Certaines sociétés ne sont pas sûres d’avoir un passé, qui soit vraiment le leur. C’est à peu près ainsi que Marcel Détienne commence son beau texte pour « Mettre en perspective les régimes d’historicité »[1]. Nous allons voir que c’est précisément ce manque de confiance dans un passé qui permettrait aussi une distance critique d’avec lui, qui caractérise la Turquie d’aujourd’hui, et peut-être tous les pays de la région. Il n’y a, plus généralement, pas de distance d’avec soi, de capacité au doute et à s’essayer autrement, sans une authentique confiance en soi. C’est pourtant un pays qui a vécu récemment une période de confiance économique, avec le président Özal, et quelle que soit la conjoncture, il sait maintenant qu’il n’est pas obligé de copier l’Occident, qu’il a tout à gagner à donner davantage cours à son inventivité propre. Il est d’ailleurs probable que la Turquie trouve dans le nouveau président Sezer quelque motif de confiance politique, de respect politique de soi. Aimé du peuple parce qu’il s’arrête au feu rouge et montre l’exemple de la soumission à la règle commune, ce grand juriste se heurte souvent au premier ministre Ecevit et à tous ceux habitués à gouverner par décrets: atteindra-t-il l’audience nationale et internationale qui le rendrait incontournable? Sera-t-il écarté d’une manière ou d’une autre?
Je voudrais par ces premiers exemples indiquer que la confiance n’est pas seulement économique, le sentiment donné à chacun qu’il a sa chance. Elle est aussi politique, avec le sentiment que les conflits seront honorés et traités selon les règles; et culturelle, avec le sentiment que notre identité est créatrice, et qu’il y a en quelque sorte des promesses en réserve. Ces différentes formes de confiance peuvent se superposer ou s’alterner, et « une civilisation n’avance pas en bloc ou ne stagne pas à tous égards. Il y a en elle plusieurs lignes (…) La vague ne monte pas au même moment sur toutes les plages de la vie d’un peuple »[2]. Sommes-nous à l’un de ces moments charnières et fragiles, où une forme de confiance s’effondre et où une autre apparaît? Dans le texte cité plus haut, Détienne prend l’exemple de la société russe et de son histoire soviétique officielle: la perestroïka a consisté à changer de passé, car il n’y a pas de changement, de mutation possible, sans changer de passé.
On voudrait montrer ici, à l’occasion de cette réflexion sur la Turquie, que chaque époque et chaque régime « politique » a son « régime d’historicité ». Sa manière spécifique de se rapporter à un passé irréversible, d’en faire le travail de deuil ou d’y fonder ses promesses. Chacun d’eux également a sa « politique de la mémoire », sa manière de rapporter le passé qui ne passe pas à un présent qui n’est pas fini. Les Empires de jadis comme justement l’Empire Ottoman, les divers États-Nations comme la France ou l’Allemagne, les États fédéraux comme la Suisse, les sociétés d’immigration comme les USA, qui n’ont pas le même régime de l’accord politique, n’ont pas le même régime d’histoire ni de mémoire. En donnant ces exemples, qui sont ceux de ce que Michael Walzer appelle des « régimes de tolérance » dans son Traité sur la tolérance[3], je suggère la possibilité de rapprocher les formes de la mémoire et les formes de l’accord. C’est ce que je vais tenter de montrer dans les pages qui viennent. Et quand je parle des formes de l’accord, je signifie aussi les formes de conflit et de réconciliation. Je ne prétendrai pas faire oeuvre d’historien, mais rouvrir autrement la conversation sur le passé, et je ne prétends pas donner de solution, mais exposer la forme du problème tel que je l’éprouve.
Parlant d’un pays dont je ne suis pas spécialiste, mais où j’ai vécu et enseigné, je vais m’exposer à l’objection que je n’expose que mes propres préjugés. Certes nous ne pouvons pas faire abstraction de notre propre régime historiographique, lui-même lié à un profond souci démocratique de penser en même temps l’extension des libertés individuelles et le maintien d’une pluralité des formes de mémoire et de vie. Mais quand nous projetons sur le monde notre rêve de société pluraliste, nous devons rester prudents: rien n’est absolument incomparable (ce serait trop céder à la « logique » des nationalismes), rien n’est immédiatement comparable ou convertible (ce serait trop concéder à un mondialisme de pacotille). Nous sommes ensemble pris dans ces « modalités de la conscience de soi » par lesquelles Détienne définit ces différentes perceptions du passé, mais pris également dans un bouleversement qui dégage un espace critique commun.
Car si les rapports entretenus par la société turque avec son passé ont longtemps été simplifiés par l’omniprésence d’une version officielle, monumentale et légendaire, la débâcle et le dégel planétaire des blocs et des représentations est en train de tout changer, de faire émerger, non seulement en Turquie mais dans l’ensemble des pays de la région, des mémoires fragmentaires, erratiques, douloureuses ou simplement étonnées, qui tentent par tous les moyens de résister au relativisme de la mondialisation. C’est sur les conditions de cette difficile remémoration et de l’ouverture d’autres possibilités historiques, que nous devons ensemble travailler. Et comme nous sommes dans un contexte où le retour des mémoires nationales correspond peut–être aussi à l’angoisse d’un avenir devenu imprévisible et effrayant, il s’agira de voir à quelles conditions cette remémoration permet certes une nouvelle historiographie, mais plus encore une véritable libération du passé, dans les deux sens de l’expression[4].
Pour cela il faut penser que le conflit des mémoires joue entre deux pôles, et que le lien social qui précédait les violences n’a pas été attaqué de la même manière si le conflit s’est déclenché pour refaire des différences face au bulldozer des échanges, ou pour refaire l’unanimité du corps social là où les différences internes ont passé le seuil de tolérance supportable. Ce sont deux sources fondamentales de la guerre. D’une part en effet, pour qu’il y ait humanité, il faut qu’il y ait des différences sans lesquelles les échanges sont impossibles. Mais le problème aujourd’hui n’est plus tant de faire échanger des gens qui resteraient repliés sur eux-mêmes, que de parvenir au contraire de ralentir les échanges. Quand il y a trop d’échanges, en effet, tout s’égalise et il n’y a plus assez de différences[5]. C’est peut-être le cas dans les Balkans, lorsque trop rapidement les anciennes différences s’effacent devant les lois du marché et les modes de vie liés à la démocratisation. Les anciennes frontières s’écroulent et il apparaît alors un besoin de différer de l’autre, de refaire de nouvelles frontières, qui ne sont à cet égard pas seulement le réveil des anciennes, comme on l’a trop cru. Lévi-Strauss a insisté sur ce phénomène anthropologique fondateur: que pour être vivante une culture a parfois besoin d’être sourde aux autres, surtout quand l’accélération des communications uniformise la donne des échanges.
Mais on peut aussi basculer dans la haine parce qu’il y a trop de tensions, de problèmes de minorités, trop d’inégalités sociales, trop de différences de langues, de cultures, de mœurs, de religion, trop de désaccords. On veut alors refaire un corps social unanime. Le sociologue Georg Simmel a montré que la violence apparaît quand on a dépassé le seuil de tolérance des différences et des tensions. Au fond, la violence apparaît quand on refuse le conflit, et qu’une société veut revenir à l’unité. Le désir d’unanimité peut être une figure de la haine, quand on ne supporte pas la difficulté à communiquer, à échanger, à partager, et qu’on ne tolère pas qu’il puisse y avoir quelque chose que l’on ne partage pas. Dans l’un et l’autre cas la volonté de paix, de retisser le lien social, n’aura pas la même forme.
Comment faire place à un nouveau régime de mémoire, qui soit aussi un nouveau régime de l’accord et du désaccord politique? En dépit du ton sombre par lequel j’accompagne ces réflexions sur le conflit[6], justement parce qu’il faut penser celui-ci si nous voulons éviter la guerre, je voudrais ainsi montrer qu’il ne faut pas céder à la panique, qu’il y a des ressources pour la parole et pour l’action. Qu’il faut cesser de dramatiser à tout bout de champ, et de faire ainsi à la société turque ce que l’on reproche à son Armée de lui faire! Que la guerre de Turquie n’aura pas lieu. Et que la Turquie d’aujourd’hui est un pays aussi heureux qu’il est malheureux, riche de promesses dont on espère simplement qu’elles ne vont pas s’entre-déchirer.
La guerre de Turquie n’aura pas lieu
La Turquie d’aujourd’hui soulève immédiatement des controverses passionnées qui montrent son importance dans notre mémoire[7], et que sa candidature à l’Union européenne permet d’énumérer. Je voudrais ici brièvement embrouiller notre perception de ce pays par un mélange de faits et de perplexités, qui permette de déplacer la perception des questions, de les faire voir ailleurs. Car nos inquiétudes ne sont souvent pas placées au bon endroit, et les accusations rituelles dans lesquelles s’enfoncent les opinions publiques cachent probablement d’autres conflits, plus intéressants, plus réels quoique plus difficilement formulables. Nous sommes peut-être dans cette situation cruciale où un conflit en cache un autre sur le point ne prendre le devant, et la violence est souvent due à l’incapacité à exprimer ce différend latent.
L’opinion européenne est souvent très sensible au déficit démocratique de la Turquie, au rôle de l’Armée qui a monopolisé la cause laïque et ne veut voir dramatiquement que des amis ou des ennemis. Il est vrai, et la question démocratique y est liée, que lorsque l’armée cherche à écraser le PKK dans les années 90, elle durcit en face d’elle un national-communisme kurde terrifiant[8], particulièrement actif dans la diaspora, qui montre bien en miroir ce qu’est le nationalisme turc lui-même; elle ne peut donc pas voir qu’il faudrait « soigner » tous les combattants, après les atrocités qui ont eu lieu, qu’il faudrait d’abord libérer la parole[9], et ouvrir les prisons à une véritable amnistie. Elle ne comprend pas que stratégiquement l’avenir appartient à celui qui sera le premier sorti de cette logique. Mais lorsque l’armée envahit Chypre en 1974, c’est face au régime grec des colonels. Pourquoi l’Europe, qui a cherché à consolider la démocratie dans des pays comme le Portugal, l’Espagne ou la Grèce, reproche-t-elle interminablement à la Turquie un déficit démocratique qui a si souvent été utilisé par l’Otan? Et pourquoi sous-estime-t-elle une tradition de débat démocratique qui remonte aux réformes ottomanes du siècle dernier?
Au fond, comme le montre bien l’article de Hamit Bozarslan ci-dessous, le problème politique est ailleurs: les coups d’états successifs, la multiplication des crises que l’armée soulève bien autant qu’elle ne les apaise (la crise kurde, la crise islamiste), ont habitué la société à instrumentaliser les institutions, à ne voir dans le droit qu’un obstacle ou une technique, et ce n’est pas sans effet sur la croissance des réseaux mafieux: on règle ses affaires directement, ou par l’intermédiaire des amis de nos amis. Ce moteur nationaliste qui ne veut pas redémarrer, même à coups répétés, ou plutôt qui démarre à chaque fois pour moins longtemps, montre plutôt le profond manque de confiance en soi politique du bloc réuni autour de l’armée, et qui ne sert finalement qu’à protéger les intérêts capitalistes de toute velléité de critique. C’est à cette tâche que l’armée s’est déjà bien reconvertie. Pas complètement, parce qu’elle aurait pu abandonner le Kurdistan misérable pour se replier sur les parties riches de la Turquie occidentale, et y faire étalage d’une démocratie plus prospère: mais une forme de mémoire veille, le régime État-Nation, qui interdit de telles pensées. Qui l’interdit d’autant plus que le souvenir du traité de Sèvres (prolongation du traité de Versailles à la fin de la première guerre mondiale) fait planer sur l’imaginaire turc la peur d’un démembrement du pays[10].
L’opinion européenne est souvent inquiète de la pauvreté économique d’une partie de la société turque, qui détermine une émigration importante (trois millions d’immigrés turcs en Europe occidentale). La misère peut côtoyer l’opulence, un peu à la manière brésilienne, même si les liens de solidarité familiale et de quartier déterminent des formes différentes de la pauvreté. On est étonné de l’insensibilité de cette société à la souffrance, mais aussi à sa propre douceur, comme ces enfants absorbés dans un labeur minutieux, assis pieds nus sur une couverture, sous un arbre, au milieu d’Istanbul. On se demande comment chacun peut encore croire à sa chance, et comment peut encore durer ce mythe d’une croissance exponentielle (population, production, construction, inflation, grattes-ciel, consommation, voitures…) après un tremblement de terre qui avait montré que cette richesse apparente n’est qu’un décor, et que rien ne marche si bien que ça. Mais dans le même temps, il serait bon pour l’opinion européenne de cesser de croire que nos pays sont comme l’Arche du salut dans un monde en perdition! Certes l’économie « noire » et le blanchiment de toutes sorte de trafics en sont une composante inquiétante, mais à bien des égards l’économie turque est d’une vitalité enviable, et l’art de vivre ensemble y est parfois bien plus développé que chez nous. Les problèmes viendront plutôt finalement des habitudes millénaires d’une population trop habituée à avoir de la place, et à aller chercher ailleurs au fur et à mesure qu’un environnement a été épuisé ou abîmé. Le développement d’un tourisme feu de paille[11] en est l’illustration la plus effrayante, mais on voit cela jusque dans les gestes quotidiens, où l’extrême propreté intérieure rejette les effluents vers l’extérieur. Que se passera-t-il par exemple dans l’ensemble du proche-Orient si l’eau se raréfie encore, et s’il n’y a plus d’eau dans l’eau?
L’opinion européenne a trop souvent paniqué devant la montée de l’Islam turc, et cherche à se rassurer en évoquant le laïcisme sourcilleux introduit par Mustapha Kemal, dont l’armée est le gardien. Cet Islam politique était pourtant à certains égards seul à pouvoir contrebalancer le nationalisme extrême de certains partis, et il a déterminé en face de lui un profonde indifférence religieuse de la part d’une partie importante de la population. On ignore d’ailleurs trop souvent que l’Empire Ottoman est basé sur la séparation du Kanun (droit impérial) et de la Shéri’a, et que la société turque est profondément et anciennement sécularisée, depuis les réformes ottomanes du siècle dernier. On peut avoir de l’admiration pour le bouleversement opéré par Atatürk, l’énergie créatrice qui s’y déploie, mais il n’est pas improbable de dire que s’il n’y avait pas eu la révolution kémaliste, la Turquie (plus faible et plus petite) serait maintenant dans l’Europe, où l’Islam serait plus acclimaté et pluraliste. L’Europe d’ailleurs se croit sécularisée, mais il n’est pas faux d’estimer qu’elle se comporte parfois comme un « club chrétien », généralement à son insu[12], et que la Turquie représente souvent pour elle son identité négative.
Le problème musulman est ailleurs, et ce dont l’Islam politique était un symptôme ennuyeux, c’était plutôt de la recherche d’une solution « globale » pour trouver la confiance sans passer par les compromis complexes qui font la société politique. C’est aussi d’une conception de l’instruction si gravement « idéologique » qu’une génération entière sort à moitié inculte des écoles, tant publiques que religieuses. C’est enfin d’une instrumentalisation de la religion, dont à vrai dire l’Islam idéologique d’État consubstantiel à la laïcité turque avait déjà abusé. Mais heureusement cela n’est plus crédible pour les musulmans de Turquie, qui cherchent désormais autre chose et se trouvent confrontés au problème de renouer avec les mémoires de l’Islam, avec la transmission. On objectera encore le voile des militantes islamistes et le statut de la femme, en oubliant déjà que les Turques ont obtenu le droit de vote dans les années trente, bien avant les Françaises. Les étudiantes voilées de l’Université anglophone du Bosphore y recherchent un espace de liberté comme l’y faisaient jadis les hippies des années soixante ou les marxistes des années soixante-dix, et le problème est plutôt du côté des hommes: ils veulent à la fois une maman domestique et une épouse émancipée, et ils mangent aux râteliers des deux morales, la traditionnelle pour se faire servir et la moderne pour être « libres »[13]. Bref, ce sont des problèmes assez comparables aux nôtres, comme le montre avec beaucoup de finesse le petit texte de Nilüfer Güngörmus intitulé « Si c’était toi, tu voudrais être un garçon? »
Régime de mémoire, régime de tolérance
Je cesse d’énumérer ces faits perplexes, mais le lecteur voit qu’il y a partout un problème lié à un conflit des régimes de mémoire et des formes de l’accord, et c’est ce sur quoi je veux ici m’attarder, tout en insistant sur la nécessaire séparation de l’histoire et de l’État[14]. On comprendra mieux ce que je veux dire en prenant l’exemple délicat de la mémoire du génocide arménien, qui me permettra au passage de faire mesurer la responsabilité des nations européennes dans ce qui s’est alors passé, et de placer les européens, trop souvent drapés dans la facile dénonciation ou dans une lassitude oublieuse, devant la tâche commune de reconstruction d’une mémoire à plusieurs. L’identité arménienne de la diaspora semble organisée autour de la mémoire du génocide, une mémoire identitaire; l’identité turque semble plutôt organisée autour de l’amnésie, d’une table-rase du passé.
À quelles conditions pourrions-nous créer un espace historique, c’est à dire critique, où la pluralité des récits soit autorisée, où la mémoire de ceux qui ne purent pas enterrer leurs morts, qui les laissèrent sur les bords des routes, et la mémoire de ceux qui durent faire table-rase du passé pour survivre, puissent s’entendre, faire place à la plainte de l’autre. Sur de tels sujets on ne peut en effet se contenter d’opposer une science silencieuse et sérieuse, mais inattaquable, repliée dans les cloisonnements du partage du savoir, et une foire démagogique de mémoires monumentalisées, ou d’opinions émues et médiatisées. Il y a un entre-deux, l’espace du débat qui fait place à la séparation de l’histoire et de l’État, mais aussi à la séparation de l’histoire et de la mémoire. Car cette séparation n’est pas une désarticulation, bien au contraire, c’est un travail d’articulation patiente, de formulation prudente.
Cela supposerait que la communauté turque cesse de bétonner le discours officiel de l’autojustification, pour que d’autres voix puissent se faire entendre dans la diaspora arménienne, qui a besoin d’autre chose que de répéter l’horreur. Et cela supposerait que la communauté arménienne suspende le langage de l’accusation, pour que dans le silence d’autres voix que la version officielle puissent se lever au sein de la société turque. Car aujourd’hui celle–ci a un besoin vital d’une remémoration qui réoriente le présent autrement. Or la société turque peut–elle briser le discours de l’amnésie sans voler elle–même en éclats, sans perdre le socle de son identité? Et la diaspora arménienne peut–elle se taire sans se dissoudre et disparaître? Peut–elle accepter elle–même que se lève en elle d’autres mémoires, d’autres projets? Tel est le drame.
Et on ne comprend pas l’étendue du désastre tant que l’on ne voit pas que tout cela n’est pas fini, que la véhémence de cette opposition entre ces formes de mémoire tronquées peut aussi conduire demain à de nouvelles tragédies. Pas seulement avec les Arméniens, mais avec les Kurdes par exemple. S’ils ne perçoivent pas, les uns et les autres, qu’ils sont les inventeurs potentiels d’autres « formes de vie politique » plus prometteuses à terme que les Etats–Nations, alors l’histoire infernale peut continuer à répéter la même scène que rien n’est encore venu briser, et qui engendrera le même et monumental oubli, la même interminable dette. Il faut donc faire ce travail de l’imagination par lequel j’accepte que comme moi les autres puissent dire « je » et que nous sommes co-présents, cohabitants un monde commun: je dis imagination parce que cela suppose de se mettre à la place des autres en sachant qu’on ne peut jamais y être vraiment[15]. La question du génocide arménien n’est donc pas qu’une question d’historien: le régime d’historicité dans lequel elle est rapportée touche d’un côté aux formes de la mémoire qu’elle libère, et de l’autre aux régimes politiques dans lesquels elle prend figure.
Si la reconnaissance du génocide arménien n’a de sens qu’en tenant compte de ces conditions de la mémoire et de la responsabilité politique aujourd’hui, il faut voir que l’on ne substitue pas un régime d’historicité à un autre comme on change de chemise. Car l’État ottoman en 1915 est un mixte[16], un composé de plusieurs formes de pouvoirs rivaux, qui ont chacun leur régime, leur grandeur et leur perversion propre, et dont l’un est en train de s’effondrer quand le deuxième est en train de surgir[17].
Je distinguerai ainsi d’une part le régime d’historicité propre à l’impérialité (comme on dirait « nationalité »: une forme ancienne de citoyenneté, et qui faisait se côtoyer dans les administrations ottomanes les Albanais, les Arméniens, le Turcs, les Grecs, les Arabes, etc.). Il supposait que tous ces gens travaillent ensemble à la grandeur de l’Empire, dans le respect de l’unité impériale. L’organisation notamment des « communautés » (millet) par quartiers, n’empêchait pas les échanges, parfois les mélanges, toute une coexistence subtile dont le droit ottoman est le reflet, ainsi que les formes hétérodoxes de religiosité, tout un réseau de mémoires par confréries. Dans le même temps il ne faut pas se laisser prendre à la nostalgie de ce régime politique, qui ne reconnaissait pas véritablement de droits individuels[18]. Et d’autre part le régime d’historicité propre au civisme de l’État-Nation, issu des défaites extérieures répétées de l’Empire (qui n’ont pas peu contribué à dresser ces communautés les unes contre les autres). Il est plus républicain quant aux droits individuels, mais évidemment beaucoup plus monolithique et intransigeant quant aux droits « communautaires », plus acharné à la disparition de ces appartenances qui lui semblent des féodalités archaïques. Ici le grand vecteur est l’école, et l’histoire sert à la formation du citoyen patriote.
En terme de tolérance, chacun de ces régimes a ses avantages et ses inconvénients. Les États-Nations accordent beaucoup de droits aux individus, pourvu qu’ils laissent au vestiaire leurs allégeances religieuses ou communautaristes avant d’entrer dans l’espace public. Les vieux empires, comme l’empire Ottoman, accordaient beaucoup de droits à la pluralité des communautés, quitte à incarcérer les individus dans leurs appartenances. On comprend alors que les guerres « civiles » prennent des formes différentes selon les formes de la cohabitation. Si la guerre civile dans un pays d’immigration, comme la guerre de Sécession aux États-Unis, ne ressemble pas à la guerre civile en Vendée, ou au Kossovo, la forme de réconciliation ne sera pas non plus la même. Nous avons trop tendance à croire que toutes les cultures vont vers un même point de la réconciliation, où tous se comprendront. Or c’est là où se trouvent les plus grandes figures de l’espérance et de la réconciliation qu’il y a les plus grands dangers de guerre et de destruction réciproque, car ces figures diffèrent d’une culture à l’autre[19]. C’est pourquoi les lieux de la réconciliation sont les lieux sur lesquels nous devons être les plus prudents[20].
Dans le cas qui nous intéresse, la greffe monstrueuse de la logique de l’État-Nation sur celle de l’impérialité combine l’intolérance spécifique des deux régimes: il n’y a ni la tolérance qu’introduit le respect impérial de la pluralité des communautés, ni celle fondée sur les libertés de l’individu-citoyen. À la fois votre identité peut être niée, éradiquée, et vous pouvez y être incarcéré sans possibilité d’en sortir. Vous ne sortez d’un des deux abîmes signalés plus haut que pour tomber dans l’autre[21]. Et il y a un reste de cette combinaison dans le le fait que la Turquie contemporaine, si soucieuse de laïcité, inscrit la religion sur la carte d’identité[22].
La fin d’un Empire
Pourquoi parlai-je de responsabilité européenne? Revenons un siècle en arrière. Les puissances européennes qui n’avaient pas vraiment réussi à soulever les populations chrétiennes, ont jeté l’idée de révolution nationale dans l’Empire ottoman, et cette dernière idée s’est avérée beaucoup plus puissante pour prendre à revers leur vieil ennemi, ou pour se faire de nouvelles « marches », de nouvelles colonies[23]. Nous ne devons jamais oublier, nous qui héritons des grandes puissances de l’Europe occidentale, que nous avons cherché à démembrer jusqu’au bout l’Empire ottoman[24]. Quand les Français, sur les cartes du Traité de Sèvres, s’attribuent une région comprenant la Syrie et la Cilicie, cherchaient–ils vraiment l’intérêt des populations? Et quand les Russes et les Anglais en 1914, tout en convoitant les mêmes pétroles, arment les Arméniens, veulent–ils d’abord les aider et les sauver du désastre? Et les Allemands n’ont–ils pas eu un rapport purement instrumental avec l’Empire Ottoman enrôlé dans leur géostratégie? Les puissances européennes occidentales ont une responsabilité écrasante dans ce qui s’est alors produit.
Car les guerres nationales, surtout quand elles commencent comme des « guerres civiles », sont des guerres totales. Ces guerres « modernes » ont la rage des vengeances où les individus sont incarcérés dans leur communauté (« millet ») et la rationalité méthodique de la gestion des populations. C’est bien l’âge des massacres collectifs, qui dans le cas des Arméniens aboutit au génocide, c’est l’âge de ce bio-pouvoir génocidaire dont parle Foucault[25]. Pourquoi ces dégâts au passage du régime impérial au régime national d’historicité? Pourquoi ces risques de dégâts au moment où le régime national cède peu à peu la place à un autre que nous ne voyons pas bien?
Remarquons d’abord que l’Empire ottoman était le dernier Empire au sens classique du terme, au sens romain. A la fin de la Guerre de 14–18 (ou plutôt de 1912-1921), il n’est pas totalement faux de dire que c’est l’Empire romain qui s’écroule; l’Empire byzantin et l’Empire ottoman s’étaient jusqu’ici glissés dans le même geste historique, géographique, juridique, administratif, stratégique, avec un sens aigu de la continuité qui n’était pas seulement une manoeuvre de légitimation, et dont Moscou a longtemps disputé l’héritage. Et on imagine mal le temps qu’il a fallu pour renoncer à l’Empire, pour renoncer à l’ottomanisme. C’est l’important et délicat problème de la démolition. Dans l’effondrement d’une puissance il faut un certain délai pour mettre en marche le moteur d’autre chose: les débris de l’autre machine gênent la manoeuvre. C’est peut–être pourquoi on a tellement besoin d’oublier, d’effacer. Constantin, en déplaçant sa capitale, l’avait bien compris, et c’est aussi ce que fera Mustapha Kemal[26]. Mais l’Empire ottoman était déjà en lambeaux lorsque les « Jeunes Turcs », qui mêlaient alors des Turcs[27], des Arméniens, des Arabes, des Albanais, des Grecs, des Slaves, et toutes les nations du reste d’Empire, hésitaient encore entre une voie libérale et communautariste, à la manière anglaise, et une voie jacobine et intégratrice, à la manière française, pour résoudre l’équation de la légitimité impériale dans la diversité des nations et religions.
Lorsque ‘Abdul Hamid accepte la constitution, tout le monde s’embrasse dans les rues de Constantinople le 24 Juin 1908, et la chambre des députés qui sort alors des urnes reflète la diversité nationale, religieuse, culturelle, linguistique de l’Empire. Les clivages se font encore sur d’autres critères, et en 1909 les associations à caractère nationaliste sont même dissoutes. Les familles juive des Camondo ou arménienne des Dadian sont encore investies de grands monopoles dans le domaine des finances impériales. On voit donc que la conscience nationale turque a mis du temps à se cristalliser. En perdant les Balkans, l’Empire perd ce à partir de quoi il avait conquis Constantinople, la Turquie d’Europe, la frontière acharnée avec l' »autre Europe » sur laquelle l’Empire s’était défini, et qui était devenu son véritable centre psychologique, en tout cas son coeur[28]. La valse des légitimités, par le retour à la tradition ottomane, puis par l’Islam[29], par l’identité nationale turque enfin, a donc pris plusieurs générations. ‘Abdul Hamid, redoutant la collusion des Arméniens et des Kurdes dans l’Anatolie orientale, avait réveillé la rivalité islamo–chrétienne, pour diviser ses ennemis potentiels. Il ne savait pas encore que l’Empire entier allait sombrer dans ce genre de manoeuvres. Et bientôt, il ne resta plus que le patriotisme national turc, éventuellement pan–touranien pour ceux qui rêvaient vers l’Asie centrale, pour sauver les restes d’une Turquie elle–même tronquée par les partages du traité de Sèvres (1920).
Je raconte tout cela pour expliquer l’énergie[30] qu’il a fallu pour simplement survivre, l’épopée de la « guerre de libération » et de la révolution kémaliste. Comme s’il avait fallu un traumatisme plus fort encore pour refouler le premier. Le traumatisme du deuil de l’Empire, pour la mémoire, n’est peut–être en effet pas si grand que celui de la naissance de la Turquie. La victoire dans la lutte nationale fut concomitante avec une révolution, peut–être plus radicale que la révolution bolchevique en 1917, plus traumatisante encore, et dont les années 20 ne feront que dérouler les effets. C’est une révolution qui ne se contente pas de supprimer le « tsar-calife » et de briser le système économique de la Dette (c’est à dire du Capital étranger): elle change brutalement l’alphabet, le calendrier, les poids et les mesures, le code civil et donc les moeurs, les vêtements, la langue même. Une révolution culturelle sans exemple. C’est que le nouvel État est lui–même le maître, le pédagogue. Le pays n’est plus qu’une vaste école primaire, dont les citoyens sont traités comme des enfants. Cet ensemble incertain qu’on appelle le kémalisme apparaît comme un système pédagogique et militaire où s’est longtemps effacée toute différence dans un interminable cérémonial de l’unité du corps national. Ainsi, par l’effet de cette histoire officielle, la mémoire commune a été purgée de ses éléments hétérogènes, et la radicalité du déracinement a laissé la société comme amnésique, privée de tout rapport direct non seulement avec une histoire critique, mais avec la mémoire vive des anciens, condamnés au mutisme, ou à des souvenirs clandestins, tantôt courbés et presque honteux, tantôt dressés dans une protestation purement émotive. La mémoire de la société turque, enfermée entre des frontières hostiles, ne pouvait pas sortir de son mutisme, de son isolement, de son encerclement. Une mémoire peut devenir folle d’être seule avec elle–même.
Mais de notre côté ce n’est pas un hasard si les conceptions historiographiques européennes se mettent à trembler dès qu’il s’agit de ce sujet. Nous aussi notre identité européenne s’est constituée pendant quelques siècles dans le petit espace qui nous avait été imposé par l’encerclement ottoman. Pour toutes ces raisons les européens ne peuvent prendre part à ce débat qu’en procédant à l’anamnèse critique de leur propre rôle historique dans cette histoire, de la même manière que les différentes composantes de la société turque rouvrent la complexité de leur mémoire et doivent cherchent des équations inédites. Si l’ensemble de la région concernée par l’éclatement de l’Empire Ottoman, depuis les Balkans jusqu’au Caucase et la Palestine, est encore sous le choc de la rencontre entre l’idée d’empires multi-nationaux et quasi-communautaristes et notre bonne vieille idée de « nation » (avec son mythe religieux d’autochtonie), c’est notre problème à tous[31]. Si plusieurs régimes d’historicité, plusieurs formes de mémoires et de lien social, s’y mêlent dans un profond différend, il est préférable d’examiner ce dernier attentivement si l’on veut penser les conditions de son apaisement. Et sinon, ce n’est pas l’Europe qu’il faut envisager, mais tout simplement la guerre. C’est toujours ce qu’il y a de plus facile, ce à quoi tout peut conduire, et je vois déjà les rivages de toutes nos « mers du milieu », le matin suivant.
Un nouveau régime de cohabitation
Il faudrait donc trouver ensemble une autre solution, qui fasse place à un régime d’historicité plus composite que celui de l’uniformité jacobine de l’État-Nation, et plus libérale et démocratique que l’incarcération impériale dans des communautés plus ou moins étanches. Mais sans détruire trop vite le cadre existant; car l’éclatement de la Turquie nationaliste pourrait aujourd’hui faire beaucoup plus encore de dégâts que son maintien et sa pluralisation interne par les exigences démocratiques. On a vu qu’on ne change pas de régime de tolérance et de cohabitation politique par un coup de baguette magique. Et on sait que l’on ne peut pas avoir tous les avantages des différents régimes sans aucun des inconvénients: la constitution d’un tel « compromis » passe certainement par le sacrifice d’un certain monisme politique, mais aussi par le prix psychique d’une liberté individuelle qui doit intérioriser les conflits et marquer ses libres-attachements. Tout cela n’a rien d’idéal, sans doute, rien d’utopique, mais c’est la condition civile liée aux formes contemporaines de l’urbanité, celle qui peu ou prou s’invente aujourd’hui à tâtons, et qu’il faut retenir, soutenir, et instituer.
L’Europe, qui longtemps a exporté un modèle d’État-Nation qui n’est plus capable de contenir la double logique de mondialisation et de balkanisation, se doit d’inventer, sur ses propres limites, un nouveau modèle institutionnel. Et là encore, appartenir ou ne pas appartenir à l’Europe n’est pas si important et peut cacher le problème à venir. La Turquie ne saurait d’ailleurs appartenir à l’Europe qu’en élargissant et en réinterprétant profondément son passé et notre passé.
Jan Patocka, parlant de l’Europe, disait qu’elle s’est déjà réalisée et détruite. C’est fait, et elle a d’ailleurs failli emporter le monde dans le néant; jamais probablement le monde ne lui pardonnera de l’avoir en quelque sorte menacé à ce point. Et cette guerre, les puissances de destruction qui se sont déchaînées, nous oblige à nous retourner pour découvrir que nous sommes dans un « monde de la guerre », sans issue assignable; c’est ce qui nous condamne au dialogue. C’est ce que Patocka appelait la « communauté des ébranlés ». Qu’est-ce que le monde après un tel ébranlement? Dans quel monde pouvons-nous cohabiter, d’autant plus semblables que plus différents, dans quel monde aurions-nous enfin le bonheur de différer ensemble? Qu’est-ce qui peut régler cette équivoque de la ressemblance et de la différence entre les européens? Si Patocka écrit Platon et l’Europe, n’est-ce pas pour remettre au centre de notre culture cette faculté de questionner ensemble[32]?
Repenser notre capacité à différer ensemble, à cohabiter, suppose que nous parvenions à réinventer une forme de frontière, un cadre de confrontation, une sorte d’institutionalité qui propose de nouveaux théâtres d’expression des différences, des conflits et des accords. Et de la même manière que nous devons échapper à l’alternative terrible (et complice) entre liquidation des frontières et durcissement de frontières exclusives, nous devons échapper à l’alternative entre une forme d’identité politique qui nie toutes nos appartenances à des communautés particulières de langage ou autre, et une forme d’identité politique qui nous incarcère de naissance dans un groupe sans pouvoir en sortir. C’est peut-être que nous restons captifs d’une conception de l’identité idem, inaltérable, indivisible et exclusive, qui ne changerait pas. La « carte d’identité » qui lui conviendrait serait mononationale, monolingue, éventuellement monoreligieuse[33]. À cette identité correspondrait l’âge de frontières nationales et linéaires, où toutes les discontinuités (religieuses, linguistiques, historiques, ethniques, stratégiques, politiques) coïncideraient: la frontière serait totale entre A et non-A. La définition de l’Europe, selon ce principe, supposerait le choix d’un critère unique de discrimination, sous lesquels tous les autres viendraient se subordonner sinon s’effacer.
Une identité-ipse, pour reprendre le beau concept proposé par Ricoeur dans Soi-même comme un autre, une identité qui ne s’effectue qu’au travers de ses variations et en y cherchant ses limites, serait une identité plus interrogative, qui laisserait ouverte la question « qui ». Par les variations de l’appartenance, par la multi-appartenance, elle permettrait de penser simultanément l’ancrage dans une mémoire non malléable à merci et la liberté par rapport à ce que chaque appartenance aurait d’exclusif. Elle définirait un espace social plus libre que celui des millet ottomans ou des nouvelles « gated communauties », mais plus activement bienveillant à la diversité que celui des nationalismes ou du conformisme du marché mondial. Comment instituer une telle forme de l’identité politique?
Toute société a dû penser, d’une manière ou d’une autre, la cohabitation de mémoires différentes (ne serait-ce qu’entre les générations). Or par le jeu complexe de l’histoire et des échanges, les mémoires se chevauchent, et plusieurs régimes d’historicité peuvent être en conflit dans nos sociétés. Ricoeur estime possible de chercher ensemble ce qu’il appelle « un désaccord raisonnable ». Les différents protagonistes s’accordent et fournissent leur force d’adhésion à un compromis, qui ne préjuge pas d’un accord sur le fond. C’est ensuite que les différentes parties prenantes, chacune dans sa tradition narrative, son style d’argumentation, et sa capacité propre d’invention, peuvent apporter leurs motifs spécifiques d’appartenir à la même configuration. C’est bien le défi actuel, non seulement pour l’Europe et pour la Méditerranée, mais pour un monde qui ne peut ni sombrer dans l’amnésie d’un simple développement technique et mercantile, ni dans l’insurrection de mémoires murées derrière leurs frontières douloureuses. C’est que l’Europe est issue de mille sources dont elle porte en elle le paysage, sans pouvoir s’en émanciper complètement ni le réduire à une seule histoire. Nous ne sommes pas tous dans la même histoire, nous n’avons pas les mêmes irréparables. Mais nous sommes libres de puiser dans ces réserves de traditions, non seulement pour les raviver, mais pour tenter de nouvelles configurations, jusqu’ici inédites dans l’histoire européenne.
Nous ne sommes pas condamnés à répéter indéfiniment le passé, à n’en conserver que les cicatrices. Les frontières d’ailleurs ne sont pas que des cicatrices, mais des instruments à faire jouer les différences. Peut-on faire aussi varier les frontières? Où s’arrête l’Europe? Quelles sont ses limites géographiques? La problématicité de l’Europe correspond ainsi à cette pluralité de profils dont parlait Patocka après Husserl. La frontière est comme un cadre, une limite dont on ne sait pas si elle est dedans ou dehors. Un peu comme les « marches » des époques impériales[34], mais dont le multi-statut serait institué. C’est aussi cela qui peut dédramatiser la question de l’appartenance, par exemple de l’appartenance à l’Europe. S’il s’agit d’inventer, de bricoler une nouvelle forme d’institutionalité, il vaudrait mieux, plutôt que de chercher une frontière simple et linéaire, chercher à établir sa géographie par surimpression, en quelque sorte, d’une multiplicité de territoires. Selon cette surimpression, tantôt la Turquie, mais aussi l’Angleterre, l’Espagne, la Loire ou le Rhin, appartiendraient et n’appartiendraient pas à l’Europe. Cette surface métaphorique, où l’Europe serait et ne serait pas, selon le type et l’échelle de territoire considérée, correspondrait à l’identité problématique et métaphorique que nous cherchions[35].
L’identité européenne serait alors tracée et dessinée par un réseau d’écarts et de figures formant une sorte d’espace feuilleté, une sorte d’espace à géométrie variable. Il faudrait en ce sens penser, non plus sous le schème ancien de l’Empire ni sous le schème moderne de l’État-Nation, mais sous celui d’une sorte de pluralisme cohérent, l’institution politique, juridique, économique, de cette géométrie variable. Une forme d’institution capable de rendre raison de cette structure d’identité différentielle. Comment penser une institution pluraliste, une institution à la hauteur de cette identité métaphorique, une institution où il n’y aurait pas de centre unique, où nous serions tous sur la marge? Et comment penser une communauté qui porterait en son centre cette interrogation, cette excentricité originaire dont parlait si bien Patocka? Telle est pour moi la question proprement européenne que pose la « marche » turque. Comme si nous placions la capitale de l’Europe sur sa frontière, le Bosphore.
Olivier Abel
Notes :
[1] Comparer l’incomparable Paris: Seuil, 2000, p.61 sq. Il affirme que « l’enquête doit désormais porter sur ce que Marshall Shalins appelle des régimes d’historicité », qu’il définit comme « une approche comparative des diverses formes d’expérience de l’histoire, dans l’espace et dans le temps » (p.64) et comme « l’aménagement de la mémoire, non pas en tant que maîtrise spatiale d’un stock d’informations, mais comme appréhension dans le temps d’une distance de soi à soi » (65). « Le domaine politique se présente comme le terrain privilégié des réformes voulues, délibérées avec l’énoncé des raisons de se transformer » (68). Chez les Romains le pontife a la fonction de maîtriser le temps en mémorisant les faits significatifs du passé (73).[2] Paul Ricoeur, Histoire et Vérité p.89.
[3] Michael Walzer, Traité sur la tolérance, Paris: Gallimard, 1997. Il propose une typologie des différents « régimes de tolérance » ou de coexistence par lesquels les sociétés, historiquement, sont sorties des guerres civiles (et de religion) ou les ont évitées.
[4] Mais on ne rouvre pas n’importe comment le passé et ses fosses communes, comme l’observe Jean-Pierre Faye (Sarajevo, la frontière en archipel, Arles: Actes Sud, * p.119).
[5] Kant, dans ses écrits sur la philosophie de l’histoire, et notamment dans les « conjectures sur les débuts de l’histoire humaine », comme d’ailleurs dans La religion dans les limites de la simple raison, insiste sur le fait que la discorde des langues et des religions est utile à l’humanité, à sa diversité géographique.
[6] Il faut reconnaître que la guerre est peu pensée, sinon comme instrument: mais le fait d’avoir vécu et enseigné en Turquie il y a une vingtaine d’années m’a rendu sensible à l’étonnante autonomie du militaire, qui sans même penser à mal ne cherche que son plus entier déploiement, et dont il n’est pas certain que les démocraties occidentales soient aussi quittes qu’elles le supposent.
[7] Je me souviens de bombons dans l’Espagne des années 80 encore, sur le papier desquels on voyait une sorte de Dracula nommé d’un côté « el vampiro », de l’autre « el turco ».
[8] Les déclarations de son leader A.Ocalan, quand il était réfugié en Italie, selon lesquelles toutes les erreurs de son mouvement n’auraient eu lieu que parce que ses lieutenants n’avaient pas appliqué exactement la théorie (nationale-stalinienne) sont tout à fait révélatrices à cet égard.
[9] Mais les journalistes et les intellectuels turcs ont une capacité critique que l’on souhaiterait voir dans d’autres pays de la région, sinon chez nous.
[10] Vieux rêve européen. Faye cherche à juste titre dans une intelligence comme celle de Leibniz de quoi sortir des confrontations balkaniques (op.cit. p.127, et p. 128 il parle de son protecteur Eugène de Savoie). Mais il ne faut pas oublier que l’idée de Leibniz, qu’il vient proposer (en vain) à Louis XIV comme ambassadeur plénipotentiaire des princes allemands, c’est qu’il faut arrêter les guerres intra-européennes en faisant l’union contre l’Empire Ottoman. C’est pourquoi je préfère à cet égard les thèses de son vieil adversaire Pierre Bayle, plus conscient du caractère conflictuel de l’histoire et de l’obligation d’y trouver un modus vivendi, et plus lucide sur la tolérance ottomane, qu’il n’exagère pas mais compare à celle de la France absolutiste.
[11] La Turquie est toujours l’une des premières destinations bon marché des européens, mais les capacités de charge des sites sont largement dépassées.
[12] Le président espagnol du parlement européen Gil Roblès était moyennement convaincu, un jour où je l’assurai qu’un protestant français sait doublement ce qu’il doit aux Ottomans, sans lesquels l’Europe d’aujourd’hui aurait été modelée par Charles-Quint, puis par la Contre-Réforme. Il est probable que l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne est cette chose délicate, peut-être impossible, mais qui seule peut empêcher l’Europe de n’être qu’un « club chrétien-latin civilisé ».
[13] Même si cette manière de vivre leur « célibat » hors de la maison est ancrée dans une ancienne culture de moines-soldats, celle qu’illustra longtemps les janissaires.
[14] C’est tout le problème, lorsque la loi ou les tribunaux viennent « décréter » l’histoire, comme c’est parfois le cas en Turquie, mais aussi en France, quand un parlement propose une loi sur le génocide arménien qui risque de mettre hors de discussion la recherche historique. Non que celle-ci puisse échapper au débat dans une scientificité seule à la hauteur de la complexité du passé: c’est justement parce que l’histoire ne saurait se désancrer de la mémoire, ni de la responsabilité politique, ni justement du fait que l’histoire n’est pas finie, qu’il faut prudemment distinguer les registres et les régler les uns par les autres (c’est le grand mérite du livre de Ricoeur, La mémoire, l’histoire, l’oubli).
[15] C’est ce qu’écrivait joliment Murat Belge, à propos des enfants kurdes, dans un grand quotidien turc (texte traduit et publié dans Esprit 1999/6).
[16] Dans les massacres d’Adana en 1908, les récits des voyageurs horrifiés montrent plutôt que c’est l’effondrement de l’État et des institutions capables de faire écran, plutôt qu’un État planificateur et tout puissant comme dans le cas du nazisme, qui conduit aux massacres. Loin de remettre en cause la définition du génocide, il faut lui donner son ampleur véritable comme effet des effondrements institutionnels, ou de l’instrumentalisation des institutions. Ce n’est pas un hasard si cette fureur succède à la liesse d’une société qui croit qu’elle a enfin résorbé ses contradictions.
[17] La République Turque, fondée en 1923, aurait pu attribuer au régime ottoman avec lequel elle a rompu la responsabilité des massacres: si elle ne l’a pas fait, c’est bien que le génocide est pour partie lié à l’insurrection nationale, et que la république est fondée dessus (les « jeunes turcs » du gouvernement ottoman sont les commanditaires des déportations).
[18] Il y avait de forts marqueurs d’identité, vestimentaires par exemple. Mais l’empire sut accueillir les juifs chassés d’Espagne, et William Penn chassé d’Angleterre hésita à aller fonder Philadelphie sur les Dardannelles.
[19] Le pardon ne signifie pas exactement la même chose dans les cultures catholiques, protestantes, orthodoxes, ou musulmanes, par exemple, et les uns croient que les autres ne connaissent pas le pardon, comme on l’a vu récemment au Kosovo.
[20] C’est pourquoi Walzer estime qu’il s’agit d’examiner les « régimes de tolérance » comme des solutions diverses au problème de la cohabitation, où la tolérance aille de la résignation à l’existence de l’autre jusqu’à l’enthousiasme pour la différence de l’autre, en passant par l’indifférence et la curiosité, mais sans chercher à leur donner une note, à les hiérarchiser. On ne peut d’ailleurs panacher les avantages des différents régimes (p.18).
[21] L’individualisme est impuissant face au totalitarisme du premier type (où les humains sont superflus et malléables à partir de zéro), et le communautarisme est impuissant face au totalitarisme du deuxième type (où les humains sont incarcérés dans leur milieu de naissance), et l’on voit poindre ici la double-frénésie qui s’est emparée du XXème siècle entre la mondialisation qui déracine tout et la balkanisation qui bafoue les droits individuels.
[22] Les « minorités » sont ainsi assignées à leur identité de millet (et les Français par exemple sont automatiquement enregistrés sur leur carte de séjour comme catholiques). Par contre les langues (laze, kurde, arabe, etc.) n’apparaissent pas, et les minorités musulmanes (les alévis sont très nombreux, et payent des impôts qui servent à l’État à construire des mosquées sunnites) non plus. Ce sont là des points communs à de nombreux pays de la région, et que l’entrée dans la communauté européenne doit certainement faire évoluer.
[23] Depuis Lord Byron avec les Grecs jusqu’au Capitaine Lawrence avec les Arabes, les « guerres de sécession » se multiplient (1821–29, 1832–37, 1853–55, 1876–78, etc.) et culminent dans une guerre de 10 ans qui laissera des millions de morts.
[24] La bataille des Dardanelles en 1915-1916 fit des centaines de milliers de morts et les troupes franco-britanniques furent obligées de se retirer. Par sa résistance la Turquie fut, avec le Japon, la seule puissance non-occidentale à n’avoir jamais été colonisée. Mais cela n’empêcha pas un peu plus tard Winston Churchill de continuer à croire au « ventre mou » de l’Europe.
[25] Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t.1 La volonté de savoir, Paris: Gallimard, 1976, p.73, 167 sq., et surtout 180 sq.
[26] Le geste proprement génial de Constantin est de placer sa capitale sur la frontière, brisant d’un coup les encerclements.
[27] Il ne faut cependant pas oublier que les « turkmènes » (seuls turcs « de souche » dans une population globalement constituée de « byzantins » convertis) ont longtemps été mal vus par la Porte, qui lança régulièrement, du 17ème au 19ème siècle des campagnes de sédentarisation, les déportant vers les plaines de la Syrie du Nord d’où ces tribus « indiennes » s’échappent, dans une longue guérilla qui évoque celle du Far-West, et que Yasar Kemal a su raconter magnifiquement.
[28] La localisation géographique de l’architecture ottomane, en particulier des maisons, en est l’illustration. Il y a peu de maisons ottomanes dans l’Anatolie centrale, et tellement dans les Balkans. Il y a, dans la manière dont les idéologues turcs de la génération née vers 1880 renoncent aux Balkans, et redéfinissent le territoire national sur un socle anatolien et asiatique, une telle énergie de déni que soudain l’on doute. Et en effet leurs lettres de vieillesse, longtemps après que le combat ait cessé, montrent souvent une nostalgie de la « maison perdue ». Même dans les grands coups de boutoir que l’armée ottomane triomphale et affolée donne en 1918–1919 à l’Est, allant jusqu’à Bakou, traversant la Caspienne, rêvant derrière Enver Pacha de retourner aux terres « ancestrales », il y a comme une volonté ivre d’oubli. La perte des Balkans n’est pas seulement un désastre militaire, c’est une mémoire qui est blessée à mort, séparée de sa demeure, condamnée à donner naissance à autre chose ailleurs.
[29] En perdant le monde arabe, il perd la Mecque, le pilier du califat et un principe d’unité qui lui était essentiel.
[30] Tout de même, pour séparer ce qui jusque–là était associé et mélangé, il a fallu une violence à laquelle la société civile n’était pas préparée, il a fallu une folie qu’illustre encore, en 1923, l’échange forcé des populations entre la Turquie anatolienne et la Grèce, modèle de « purification ethnique » plus ou moins orchestré par les puissances européennes. C’est cette séparation qui fait du désastre dont nous parlons quelque chose dont il n’y a pas de mémoire possible. Mais cela ne valait-il pas mieux qu’une cohabitation forcée, incompatible avec le nouveau régime de mémoire et de politique qui se mettait alors en place?
[31] Dans l’ouvrage cité plus haut, Walzer donne l’exemple d’Israël comme pays qui conjoint le système de l’État-Nation, celui impérial ottoman des millet, et celui d’une société d’immigration. Si on y rajoute les tentatives jusqu’ici avortées de faire une consociation comme la Suisse ou la Belgique, cela fait beaucoup de projets à mettre dans la même petite boîte! Mais là encore nous sommes dans les débris parfois explosifs de l’Empire Ottoman.
[32] Voir mon livre sur L’éthique interrogative Paris: PUF, 2000.
[33] Et lorsqu’on parle d' »absence de fondement », lorsqu’on tient les différences nationales, linguistiques, religieuses comme négligeables dans le nouveau complexe de communications, on est dans le comble du mono-quelquechose, du fondement indiscutable, et d’une identité qui pour être encore idem doit être vide, malléable à merci.
[34] La « marche » catalane pour Charlemagne, la « marche » anatolienne pour Byzance; peut-être le Far-West pour les USA. Mais les « marquis » du vieux temps, comme Ulysse, reviennent un jour de leur long voyage.
[35] La formule des conteurs turcs pour dire « il était une fois » et commencer une histoire, est « bir varmis, bir yokmus »: une fois il était, une fois il n’était pas ».
Publié dans Esprit 2001 n°1, p.124-139.