « Si l’on appelle sociologie la science des relations humaines dans des groupes organisés, il n’y a pas de sociologie du prochain ». Nous y sommes plutôt « à la frontière d’une sociologie des relations humaines et d’une théologie de la charité ». Ce thème de la frontière et de la limite est important dans l’épistémologie de Ricœur, mais aussi dans son éthique, et dans la curieuse articulation qu’il opère entre philosophie et théologie : la limite est un lieu de retournement, qui ne désigne pas tant un au-delà qu’elle nous renvoie à un « en deçà ». Mais elle nous y renvoie autrement, un peu comme dans La vie est belle de Capra. Ricœur écrit : « peut-être y a-t-il une sociologie à partir de la frontière du prochain ».
Ricœur commence par raconter la parabole du bon Samaritain, qui répond à la question « qui » est mon prochain. Cette parabole a notamment été commentée aussi par Luc Boltanski dans La souffrance à distance, où il s’attarde à l’agapè comme s’attachant à la singularité corporelle d’êtres en quelque sorte sans qualités. Mais l’herméneutique éthique de Ricœur ne va pas droit à l’agapè, et s’interroge : « qu’est-ce que cela veut dire pour nous qui ne vivons plus dans le monde du prochain mais dans celui du socius ? » [Ricoeur, 1964, p.117]. Le monde du prochain c’est celui des relations courtes, immédiates, où la plupart des échanges se font entre des personnes qui se connaissent ; le monde du socius est celui des relations longues, médiatisées par des circuits collectifs complexes et anonymes.
Ricœur oppose ces deux attitudes comme des contraires [Ricoeur, 1964, p.118]. La théologie de la charité peut virer à un eschatologisme chrétien, ou un anarchisme personnaliste, radicalement anti-moderne : la société déshumanisée des relations anonymes et abstraites ne serait qu’une « monstrueuse conjonction » de l’usine et du camp de concentration ; et le rêve du prochain se réfugierait en « marge de l’histoire » dans des « petites communautés non-techniques ». De l’autre côté, on ne lira dans la parabole du bon Samaritain qu’une survivance de mentalités et de catégories périmées, qui ne s’élèvent pas à une analyse économico sociale, et s’en tiennent au pittoresque narratif d’ « un stade pré-scientifique » ; quand il n’y aura plus de pauvres, la charité disparaîtra. Ricœur révoque ensuite cette « fausse alternative du socius et du prochain » [Ricoeur,1964, p.119] et se demande comment « comprendre ensemble le socius et le prochain comme les deux dimensions de la même histoire, les deux faces de la même charité », comment redéplier ensemble les relations personnelles, les attachements communautaires, et les relations impersonnelles dans les sociétés et les collectifs, l’une donnant l’intensité et l’autre l’extension, alors que cette dialectique nous apparaît brisée [Ricoeur, 1964, p.121].
Nous suivrons ici, en l’appliquant notamment à la question du soin, deux suggestions qui peuvent être poursuivies de manière féconde. La première met en jeu une dialectique de l’éthique et du politique, qui consiste tantôt à chercher l’intention même de la charité à l’intérieur des institutions, tantôt en marge sinon même dans la résistance aux dévoiements de celles-ci. La seconde met en scène une subtile inversion, par laquelle la catégorie de prochain déplace la question même du proche, la retourne en quelque sorte, et la reporte sur autrui : « le prochain, c’est la conduite même de se rendre présent (…) la science du prochain est tout de suite barrée par une praxis du prochain : on n’a pas un prochain ; je me fais le prochain de quelqu’un » [Ricoeur, 1964, p.114]. Ainsi l’idée de prochain prend une fonction limite et critique, pour désigner ce qui est en quelque sorte absent, perdu sur les deux bords des liens humains : « Le thème du prochain opère donc la critique permanente du lien social : à la mesure de l’amour du prochain, le lien social n’est jamais assez intime, jamais assez vaste. Il n’est jamais assez intime, puisque la médiation sociale ne deviendra jamais l’équivalent de la rencontre, de la présence immédiate. Il n’est jamais assez vaste, puisque le groupe ne s’affirme que contre un autre groupe et se clôt sur soi. Le prochain, c’est la double existence du proche et du lointain » [Ricoeur, 1964, p.125].
Ethique et politique du proche
La première piste suggérée va nous permettre notamment de croiser les travaux de Laurent Thévenot, Marc Bréviglieri, Luca Pattaroni. Ricœur avait repris à plusieurs reprises les recherches de Luc Boltanski et Laurent Thévenot sur les économies de la grandeur, et ceux de Laurent Thévenot sur « l’action qui convient », que nous pourrions rapprocher de la phronésis entendue comme un moment central de ce qu’il appelle « « la sagesse pratique ». Mais c’est dans L’action au pluriel que l’on voit Thévenot déplier la pluralité des régimes de l’action, parmi lesquels ce qu’il appelle, en les distinguant de l’action en plan et des montées en généralité, les régimes du proche, qui caractérisent d’une part une forte demande de mutualité, d’approbation mutuelle, mais aussi une dynamique d’ajustements singuliers, de proche en proche, toujours un peu incertains mais appuyés sur des familiarités, sur un rapport intime aux êtres au travers des choses mêmes. Les paraboles de Thévenot, qui racontent l’installation de quelques voyageurs dans un train [Thévenot, 2006, p.23-54], ou la difficulté à laisser son bureau ou son poste de travail pour que quelqu’un d’autre puisse y travailler, montrent bien ces attachements modestes mais essentiels — à un bras de fauteuil branlant, par exemple, qui m’évoque la boule instable de l’escalier qu’embrasse à la fin de La vie est belle le personnage principal du film de Capra quand il revient chez lui.
Mais la question qui m’intéresse ici est celle de savoir si l’on peut parler de politique du proche, et à quelles conditions. Cette question, qui permet à Thévenot de dévoiler des tensions constitutives de nos liens, montre à la fois l’importance de la sociologie de la proximité pour faire attention à la diversité des biens du proche et respecter les attaches de la personne, et les dangers que pourrait faire peser sur la politique ce qu’il appelle la tyrannie et « les agrandissements vicieux du proche » [Thévenot, 2006, p.252].
On en trouve un bel exemplaire (de la question) dans la recherche de Marc Bréviglieri sur « le fond ténébreux de la routine » (in L’ordinaire et le politique, 2006). La routine technique a longtemps été critiquée, au nom du proche, comme une répétition machinale, un appauvrissement de l’expérience, une exécution sans invention, un mutisme triste et inexpressif. En face on a pu avoir une critique inverse des routines familières, au nom de la division technique : les routines et coutumes étaient conservatrices, manquaient d’invention, et la formation sur le tas était source de sclérose. Mais on a vu apparaître des valorisations de la routine dans le proche, comme des savoirs faire apparemment modestes mais qui débordent les savoirs trop théoriques des chefs (ingénieurs, médecins, etc), et sous la forme d’un résistance à se laisser exproprier de ces savoirs, pour les exhumer et les mettre en commun. Et à l’inverse on a vu une revalorisation des routines dans les politiques de management, comme des savoirs mieux ajustés à des situations hétérogènes, des compétences souples en quelque sorte. On voit bien ici les limites d’une politique entendue comme un management du proche. Obliger les compétences dans le proche à venir au jour, au-delà de l’exploitation totale du capital humain dans une société de services, n’est-ce pas rendre ces savoirs routiniers inexpressifs, tristes et comme vidés ? Et pourtant ne faut-il pas donner de la valeur, jusqu’à l’expression publique autonome et la demande de reconnaissance, à des biens qui n’auraient sinon de signification que quasi-privée, vide encore par là-même ?
Cette question se retrouve à propos de l’éthique et de la politique du care (soin), et c’est la question même que pose Luca Pattaroni : le care est-il institutionnalisable ? Pattaroni fait voir la dualité intime du soin, qui d’une part se penche avec sollicitude sur les personnes dont il ménage les attaches, en acceptant l’asymétrie du lien, mais qui d’autre part cherche sans cesse à ne pas attacher, à remettre de la symétrie et à amener les plus démunis à la capacité d’être à leur tour responsables [Laugier, Paperman, 2005, p.181-183]. En insistant sur ce double passage, il montre ainsi une double exigence : la première est publique et demande que l’on puisse se détacher, se soustraire à la familiarité ; la seconde est plus éthique, en quelque sorte, et demande que l’on puisse se retirer, se soustraire aux épreuves publiques [Laugier, Paperman, 2005, p.197]. C’est ainsi que Pattaroni cherche à ne pas laisser émousser la pointe éthique (et féminine ?) du care. Il ne faudrait pas non plus en laisser émousser la pointe politique (et féministe ?), mais comment les articuler ? Nous retrouvons bien le propos de Laurent Thévenot : comment faire droit à des engagements dans le proche, avec des valeurs d’ajustement, de sollicitude et de mutualité, sans trop vite les politiser, les agrandir, en maintenant bien cet écart entre les registres ou les régimes de l’agir.
Comment tenir cette tension et la régler ? Chez Ricœur, et dans notre texte de 1954 sur le prochain, on trouve d’abord ce passage par lequel je rencontre mon prochain tantôt comme personne, tantôt comme fonction, magistrat ou autre [Ricœur, 1964, p.121]. Ce qui suppose aussi de s’accepter soi-même comme une figure du passage entre les deux versants des relations courtes et des relations longues. On trouve surtout et déjà, plusieurs années avant « le paradoxe politique » paru dans Esprit en 1957, cet ample rythme par lequel tantôt la visée éthique anime de l’intérieur les institutions collectives, par la voie longue, tantôt « la relation au prochain s’élabore en marge ou, si l’on peut dire, dans les interstices des relations au socius » [Ricoeur, 1964, p.122]. Parfois il est même impératif de se dresser frontalement contre les passions inhumaines qu’abritent les situations de domination instituées ou décuplées par la technique et la puissance des organisations. C’est dire qu’il faut penser à la fois la rationalité propre à chaque « région » ou registre (le politique, l’économique, etc.), et ses irrationalités spécifiques. Cette démarche me semble utilement transposable à bien des questions, et suppose un décalage des perspectives, ainsi qu’un sens aigu des limites des divers discours et disciplines.
Les situations de détresse où l’éthique se dresse contre le politique, dans une attitude métapolitique proprement tragique, ne doivent pas occulter la conflictualité ordinaire en quelque sorte, mais « internalisable », qui fait le politique : mais elles disent une conflictualité irréparable, un différend impossible à intérioriser, une étroitesse de l’angle d’engagement inconsolable. Il y aurait ainsi, à côté du politique plus masculin, une scène métapolitique plus féminine qui fait place à La voix en deuil dont Nicole Loraux parlait si bien. Ricœur écrit dans son interlude sur le tragique de l’action dans Soi-même comme un autre : « Pourquoi notre préférence va t-elle néanmoins à Antigone ? est-ce la vulnérabilité en elle de la femme qui nous émeut ? est-ce parce que, figure extrême de la non-violence face au pouvoir, elle seule n’a fait violence à personne ? est-ce parce que la sororité révèle une qualité de philia que n’altère pas l’eros ? est-ce parce que le rituel de la sépulture atteste un lien entre les vivants et les morts où se révèle la limite du politique ? » [Ricœur, 1990, p.285].
La sagesse pratique du care
Par le tragique nous entrons dans le domaine de la sagesse pratique, et par Antigone, dans le domaine du « soin ». Pour faire mieux voir le caractère fructueux de l’approche ricoeurienne, nous ferons ici le détour des travaux rassemblés dans Le souci des autres, en particulier ceux de Sandra Laugier. Mais justement ce qui importe avec elle et sur ce genre de questions, c’est d’élargir notre perception pour saisir un tragique « interne à l’ordinaire » [Laugier, Paperman, 2005, p.336], un tragique sans grandiloquence — cela m’évoque la démarche d’Eric Auerbach dans Mimésis, lorsqu’il montre par exemple dans le reniement de Pierre une tragédie qui ne serait pas une tragédie pour les princes mais une tragédie commune. Nous sommes tous dépendants, c’est une condition ordinaire, et non celle d’êtres très exceptionnels qu’il faudrait soigner.
Cela rappelle la dualité des soins que nous avons déjà entrevue avec Pattaroni, et que Nathalie Zaccai et Frédéric Worms soulignaient dans leurs articles d’Esprit (2006-1). Certes il y a un soin thérapeutique, qui passe par un « faire » spécialisé, technique, relativement impersonnel, et qui soigne quelque chose de particulier et d’isolable en quelque sorte. Mais il y a aussi un soin parental par exemple, qui tisse un lien personnel, et qui par un « parler » s’adresse globalement à quelqu’un : le soin tient ici à une condition ordinaire, ou en tout cas chronique.
Pour réinscrire cette dualité dans la dialectique du socius et du prochain, le premier modèle du soin vise des individus séparés, « lointains », de façon détachée, anonyme. C’est un soin dissociatif et qui passe par un élément cognitif, conceptuel, argumentatif, avec une pulsion de généralité. Son risque serait de trop éloigner, et de tenir l’autre à distance comme un objet. L’abus de pouvoir (médical par exemple) n’est jamais loin. Mais dans le même temps il y a une visée éthique propre à ce type de soin, qui serait l’émancipation du patient, son retour à l’autonomie, et une règle de justice, de traitement égal des cas semblables, de resymétrisation. C’est en ce sens un soin par solidarité. Le second modèle de soin vise des « proches », d’une façon personnelle qui respecte les attaches de la personne, ses entours, ses habitudes. C’est un soin associatif, intégratif, en quelque sorte, où tout besoin fini (de nourriture, etc) comprend une demande infinie, et appelle une réponse, qui s’inscrive dans une narration singulière. Le registre ici est davantage celui de l’ajustement, de l’improvisation sans trop de règles préalables, et le risque serait justement de trop attacher, de trop rapprocher dans la familiarité : la maltraitance tient ici de la dépendance, de l’humiliation domestique en quelque sorte, et on n’est jamais très loin de l’esclavage. Mais ce qui oriente cette forme de soin, c’est une éthique fondamentale de l’attachement au proche, du souci attentif, de la générosité, du dévouement, de la gentillesse. C’est un soin par sollicitude.
L’ « agir » du premier soin pourrait être considéré comme orienté par des valeurs ou des grandeurs de justice et de contrat, alors que le « sentir » du second genre donnerait un soin orienté vers des relations moins contractualisables, dont Antigone était déjà une figure. Le refus de la confusion des rôles cependant permet et suppose leur articulation dans des proportions complexes et variables, comme l’a montré Pascale Molinier dans Le souci des autres, et Frédéric Worms à cet égard a raison de souligner que les rôles intermédiaires sont les plus délicats : les infirmières qui effectuent des gestes très techniques mais aussi qui maternent, les agents de sécurité qui font les vigiles d’un magasin mais aident les vieilles dames à porter leur panier ou tapotent sur les joues des enfants. C’est aussi le cas des « nounous » qui doivent pouvoir se détacher d’enfants avec qui elles ont passé un temps intense de liens intimes. Et cette complication mutuelle des modèles entre détachement et attachement, entre compétence et dévouement, fait voir combien parfois on peut soigner par le fait de parler (et d’écouter), et parler par le fait de soigner.
L’asymétrie de la relation de soin imbrique ainsi souvent la responsabilité et la vulnérabilité, la capacité et la faiblesse, et nous revenons ici à un couple conceptuel cher à Ricœur. Cette asymétrie peut certes donner le pire quand le vertige du pouvoir de soigner suscite le désir de soumission et d’irresponsabilité, ou réciproquement. A rebours, il faut sentir la vulnérabilité des êtres pour leur faire sentir leur capacité d’agir à leur tour. Car le soin comporte une inversion radicale et très importante : le soignant peut un jour se trouvé soigné (en fait il est déjà soigné quotidiennement par d’autres qui lui sont proches ou anonymes) ; et l’enfant dépendant un jour s’émancipe et peut à son tour se dévouer. La sagesse rappelle la fragilité des grands et des forts, et la capacité des petits et des faibles. Je reviendrai sur cette inversion.
Mais le cœur du rapprochement que je propose entre l’éthique du care et la sagesse pratique selon Ricœur touche à la question de la perception et de la sensibilité. Bien sûr on peut décliner divers thèmes de la sagesse pratique qui s’en approchent : l’attention au particulier dans l’improvisation, le compromis, l’ajustement aux cas insolites [Ricœur, 1990, p.323], ce qu’il appelle « les ressources de singularité » (p.279) et la sollicitude : « donner la priorité au respect des personnes, au nom même de la sollicitude qui s’adresse aux personnes dans leur singularité irremplaçable » (p.305), ou de « l’exception que demande la sollicitude » et que la règle même permet de faire voir (p.312 et 306). Plus encore Ricœur, pourtant si attaché au soin de l’argumentation, observe que « dans les discussions réelles, l’argumentation sous formes codifiée, stylisée, voire institutionnalisée, n’est qu’un segment abstrait dans un procès langagier qui met en œuvre un grand nombre de jeux de langage ayant eux aussi un rapport au choix éthique dans des cas de perplexité » (p.334).
Plus radicalement cependant je pense que nous ne pouvons pas séparer la sagesse pratique de l’élargissement de notre sensibilité. Or cela passe par la littérature, la poésie, l’imagination. Ce n’est pas un hasard si nos auteurs ont besoin de paraboles, de mises en scène, de petites histoires, de fiction. On le verra encore : le prochain est fiction, ce que fait en moi la figure de l’autre au sens de se figurer. « L’imagination invite à se mettre à la place de tout autre (…) proche ou lointain » [Ricoeur, 1995, p. 157]. Ricœur commente ici le très beau paragraphe 40 de la Critique du jugement sur un mode de pensée élargie, qui « projette le regard critique au-delà de la proximité sociologique ». Dans Le parcours de la reconnaissance, il cite Rousseau en exergue de la troisième étude : « sitôt qu’un homme fut reconnu par un autre pour un être sentant, pensant et semblable à lui, le désir ou le besoin de lui communiquer ses sentiments et ses pensées lui en fit chercher les moyens » [Ricœur, 2004, p. 221]. Il est essentiel à l’agir humain de sentir que l’autre sent, et de partager ses sentiments et sensations. On a là un élargissement de nos préfigurations, une refiguration de notre monde, de nos manières de sentir et d’agir. Un élargissement de nos catégories. Ricœur parle ailleurs de « la solitude des “témoins historiques” dont l’expérience extraordinaire prend en défaut la capacité de compréhension moyenne, ordinaire. Il est des témoins qui ne rencontrent jamais l’audience capable de les écouter et de les entendre » [Ricœur, 2000, p.208].
Au fond la sagesse pratique est une sensibilité, au sens où son horizon est de donner simplement aux humains la possibilité de sentir ce qu’ils font. Cela suppose d’élargir le spectre du sensible, de rendre les sujets sensibles au-delà des catégories établies. Seule une poétique de la sensibilité peut nous donner des facultés de sentir neuves, à la hauteur de la puissance de notre agir. Il ne s’agit pas seulement ici de trouver les formes d’un équilibre réfléchi entre des arguments pondérés par la phronèsis, mais les formes d’un équilibre proprement sensible, d’un équilibre entre ce que nous ressentons comme important. Comme sensible, justement.
Le visage inverse
Je voudrais conclure en revenant sur cette curieuse inversion, ces décalages de perspectives, que nous avons frôlés à plusieurs reprises. Le fait qu’il n’y ait pas de sociologie du prochain pourrait tenir à cette idée aristotélicienne qu’il n’y a pas de connaissance du singulier, mais seulement une pratique : ce n’est pas l’homme en général que guérit le médecin, mais tel ou tel individu particulier — on a vu cependant que le soin est à la fois plus particulier encore, et plus flou. Ricœur écrit : « la science du prochain est tout de suite barrée par une praxis du prochain » [Ricoeur, 1964, p.114]. On aurait alors un paradigme où la connaissance du singulier est elle-même une connaissance praxique, comme dans la psychanalyse ou l’ethnologie. Mais ce n’est pas tant qu’il y aurait une sorte d’infini ineffable dans chaque individu concret : dans sa sobriété, Ricœur ne croit pas tellement à ce « prétendu dogme de l’ineffabilité de l’individu » [Ricœur, 1986, p.202]. L’idée lui vient surtout de l’inversion que propose le texte évangélique : on avait demandé à Jésus « qui est mon prochain ?», et « ce qui est étonnant c’est que Jésus répond à une question par une question, mais une question qui s’est inversée par la vertu corrective du récit : lequel de ces hommes s’est comporté comme prochain » de celui tombé entre les mains des brigands ? [Ricœur, 1964, p.114].
On le voit, le thème du prochain introduit des inversions, des décalages, des écarts presque intenables, des absences, des retournements ou des déplacements de points de vue. Le prochain met les catégories en mouvement. Ricœur le met d’ailleurs en connexion avec le thème de l’incognito [Ricœur, 1964, p.115-116]: « quand t’avons-nous vu avoir faim et t’avons nous donné à manger (…) toutes les fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25). Ricœur commente : « La charité n’est pas forcément là où elle s’exhibe ; elle est cachée aussi dans l’humble service abstrait des postes, de la sécurité sociale ; elle est bien souvent le sens caché du social » [Ricœur, 1964, p.126]. L’intention pratique de la parabole, remarque Ricœur, est ici éclairée par une intention « christologique » qui la dépasse : la praxis du prochain, du « se rendre proche », ne doit pas chercher à savoir. Elle se place au plan de l’incognito, du visage proche dans son anonymat, dans sa non-figurabilité. La reconnaissance est toujours après coup. Le prochain détermine une inversion radicale : un retournement du souci qui se détache de soi pour se reporter sur les autres.
Bibliographie :
- Boltanski L. (1993) La souffrance à distance, Métailié, Paris.
- Esprit 2006-1 pour les articles de Nathalie Zaccai et Frédéric Worms.
- Laugier S. et Paperman P. dir. (2005), Le souci des autres, éthique et politique du care, Editions de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris.
- Ricœur P.(1964), Histoire et vérité, Seuil, Paris (ici cité dans l’édition de poche).
- Ricoeur P.(1986), Du texte à l’action, Seuil, Paris.
- Ricoeur P. (1990) Soi-même comme un autre, Seuil, Paris.
- Ricoeur P. (1995) Le Juste, Seuil, Paris.
- Ricoeur P. (2000) La mémoire, l’histoire, l’oubli, Seuil, Paris..
- Ricoeur P. (2004) Parcours de la reconnaissance, Stock, Paris.
- Thévenot L. (2006) L’action au pluriel, sociologie des régimes d’engagement, La
Découverte, Paris.
Olivier Abel
Publié in Cités, n°33, 2008/1.