Voici deux fragments où Paul Ricoeur parle de bonheur en matière politique. Le premier date de 1956, au retour d’un voyage en Chine :
« Un peuple qui sait qu’il représente le quart de l’humanité croit non seulement que le bonheur est pour demain, mais qu’il est déjà entré dans l’époque où le bonheur commence »[1]. Le second date de 1951, et poursuit une réflexion dialoguée avec André Néher à propos d’Israël : « Ce qui importe à la politique mondiale, c’est qu’il y ait un peuple qui croie de toute sa faiblesse, de toute sa souffrance, de toute son espérance, que sa seule existence possible est située en un lieu précis du monde, qu’il est malheureux hors de ce lieu, heureux quand il y est rassemblé »[2]. Remarquons tout de suite que le bonheur, ici et là, est l’objet d’une croyance. Cette croyance est une donnée incontournable de l’espace politique : est– elle bénéfique ou maléfique? Ici commence l’incertitude ou la perplexité. Ici commence le travail critique par lequel Ricoeur ensemble suspend et justifie l’espérance de bonheur.
L’espérance politique du bonheur
L’Ethique à Nicomaque d’Aristote place le bonheur dans une activité qui serait à elle–même son propre but : l’autonomie, se suffire à soi–même, caractériserait le bonheur. L’homme, écrit–il, est un « animal rationnel », car c’est dans l’activité de la raison qu’il réalise cette autonomie. Mais le lieu de cet exercice est la cité politique, et c’est pourquoi il écrit aussi que l’homme est un « animal politique ». La cité, espace du débat rationnel, est le lieu du bonheur humain, le lieu où s’accomplit sa finalité, sa « téléologie ». Ricoeur commente cette idée en montrant que la catégorie du bonheur est celle du sens ; d’une totalité qui n’est pas la totalité additive des désirs satisfaits, mais la totalité finale qui donne sens, ce que Kant appellerait le royaume des fins.
Dans le même ordre d’idées, Jean–Jacques Rousseau écrit : « Mieux l’Etat est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées, dans l’esprit des citoyens. Il y a même beaucoup moins d’affaires privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans les soins particuliers »[3]. Ricoeur pour sa part analyse la crise contemporaine de légitimation en montrant que les contemporains en sont venus à détester ce qu’ils aiment, l’accès aux biens et à l’espace privé pourtant nécessaire à l’autonomie morale elle–même : « à l’identité de l’homme moderne appartient la création conjointe d’un espace public de délibération et de décision et d’un espace privé de vie familiale et d’intimité –mais aussi, outrepassant ce double but, la désaffection simultanée pour la pratique politique et pour les liens affectifs dans la famille nucléaire »[4].
Voici donc une grande « tradition » philosophique qui développe le sentiment du respect de la chose publique, de l’espace civique, comme lieu possible du bonheur. On peut sans hésiter ranger Ricoeur dans cette tradition, lui qui, tout au long de ses articles, s’est battu contre une conception individualiste et privative, non seulement de l’éthique, mais du péché et de la rédemption. C’est cela que nous lisons dans les textes–programmes que sont, pour les présents « cahiers du christianisme social », « le socius et le prochain », ou bien « l’image de Dieu et l’épopée humaine »[5]. En même temps qu’une pointe d’inquiétude, il faut reconnaître ce frémissement épique dans le texte de 1956 sur la Chine.
Et même l’inquiétude par rapport au « bonheur » dans la société communiste procède du même argument. Dans un article intitulé « Jan Patocka, le philosophe–résistant »(1977), Ricoeur montre avec Vaclav Havel la corruption de la citoyenneté par un « régime qui organise systématiquement la fuite hors de la sphère publique vers le confort privé de style petit–bourgeois »[6]. C’est cet argument qui avait surgi dès le lendemain du coup de Budapest, dans le texte paru dans Esprit en mai 1957 et intitulé « Le paradoxe politique »[7] : il faut maintenir et augmenter la rationalité et l’autonomie du politique, contre l’idée marxiste qui le réduit à n’être qu’un effet résiduel des contradictions économiques. Tant qu’on ne reconnaîtra pas cette autonomie du politique, qui a des fonctions, des vices et des vertus qui lui sont spécifiques, on ne cherchera pas à penser « juste » (c’est à dire à penser ce qui fonde et ce qui limite) le politique.
On n’insistera jamais assez sur ce point : la critique du communisme par Ricoeur s’inscrit dans cette ligne, non d’une critique de l’excès politique en régime marxiste, mais du défaut de politique. Le communisme pense le bonheur et la justice économiques ; il ne pense pas le bonheur et l’autonomie politiques. Mais cet argument garde évidemment la même valeur contre la conception du bonheur en société de consommation ou de démocratie–spectacle. Et aussi contre le moralisme individualiste que l’on pourrait qualifier de « petit–chrétien », qui se place hors du politique et abandonne ce dernier à la méchanceté et au malheur humains.
Ricoeur s’accorde avec Hannah Arendt pour dire que l’autonomie du politique réside dans le fait que le pouvoir, avant d’être un système de domination, réside dans la capacité d’agir en commun, qui suppose une mémoire commune et un projet commun, un vouloir– vire ensemble[8]. C’est pourquoi « le contrat occupe au plan des institutions la place que l’autonomie occupe au plan de la moralité individuelle »[9]. Et ce contrat n’est pas seulement construit par délibération pure ; il est sans cesse à redécouvrir ensemble, comme un projet oublié et plus originaire que toutes nos règles ; quelque chose comme un rêve à travers l’oubli, un rêve partagé d’équité et de fraternité. Il présuppose une idée et une visée de ce que nous croyons être le bien commun.
La perversion de l’espérance politique
Tout le problème tient à ce que Ricoeur s’inscrit non moins résolument dans une autre grande tradition, beaucoup moins optimiste par rapport au politique, peut–être davantage marquée par la Réforme et sa méfiance de l’enthousiasme humaniste, et que l’on trouve chez des auteurs aussi différents que Hobbes ou Kant. Pour ce dernier la morale n’a pas pour objet la façon dont nous pouvons devenir heureux, mais celle dont nous devons devenir dignes du bonheur[10]. Et encore cette dignité est–elle probablement davantage une idée régulatrice qu’un objectif réalisable.
Dans L’homme faillible[11], Ricoeur montre la disproportion qu’il y a entre le caractère fini (une sorte de perspective pratique sur le monde) et le bonheur infini (le sens qui transgresse le point de vue et vise la totalité), et il cite Kant pour compléter Aristote, chez lequel la recherche du bonheur pourrait n’être que l’interminable addition de tous les désirs : « La raison (…) demande la totalité absolue des conditions pour un conditionné donné »[12]. Or cette totalité ne peut jamais se rencontrer dans les phénomènes. Et Ricoeur commente : « C’est pourquoi il était nécessaire que Kant commençât par exclure le bonheur de la recherche du principe de la moralité (…) Mais cette époché (suspension) du bonheur, compris comme l’agrément durable de la vie, restitue le problème authentique du bonheur, en tant que totalité d’accomplissement ». Car l’idée de totalité habite le vouloir humain, mais elle doit l’habiter sur le mode eschatologique.
C’est aussi ce qu’il dit dans « La liberté selon l’espérance », parlant du Souverain Bien comme achèvement de la volonté : « Précisément, il ne permet aucun savoir, mais une demande qui, on le verra plus loin, a quelque chose à voir avec l’espérance (…) souverain signifie non seulement suprême (non subordonné), mais complet et achevé (ganz und vollendete). Or cette totalité n’est pas donnée mais demandée (…) ce qu’elle demande, en effet c’est que le bonheur s’ajoute à la moralité ; elle demande ainsi d’ajouter à l’objet de sa visée, pour qu’il soit entier, ce qu’elle a exclu de son principe, pour qu’il soit pur« [13].
Dans son texte sur Théorie et Pratique, Kant poursuit son argumentation en passant du plan éthique au plan politique. Il écrit du contrat qui fonde la constitution civile, qu’il « n’a absolument rien à voir avec la fin qui est de façon naturelle celle de tous les hommes (l’intention de parvenir au bonheur), ni avec la prescription des moyens d’y parvenir; en sorte que, pour cette raison également, cette fin ne doit absolument pas s’immiscer dans cette loi au titre de principe déterminant. Le droit est la limitation de la liberté de chacun à la condition de son accord à la liberté de tous, en tant que celle–ci est possible selon une loi universelle »[14].
Plus loin, après avoir expliqué que les hommes sont très divisés dans leur conception du bonheur, Kant estime qu’un gouvernement « paternel », qui prétendrait énoncer pour des sujets– enfants la manière d’être heureux, serait « le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir« [15]. Lorsqu’il écrit « le plus grand despotisme », ce n’est pas pour lui une figure de rhétorique : car c’est précisément le mal radical, celui qui touche la racine des volontés humaines, que faire de la vertu même le moyen du bonheur[16]. La meilleure volonté est en ce sens la pire[17], qui veut tout en même temps : elle veut la synthèse du bien agi (moral) et du bien senti (physique ou affectif), elle veut le bonheur comme totalité.
Or cette volonté est politiquement la plus perverse et périlleuse. Car cette synthèse ne nous appartient pas. Ricoeur commente : « Le mal véritable, le mal du mal, ce n’est pas la violation d’un interdit, la subversion de la loi, la désobéissance, mais la fraude dans l’oeuvre de totalisation (…) Si le mal du mal naît sur la voie de la totalisation, il n’apparaît que dans une pathologie de l’espérance, comme la perversion inhérente à la problématique de l’accomplissement et de la totalisation. Pour le dire en bref, la véritable malice de l’homme n’apparaît que dans l’Etat et dans l’Eglise, en tant qu’institutions du rassemblement, de la récapitulation, de la totalisation »[18].
Esquisse d’une critique du bonheur
Les deux discours précédents ayant été repérés, comment faire jouer leur articulation dans la pensée globale de Ricoeur? D’abord ces deux traditions de pensée politique correspondent en gros aux deux lignes dégagées dans « le paradoxe politique »: celle qui fonde la rationalité spécifique du politique, avec Aristote, Rousseau, Hegel. Et celle qui résiste à l’irrationalité politique avec Platon, Machiavel, Marx. La première montrerait le bonheur politique possible, et la seconde dénoncerait l’idéalisation et l’illusion politique. En les corrigeant l’une par l’autre, on pourrait justifier l’espérance politique de bonheur, tout en la limitant et en lui refusant une synthèse qui ne lui appartient pas.
On pourrait ajouter que le premier modèle parle positivement du bonheur, par une démarche téléologique : le bonheur, c’est à dire non seulement le bien éthique mais le bon, est une visée nécessaire du politique. Le second modèle en parle négativement, à partir d’une exigence de justice qui reste vigilante quant à l’exercice du pouvoir, et recherche d’abord pour le politique un minimum de procédures équitables[19]. En déployant cette vision mixte, on peut dire que Ricoeur fait oeuvre de « protestant français », pour autant que le premier modèle relève plutôt d’une anthropologie « téléologique » dominante dans les pays latins, et le second d’une anthropologie « pragmatique » dominante dans les pays protestants.
Le fil invisible qui permettrait de tisser ensemble ces deux modèles, ou la clef de voûte qui ferait s’étayer l’un l’autre les deux arcs, c’est peut–être encore cette idée que le bonheur demande la totalité. Notre bonheur ne peut être qu’à la condition du bonheur de tous les autres, et plus encore : il ne peut être qu’à la condition de tous les autres bonheurs. Un bonheur ne peut être que complet. Le bonheur voudrait que « tout soit là ». Tous ceux qu’on aime, bien sûr. Mais aussi qu’il n’y ait aucun point de vue « sacrifié », car tous les points de vue possibles appartiennent de droit au cercle de la communauté totale qui serait la cité heureuse.
Il y a là un geste constant, qui fait de la méthode de Ricoeur une éthique, par lequel les points de vue non pris en compte doivent être réintégrés au débat, et par lequel celui–ci sait qu’il reste toujours des points de vue qui lui échappent. Et ce geste fait une petite différence avec ce que Claude Lefort nomme la démocratie, c’est à dire « un régime conscient du vide de sa fondation et donc condamné par ce vide au risque de la délibération, au traitement négocié des conflits » (et les plus grands conflits portent sur l’évaluation commune du malheur ou du bonheur).
Car il y a toujours une « dette » envers d’autres, qui n’appartiennent pas à la communauté, ou plus, ou pas encore, et sans lesquels l’autonomie, ni le contrat, ni la délibération, ne sont pas complets, pas pleinement valables, pas totalement « autorisés »[20]. Ce manque ne disqualifie pas la démocratie, mais atteste son caractère problématique, discutable, relatif, fragile. La communauté totale qui serait « la cité heureuse » est invisiblement portée par la solidarité entre et avec ses victimes elles–mêmes ; elle reste « une communauté des ébranlés », selon le mot de Jan Patocka[21]. Une communauté selon l’espérance.
Olivier Abel
Publié dans Autres Temps n°35 sept.92
Notes :
[1] « Certitudes et incertitudes de la révolution chinoise », Lectures 1 Paris Seuil 1991, p.317.
[2] « Perplexités sur Israël », ibid. p.359.
[3] Le contrat social livre III chap.15.
[4] « Langage politique et rhétorique », Lectures 1 Paris Seuil 1991 p.172.
[5] Histoire et Vérité, Paris Seuil 1964.
[6] Lectures 1, op.cit. p.70.
[7] Histoire et Vérité op.cit.
[8] « De la philosophie au politique », Lectures 1 op.cit. p.18 sq.
[9] « John Rawls, de l’autonomie morale à la fiction du contrat social » ibid. p.200.
[10] « Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais dans la pratique cela ne vaut rien » Théorie et Pratique, Paris Vrin 1967, p.15.
[11] Paris Aubier 1960, p.81 sq.
[12] Critique de la raison pratique Paris PUF 1943 p.115.
[13] Le conflit des interprétations Paris Seuil 1969, p.40–7.
[14] Théorie et Pratique ibid.p.30.
[15] ibid. p.31.
[16] E.Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Paris Vrin 1965 p.48 sq.
[17] Ricoeur cherche à « ramener l’attention sur les méfaits de de la bonté, sur la tentation terrible de la bonté », et c’est pourquoi l’éthique du magistrat et de la coercition accompagnera jusqu’au dernier jour l’éthique du prophète et de l’amour : « La fin de cette dualité serait la réconciliation totale de l’homme avec l’homme, mais ce serit aussi la fin de l’Etat ; parce que ce serait la fin de l’histoire » (« Etat et Violence » Histoire et Vérité op.cit. p.258–259).
[18] P.Ricoeur, « la liberté selon l’espérance » op.cit. p.414.
[19] « Le juste entre le légal et le bon », Lectures 1 op.cit.
[20] P.Ricoeur, « Pouvoir et violence » Lectures 1 op.cit. p.41.
[21] « Jan Patocka et le nihilisme » Lectures 1 op.cit. p.89.