Après la publication à Rome, par la congrégation pour la doctrine de la foi, de son « instruction » sur le respect de la vie humaine naissante et la dignité de la procréation, voici que la Fédération Protestante de France publie des « éléments » de réflexion. Dès leur titre ces deux textes s’opposent : d’un côté les conclusions homogènes et magistérielles d’un dossier, de l’autre la modeste contribution à un débat si aigu qu’il traverse encore le texte. Pourtant les positions protestantes ne sont pas jetées au beau milieu de la controverse sur la « bioéthique » dans un but polémique. S’il tombe à point nommé, ce texte prouve simplement que les protestants, comme les catholiques et comme les chercheurs, comme les moralistes et comme les législateurs, se trouvent au même moment devant les mêmes problèmes. Il est naturel que, confrontés à la même grâve question, les uns et les autres tentent enfin d’y répondre. Le document protestant n’est pas un texte hâtivement monté pour répondre aux catholiques.
Il est le résultat de dix–huit mois de méditation d’un groupe de travail constitué de Rose Coelho et d’Etienne Martin pour la recherche et la médecine, de Jacques Robert pour le juridique, de Rosine Maury du planning familial pour le contexte social du problème, et de France Quéré, Robert Somerville, André Dumas et Olivier Abel pour le point de vue théologique et éthique. Inutile de dire que nous n’avons pas toujours été d’accord ! Mais la responsabilité c’est de savoir rapporter sa conviction personnelle à celle des autres, et nous avons eu le sentiment qu’il s’agissait de porter à la réflexion commune les débats eux–mêmes. En ce sens– là l’important n’est pas l’opinion, aussi « bonne » soit–elle (elle pourra être contestée), qui en est résultée, mais d’avoir appris à mieux régler nos discours : comment veut–on donner des limites à la technique si on n’apprend pas à se limiter soi–même quand on parle ! Il fallait ainsi que l’éthique, le juridique, le biologique, etc., ne « débloquent » en se mettant à parler à la place les uns des autres. Dans le débat public aujourd’hui, ce sens des limites est la première chose à rappeler.
Notre principal dilemme et notre principale divergence fut à propos des techniques faisant appel à un donneur étranger au couple. Certains parmi nous insistaient sur le caractère « corporel » de la personne dans la Bible : l’intervention d’un tiers dans la filiation met en cause la dimension proprement génétique d’une parenté réduite à l’affectif, comme à l’inverse la responsabilité d’une parenté génétique rendue anonyme ; bref, il y avait chez ceux–là une grande réticence à l’égard des « dons » de sperme, d’ovules, d’embryons (les dissociations dans la filiation posant trop de problèmes). D’autres insistaient sur l’importance de la catégorie biblique d' »adoption »; nous trouvions peu biblique cette sacralisation de la filiation génétique, et inquiétante qu’elle apparaisse dans une société où l’on a tendance à superposer l’hérédité et l’héritage dans la même idolâtrie du patrimoine (dans une société si atomisée et mobile que la filiation génétique apparaît comme une sécurité identitaire); enfin nous trouvions que cela revenait « de facto » à condamner l’usage des techniques de procréation artificielle qui font presque toujours appel à un élément tiers. Le texte final porte encore la trace de ce dilemme, et l’on nous reprochera soit d’avoir été trop catholiques dans cette réticence, soit trop laxistes dans cette confiance à l’adoption affective. Peu importe d’ailleurs car les deux positions doivent se tenir en respect.
La où nous nous retrouvions ensemble, et différents des catholiques, c’est pour ne pas sacraliser le « naturel »; non pas que l' »artifice » soit pour nous une merveilleuse magie, mais parce qu’il n’est en rien maudit. D’ailleurs la « bioéthique » n’est pas pour nous le lieu d’une sacralisation de la vie, mais bien celui d’une morale de l’homme vivant dans son rapport au vivant qu’il est lui–même. Et puis nous pouvions être tenus ensemble dans le même débat, parce que nous étions ensemble soumis aux mêmes Ecritures, ensemble renonçant au monopole de son interprétation légitime : la Bible restait au–dessus de nos opinions. Enfin nous ne prétendions pas que nos convictions éthiques puissent donner lieu à une législation juridique, ni même à une quelconque parole d’autorité dans nos églises : séparant la sphère éthique de la sphère juridique, nous tenions à ce que la parole éthique reste une simple parole, qui ne force à rien. Ce sont seulement des « éléments » et des repères pour accompagner la réflexion responsable de chacun. Si l' »instruction » de la congrégation romaine voulait clore le débat, elle a probablement manqué son but: l’instruction du dossier ne fait que commencer, et nous n’aurons de cesse de remettre la question dans le monde où elle se pose.
Olivier Abel
Publié dans Etudes théologiques et religieuses 1987-2.