Un expert se doit de défendre et d’illustrer sa discipline ; mais comme je n’en suis pas encore un ni de mon plein gré, il m’est loisible de formuler les extrêmes réserves que j’éprouve devant une bioéthique spécialisée, séparée de l’éthique tout court : on ne peut pas isoler les questions bioéthiques, les abstraire d’un contexte global. Les remarques un peu marginales ou les arguments présentés ici, et formés au hasard des circonstances, seront regroupés en deux séries. La première concerne le contexte où surgit la bioéthique, parce qu’il est truffé de fausses questions. La seconde concerne la manière dont s’élabore la bioéthique, parce qu’il est bon de savoir ce que c’est qu’une réponse. Je terminerai par quelques propositions, pour tenter de situer des questions plus authentiques : mon but minimal est de montrer que ces questions ne peuvent être correctement posées dans le cadre restreint et spécialisé de la bioéthique, parce qu’elles posent le problème d’ensemble des rapports entre les possibles techniques et les possibles éthiques.
1. Le contexte imaginaire de la bioéthique.
De tous temps la représentation du sujet humain s’est organisée autour d’un support « biologique » : les reins, le coeur ou le sang, etc; l’image bourgeoise de l’homme, quant à elle, s’est organisée autour du sexe, du génétique, de l’hérédité ([1]). Le système génétique, et aussi le cerveau, sont aujourd’hui au « coeur » de l’individu et de son identification, à l’origine de ses pouvoirs les plus propres. Ce n’est donc pas tout à fait un hasard si la « procréatique » et les « neurosciences », qui agissent sur le noyau même de cette représentation, de cette identité ou de ces pouvoirs, apparaissent comme fantastiques, en bénéfice ou en maléfice ; et voici la bioéthique sous les projecteurs de l’actualité.
L’espèce de confusion entre l’hérédité et l’héritage, entretenue par la même idolâtrie du « gène » et du « capital »(cf.note 1), justifie la peur qu’un tiers génétique, étranger à la « famille », intervienne dans la filiation : touche pas à mon patrimoine génétique ! Ce dernier est plus encore que la substance de la propriété privée, il est la matérialisation de l’identité la plus intime, la plus inaliénable, de l’individu. Dans le monde troublé qui est le nôtre, la filiation génétique est peut–être la dernière sécurité identitaire. A rebours, pour ceux qui n’ont pas d’identité ou qui n’en veulent pas, tous les coups sont permis et augmentent le melting–pot biologique ! Bref, l’identité est biologique : les questions réelles posées par les nouvelles techniques sont submergées par cet imaginaire–là ([2]).
On trouve la même biologisation ou matérialisation imaginaire avec les neurosciences, qui sont en passe de traiter chimiquement, au niveau neuronal, des troubles du comportement d’origine affective, sociale : il n’y aura plus de neurasthénie ! Mais faut-il s’effrayer de l’atteinte à l’autonomie imprescriptible de la personne humaine, alors que chaque mois sept millions de boîtes de somnifères sont consommées en France, et que l’automédication est une véritable auto–servitude ! Ce sont les structures les plus lourdes de notre société qui tendent à cette médecine du désir, oscillant pour le plus grand bien du marché entre une neurochimie du bonheur et une neurochimie de la performance.
Ainsi la bioéthique, surgie pour accompagner la biologie au seuil d’une révolution aussi importante que la révolution nucléaire, et pour (cette fois–ci) ne pas manquer le virage, se trouve–t–elle presque entièrement comprise entre un « réalise mon rêve » et un « ne touche pas à mon image »(de la personne, du couple, de l’enfant). L’idéal serait bien sûr qu’elle réussisse une synthèse « soft » entre les deux limites : ce serait la synthèse enfin réalisée de la médecine et de la sagesse, sorte de médecine sage ou de sagesse thérapeutique, où les lois morales s’allieraient enfin aux lois naturelles ; ce serait une technique du salut, où le réalisable rejoindrait le souhaitable, et où le Vrai coïnciderait enfin avec le Bien. Loin de plaisanter, je crois qu’il y a beaucoup de cela dans l’engouement du public pour la bioéthique, qui fleurit dans un imaginaire collectif en béton ; ce n’est pas que je sois contre l’imaginaire collectif, mais celui-là ne me plaît pas trop ! Entre le discours médical et le discours du Pape, l’enjeu de la « morale pour la vie » c’est encore le rêve périlleux d’une « morale naturelle ».
Car le Pape a « raison »: il exprime mieux que quiconque ce rêve collectif, et tandis que sur le fond ses arguments se contredisent (contre la contraception la sexualité est subordonnée à la procréation, mais contre les bébés–éprouvettes la procréation n’est valable que par la sexualité!!), il donne le sentiment d’être au plus prés du « naturel ». En ce sens–là la hiérarchie catholique ne donne pas des normes destinées à être pratiquées, interprétées dans l’existence, mais destinées à capter l’imaginaire public, quitte à le mettre dans une situation pénale mais banalisée de transgression qui confirme la norme([3]). Car le public veut être sécurisé. Ce qui prouve que le pape a largement gagné cette première bataille, c’est que le public protestant lui–même demande maintenant des normes claires ; il se définit par rapport aux catholiques. Il est légitime que ce public ait besoin de rassembler son passé sa culture dans un ensemble de valeurs qui l’exprime, mais l’éthique est autre chose que l’expression de cet imaginaire commun à une « famille spirituelle » !
Loin de capter l’imaginaire collectif, loin de se borner à vendre des opinions qui ont déjà un public acquis([4]), l’éthique est plus exigeante et transcende le constat socio–culturel : elle demande éventuellement à changer de monde, elle agit, elle n’hésite pas à intervenir contre cet imaginaire lorsque celui–ci est faux. Il me semble que c’est le cas.
En effet dans ce cas le contexte imaginaire fausse et usurpe tout à fait le contexte réel, et les techniques de pointe (le possible) cachent trop souvent les problèmes de masse (le réel). La neurochimie pose moins des problèmes d’expérimentation ou d’utilisation à des fins répressives ([5]) que celui d’une automédication qui est l’opium luxueux des sociétés riches. Et que dire des querelles scolastiques sur le commencement et l’identité du sujet humain ([6]) posées par la procréatique, lorsqu’on pense à son coût social ([7]) dans un monde où il y a des millions d’enfants qui meurent d’abandon : mais précisément nous vivons dans une société où l’identité est tellement « biologisée » que l’adoption est mal ressentie, juridiquement contrecarrée et surveillée comme un remède aux effets secondaires nocifs.
On dit que des enfants engendrés avec l’assistance d’un tiers génétique auront, davantage encore que les enfants adoptés, des problèmes d’identification : évidemment, dans une société où l’adoption est une misère, un pis-aller ! L’exigence éthique est peut–être de changer nos modes de vie, de briser les cadres d’une conception thérapeutique où l’adoption est seulement la réparation d’un malheur existant. L’antiquité a connu avec l’adoption un système d’alliance souple qui manque chez nous entre la famille privée et le public anonyme, et c’est bien dommage pour nos structures de parenté.
On dit que la procréation assistée avec le concours d’un tiers crée un malheur (un « orphelin »), tandis que l’adoption remédie à un malheur déjà existant (un enfant abandonné) ; mais la première répond aussi à un malheur déjà existant (une stérilité), et la seconde répond à un malheur qui lui aussi a ses causes (la misère, peut–être l’interdiction de l’avortement!), etc, etc. Par cet exemple je veux montrer que si même on s’obstine dans un langage thérapeutique, on ne peut isoler malheur et remède d’une chaîne plus vaste, plus complexe, et finalement du monde où tout cela est situé([8]). Il faut replacer les questions dans le monde où elles se posent.
2. Les réponses éthiques ne tombent pas du ciel.
Moralistes et comités de bioéthique ont tenté de répondre à la demande, de saturer le marché. Traçant sur le papier les catégories aisées d’une casuistique vide, ils se sont mis à juger à toute vitesse ; comme s’ils avaient peur d’être en retard, de manquer une occasion. Le scandale est inévitable de dire que telle ou telle chose ne doit pas être, ou qu’elle doit être, alors que de toute façon elle est déjà. Mais en fait la bioéthique arrive trop tôt, avant que ces innovations aient vraiment commencé à bouleverser les moeurs, avant que l’on sache les drames réels. Les questions éthiques posées par l’expérimentation scientifique sont soit très simples, et l’examen attentif désigne bientôt un consensus ; soit elles portent sur des options de fond, des « métaphysiques » qui divisent la société entière. Mais la plupart des questions réelles se poseront ailleurs, dans des champs plus complexes et moins profonds : quelles modifications des structures familiales, ou économiques, seront favorisées ou défavorisées par ces techniques ? etc. Les moralistes ne peuvent répondre à l’avance à toutes les questions.
Car les réponses ne tombent pas du ciel, où elles seraient éternellement inscrites en dehors des vicissitudes historiques. Elles s’élaborent en fonction des questions, et c’est un exercice toujours singulier et portant sur une « matière » singulière, un vrai travail. En effet il faut être dans une expérience pour pouvoir en juger, et en bioéthique trop souvent ceux qui jugent ne sont pas ceux qui éprouvent la question. Au moins ne faut–il pas répondre à des questions qu’on ne s’est pas posé !
Prenons l’exemple des bébés–éprouvettes ; on peut penser la situation parentale par un montage analogique avec le remariage et l’adoption ; on peut imaginer les conséquences politiques, militaires, économiques, par analogie avec ce qu’un Hitler aurait pu faire d’une telle technique ; etc. Mais toutes ces analogies risquent d’étouffer sous les réponses préétablies les questions nouvelles, encore jamais éprouvées ; et d’interdire à tout jamais des réponses inédites qui correspondent vraiment à ces questions, et qui soient donc plus simples. Ces quelques enfants–là vont grandir, comme tous les enfants et mêlés à tous ceux dont la structure familiale est troublée ([9]); eux aussi diront papa, maman, soeur, etc., ils grandiront de toutes façons : c’est eux qui éprouveront la question, et c’est eux qui inventeront la réponse, et non les moralistes. Il faut donc dissocier les questions du « bruit » imaginaire qui les entoure, pour qu’une réponse soit possible.
L’éthique doit travailler à augmenter chez nos contemporains le « sens des limites » ; nous sommes tous d’accord là–dessus. Mais le sens des limites exige d’abord que nous sachions régler nos discours : comment une morale « débridée », n’ayant pas appris à se limiter quand elle parle, pourrait–elle donner des limites à la technique ? Répondre, c’est d’abord souvent savoir ne pas répondre ; il nous faut apprendre à formuler des propositions négatives. Dire : « nous ne savons pas tout », parce que nous ne savons pas toutes les conséquences de ce que nous faisons ; et la technique devrait ici rester au stade expérimental (interdite à l’usage public et aux pouvoirs politiques et économiques)([10]). Dire : « nous ne pouvons pas tout légiférer », parce qu’il y a parfois dans la société des options qui ne sont pas concordantes, et il faut que le droit établisse le consensus sur une régulation minimale qui permette à ces options, autant que possible, de coexister. Dire : « nous ne pouvons pas tout juger moralement », parce que les situations personnelles sont vraiment trop singulières, et seul l’amour peut aller à la rencontre de ces situations singulières.
À propos de l’élaboration des réponses éthiques, je dois ajouter quelque chose qui concerne tout particulièrement les protestants. C’est que s’ils revenaient un peu à leurs sources, ils s’apercevraient que l’éthique n’est pas une doctrine, fût–elle parfaitement fondée sur les Ecritures, mais une « pratique ». L’interprétation éthique de l’évangile se fait dans l’existence ; autrement dit elle est toujours une interprétation singulière, au sens où un instrumentiste interprète une partition. Il y a ainsi tout un travail de la réponse, tel que nos réponses sont : 1) des interprétations de l’exigence évangélique, 2) sur la scène et dans les situations de l’existence concrète, 3) où je suis devant Dieu, devant les autres, et comme m’adressant à eux.
Les protestants ne sauraient se décharger sur personne de ce travail, qui n’a rien de savant, et qui est un simple agir : mais un agir responsable. Être responsable de ses réponses (de ses actes, mais aussi de ses jugements, des situations ou des évolutions auxquelles on consent, etc.). Non pas être responsable devant soi, mais être responsable devant les autres, et devant Dieu. L’éthique ne consiste pas à avoir des réponses, comme des parapluies que l’on pourrait ouvrir sous les diverses circonstances, mais à être responsable, fût–ce quand on n’a pas de réponse.
3. Le possible éthique n’est pas le possible technique.
La sobriété de jugement qui me semble devoir caractériser notre éthique n’exclut pas que l’on tire quelques conclusions positives de ce qui précède. Je veux d’abord montrer l’importance du « possible » en éthique, et que celle-ci est bien dans tous les sens du terme une « passion pour le possible ». En effet, loin de confirmer le statu quo à la faveur d’un marché des opinions qu’elle satisferait, l’éthique agit sur le monde, modifie l’imaginaire, travaille ses réponses. Autrement dit, elle ne se borne pas à constater le réel, ni à choisir parmi les solutions celles qui correspondent à des valeurs immuables. Même si c’est une métaphore pratique dans une proportion importante de cas, opposer le « possible » technique et le « souhaitable » éthique revient ironiquement à éliminer la possibilité même d’éprouver une question éthique, car l’éthique commence là où plusieurs souhaitables ne sont pas possibles ensemble. Et la passion éthique est de les rendre possibles.
Mais il ne faut pas confondre le possible éthique avec le possible technique. Le problème est qu’il y a entre les deux toute une zone intermédiaire, liée à l' »économique »; c’est cette structure lourde qui fait que les techniques sont « imposables ». Si quelque chose se fait quelque part, il y a de bonnes chances pour que peu de temps après cela se fasse ailleurs et se généralise. L’économique est le côté lourd de l’éthique, ce par quoi les techniques s’emparent des masses et passent dans les moeurs ; c’est aussi le côté lourd de la technique, ce par quoi l’innovation est tenue par le marché, obligée de rentrer dans le système de la reproduction. Il ne faut jamais négliger ces structures lourdes de produits et de comportements ([11]).
Je voudrais montrer que c’est autour de la question du « temps » que se fait, que peut se faire, que doit se faire, la distinction entre le possible éthique et le possible technique (et par là une sorte de critique du domaine économique). Le temps rassemble les problèmes techniques et les problèmes éthiques, parce qu’il en est une dimension centrale ; mais en même temps il les différencie, parce que le rapport au temps n’est pas du tout le même ici et là.
En effet la maîtrise biologique de la vie est d’abord une maîtrise du facteur temps. Elle s’atteste par la possibilité de dissocier les temps, les rythmes, les processus spécifiques, ou de les réassocier ; bref, de les tenir en mains. L’insémination artificielle et la contraception marquent la dissociation entre sexualité et procréation ; la fécondation in vitro, la duplication de l’embryon (à des fins thérapeutiques pour son « jumeau », en principe) marquent la dissociation entre fécondation et gestation, etc. ; il y a aussi la maîtrise du temps qu’implique la congélation du sperme, de l’embryon, ou de l’ovule. Or cette maîtrise a sa limite car, comme en éthique, les réponses techniques posent d’autres questions, dont on ne peut pas faire abstraction : on ne peut pas en même temps opérer toutes les dissociations souhaitables et réparer toutes les dissociations regrettables. A quoi bon l’insémination artificielle de mères porteuses si l’on répare une dissociation entre sexualité et procréation (stérilité) par une autre dissociation, sans doute plus grave, entre gestation et affectivité. Les problèmes engendrés par le progrès technique ne sont pas tous susceptibles d’une solution technique : sur le dernier exemple il faut choisir entre deux drames ; c’est donc un problème éthique (et économique) dont la solution est éthique (et juridique)([12]).
Cette situation éthique, entre deux souhaits, entre deux regrets, entre deux drames, commence à la limite que rencontre la maîtrise technique du vivant : le fait incontournable que nous soyons mortels, et qui est en même temps le plus haut symbole de notre existence endeuillée des possibles, car on ne peut pas vivre tous les possibles. Et ici commence le rapport proprement éthique au temps. Une possibilité éthique n’est pas quelque chose que je possède, comme la liberté de choisir entre mes chemises (même si comme dit l’autre c’est plus hygiénique !). Une possibilité éthique n’est pas une maîtrise, et surtout pas du temps. Si une éthique est une « forme de vie » possible, pour la vivre il faut lui appartenir et il faut du temps ! C’est quelque chose qui me possède, et où je suis dépassé par le temps. De même que dans la vie relationnelle tout n’est pas possible en même temps, et qu’il faut du temps pour vivre un amour, un temps auquel on appartienne totalement, on peut dire que l’éthique se travaille, s’invente, se fait comme un amour.
Il faut donc distinguer entre un temps technique dont je suis maître et un temps éthique dont je ne suis pas maître ; et aussi entre la structure complexe mais sectorielle d’un possible technique et l’exigence simple mais totale d’un possible éthique. Dès lors on comprend bien que loin de diminuer les exigences éthiques, les progrès techniques doivent être accompagnés de progrès « moraux » qui leur soient proportionnés. Si on a tellement peur que l’identité individuelle disparaisse et qu’apparaisse une société de « clones » (comme une certaine spectacularisation de la bioéthique nous le montre), il n’y a pas de norme éthique spéciale ni de mesure juridique qui puisse y faire face ; cela veut plutôt dire que nos formes d’identification sont globalement en crise, et qu’il n’y a rien dans nos structures politiques et morales pour nous retenir au-dessus du gouffre d’une telle société. Nous devons élever nos comportements à la hauteur de nos instruments.
Mais dès lors on comprend aussi que les techniques restent des possibilités extérieures, ou éventuellement des contraintes économiques, si elles ne se réalisent pas dans les moeurs, en s’incorporant à elles. Les problèmes éthiques ne sont pas préétablis, mais résident dans la manière dont ces innovations prennent effet dans les moeurs. Et c’est en s’incorporant peu à peu, par un travail patient fait d’épreuves de questions et d’inventions singulières, que les possibilités techniques pourront être moralement « contrôlées » et prendre un sens que nous ne connaissons pas.
Olivier Abel
Publié dans Autres Temps n°14 Août 1987
Notes :
[1] Cf.Michel Foucault, La volonté de savoir (Histoire de la sexualité, tome 1), NRF Paris 1984, p.164.
[2] L’ironie ne vise pas ici à évacuer tout ce problème, car il y a un véritable problème d’identification pour un enfant né avec l’interven–tion d’un tiers, et je ressens très bien l’importance qu’il y a du point de vue parental à ce que la filiation soit « corporelle ». Mais d’une part il faut alors respecter vraiment l’identification de l’enfant par lui–même, et ne pas la noyer dans les fantasmes identitaires des parents. Et d’autre part il faut reconnaître que la rêverie et le désir de cette fifiation corporelle sont une rêverie et un désir « poétiques »: nos corps sont faits de paroles !
[3] Il est remarquablement catholique de dire que « la véritable liberté ne consiste pas en l’absence de règles, mais en la possibilité d’obéir ou non à ces règles » : c’est dans cette problématique catholique que tant de français anti–cléricaux en sont venus à considérer que le sens de toute loi est d’être transgressée. C’est une base instable pour la démocratie ! Le libre–examen conduit me semble–t–il à une conception plus autonome de la liberté comme faculté de se donner des règles : on peut vouloir suivre une règle, même si elle ne tombe pas du ciel de Rome, et la démocratie suppose ce fair–play.
[4] C’est peut–être une « surface d’efficacité » pour l’éthique, mais ce ne saurait être une « surface de légitimité ».
[5] En effet ce sont des problèmes relativement simples : il est évident que l’expérimentation de médicaments demande des sujets volontaires, informés (c’est-à-dire ayant un niveau culturel qui les rende aptes à assimiler et à juger cette information), etc. Il est non moins évident que l’usage repressif ou militaire des produits neurochimiques n’est pas en soi un problème nouveau, mais que l’efficacité nouvelle de ces moyens demande une vigilance politique accrue, et peut–être des instances de contrôle nouvelles ; mais cela dépasse le cadre et la compétence de la seule bioéthique.
[6] Ces querelles conduisent à des paradoxes insolubles, et supérieurs à leur solution dans des énoncés univoques : mon produit génétique est en même temps ce que j’ai de plus intime, et ce qui n’est plus du tout moi. Ce qui n’est plus moi parce que ce n’est que cela, chose perdue dans l’universelle et objective perdition, mêlée déjà à la poussière ; ce qui n’est plus moi parce que c’est déjà toi, mon enfant, notre enfant qui n’est plus moi ni nous, mais autre. Et l’embryon est tout à fait une personne, et il n’est pas du tout une personne ; moi-même, suis–je vraiment toujours certain d’être un individu ?
[7] Le coût social n’est pas tellement celui de la recherche, qui est minime et qui devrait être augmenté car il permet de guérir, d’augmenter les capacités de vie ; mais c’est plutôt l’usage social qui est fait de ces résultats, la « séduction » qui les intègre aux structures économiques lourdes, « imposables » à tous (même à ceux qui les condamnent moralement), éventuellement le souci de justice qui établit leur remboursement par la sécurité sociale.
[8] On peut objecter que le spécifique est le seul moyen d’accès à l’universel, et que « le début de la science moderne date du moment où aux questions générales se sont substituées des questions limitées » (F.Jacob, Le jeu des possibles). Mais il n’est pas absolument certain que l’universel soit un but valable en éthique, et l’éthique commence peut–être lorsqu’aux questions limitées on substitue des questions globales ! En tout état de cause, en éthique les questions spécialisées, atomisées, sont des questions abstraites (sans contexte) ou rhétoriques (qui savent déjà la réponse).
[9] Il suffit d’ailleurs que ces enfants–là ne soient plus l’exception pour que l’image de la famille de tous les enfants soit brouillée.
[10] Mais cela suppose pour l’instance scientifique une indépendance dont nous n’avons pas idée, et qui est pourtant l’une des « vraies questions » posées par la bioéthique. Les Comités d’éthique préfigurent peut–être cette instance, où les innovations sont confrontées à leur multiples conséquences possibles ; si cela était, le mérite ne serait pas mince.
[11] Ici se place une des fonctions essentielles du droit, comme contre–poids : car une trop grande absence juridique risque de favoriser les groupes de pression idéologiques ou commerciaux les plus puissants.
[12] D’une part il faut laisser à ceux qui éprouvent la question la responsabilité d’y répondre eux–mêmes, et je ne vois pas la justification « éthique » d’une réponse préétablie, valable pour tout le monde. Mais d’autre part, cette responsabilité éthique ne peut se déployer que si elle est protégée du poids des intérêts commerciaux, et c’est pour–quoi une législation spécifique sur cet aspect du problème est légitime.