Préalables
Le raisonnement selon lequel on peut obliger à croire, fait de la croyance une fin et de la contrainte un moyen; la croyance serait en Même temps le résultat et la justification de la contrainte. Chacun pourra glisser ce problème dans les énoncés qui lui Conviennent, il le trouvera toujours solidaire d’un ensemble de questions contiguës qui sont à peu près les mêmes. Ce qui est actuel dans cette question, c’est le présupposé que l’efficacité, ou comme on dit aujourd’hui pompeusement la performativité, soit déjà une légitimité. Bayle écrit : ; Peu m’importe donc que S. Augustin ait cru autrefois qu’il ne fallait pas user de contrainte en matière de religion ; peu m’importe qu’il n’ait changé de sentiment que parce qu’il fut frappé du succès qu’eurent les Lois impériales, ce qui est la plus pitoyable manière de raisonner qui se puisse voir; car n’est‑ce pas la même chose que si on disait, un tel a gagné beaucoup de bien, donc il ne s’est servi que de moyens légitimes ? »[1] Cette phrase est tirée du début de la troisième partie du Commentaire Philosophique. L’ouvrage parait en octobre 1686, quelques mois après un vigoureux pamphlet (Ce que c’est que la France toute catholique sous Louis le Grand) dans lequel Bayle avait exprimé son indignation à la suite de la Révocation, et plus particulièrement de la mort en prison de son frère Jacob qui avait refusé d’abjurer. Dans le Commentaire Philosophique le ton change, son amplitude l’élève au‑dessus des circonstances et on sent à certaines pages qu’il s’agit d’un texte majeur quoique méconnu. Bayle reste pamphlétaire (on dirait aujourd’hui intellectuel) là où il « bétonne » un vocabulaire, dans lequel «convertissent» devient une épithète injurieuse[2], mais dans lequel également il faut cesser de « donner de beaux noms à ce qui nous appartient et des noms infâmes à ce qui convient aux autres»[3] ; dès l’emploi du vocabulaire Bayle s’occupe donc moins de bétonner une position que de ruiner un égocentrisme tel que « chacun disposera du dictionnaire à sa fantaisie » (421 ‑b). La controverse était pourtant brûlante : le 21 Octobre 1685, et devant le Roi, Bossuet avait justifié la contrainte par le compelle intrare cité par Augustin[4]; et quelques jours après, deux lettres d’Augustin étaient traduites, imprimées et diffusées[5] pour montrer «La conformité de la conduite de l’Eglise de France pour ramener les protestants avec celle de l’Eglise d’Afrique pour ramener les donatistes à l’Eglise catholique, » Telle est l’occasion du Commentaire philosophique. On a vu que Bayle, nonobstant la vénération dans laquelle Augustin était tenu aussi bien chez les Protestants que chez les catholiques, n’hésitait pas à mettre en doute sa bonne foi (446) et à dire que son zèle dépasse son esprit (ibid.)[6]; tout une partie du Commentaire est consacrée à la réfutation phrase par phrase de ces lettres. Une autre partie donne les preuves de la tolérance par l’absurdité, l’inefficacité et l’illégitimité de l’obligation de croire.
Mais Bayle commence par réfuter le sens littéral des mots de Jésus‑Christ dans la parabole du festin. Dans cette herméneutique son argument est d’abord que le passage doit être lu « en un sens métaphorique et non littéral », ou bien qu’il a été « falsifié»(372)[7]. D’ailleurs «Augustin est si entêté de sa persécution qu’il la trouve dans une infinité de passages de l’Ecriture, où il s’agit de cela aussi peu que des intérêts du Grand Mogol » (493). Bayle veut imposer le silence là où les commentaires recouvrent les silences de l’Ecriture par mille bavardages indécidables[8]. Or ce qui est décisif, c’est seulement ce qui entraîne l’adhésion de la conscience morale, qui n’est pas une conscience savante (423‑a) : il y a toujours un moment où la conscience savante rencontre sa limite (cf note 6), et il n’y a pas de critère objectif des vérités révélées (437‑a). Alors la conscience morale reste seule devant ce qu’elle « croit » être vrai. La seule empreinte que Dieu ait mise en nous n’est pas objective, relevable sur la croyance, mais subjective, une certaine intentionalité, la sincérité de la conscience morale qui est partagée par tous les chrétiens (et pas même seulement par eux!). L’interprétation de l’Ecriture est d’abord éthique, une manière d’être et d’agir (cf 369). Cela ne veut pas dire qu’elle prouve sa légitimité par son efficacité ! Augustin écrit : « Nous pouvons vous produire des villes entières qui de Donatistes qu’elles étaient sont présentement catholiques »; Bayle objecte que si le succès est critère du juste, l’Islam est irréfutable dans ses moyens comme dans ses fins.
Ce que Bayle veut abattre, et on le voit répéter ses arguments avec une obstination impressionnante, ce n’est pas tant la violence que la légitimation «litigieuse et perplexe» qui en est faite par tous les moyens. Il veut briser le couple de la violence et du mensonge, ce monstre « moitié Dragon, moitié Prêtre », que l’on appelle « convertisseur » (358). L’enjeu historique des controverses que nous allons traverser est donc ensemble politique et religieux, politique car il s’agit de contrainte, et religieux parce qu’il s’agit de croyance ; et les deux ensemble adossées visiblement depuis Constantin qui fonde l’une par l’autre l’unité de territoire et l’unité de croyance, le système de défense militaire et le système de défense religieux[9]. Que Bossuet et quelques autres en 1685 flattent Louis XIV du nom de « nouveau Constantin » montre bien qu’à cette date le rêve constantinien atteint son apogée. Mais Bayle bondit, et comme lui tous ces exilés, individualisés, marginalisés malgré eux, et cette effervescence prépare les Lumières d’un autre temps. Bayle attaque les deux termes de l’obligation de croire, son efficacité comme sa justification : l’obligation ne saurait avoir la croyance comme résultat ; et la croyance à laquelle on oblige ne saurait légitimer la contrainte. Tous les arguments de Bayle peuvent se ranger sous cette topique générale qui nous servira de plan. On le voit, cette étude présente d’emblée un caractère bâtard et mixte, à la croisée de deux enquêtes : l’une qui serait proprement historique, sur le texte de Bayle et son contexte ; et l’autre qui serait plus problématique, sur des controverses philosophiques et des dilemmes éthiques qui sont encore les nôtres. Mais cette gageure me semble devoir être tenue, parce que la méprise sur Bayle (est‑il seulement sceptique, est‑il simplement fidéiste ?) est exemplaire d’une méprise récurrente dont nous sommes encore les malheureux sujets. Mieux comprendre Bayle, c’est aussi mieux nous comprendre nous‑mêmes.
I. L’obligation ne saurait avoir la croyance comme résultat
A. Physique de la contrainte
Il y a deux sortes de contraintes : la brutalité du bâton et l’appât de la carotte; on sait qu’il y eut les dragonnades, mais il y eut aussi la caisse des conversions (officiellement elle devait permettre de faire le pas, que le nouveau converti ne se trouve pas isolé et démuni !). Fénelon écrivait à Bossuet qu’il fallait « remuer toutes les passions pour rendre la persuasion plus facile[10] » Il. Rendre l’orthodoxie agréable et l’hérésie douloureuse c’est fonder la panoplie des procédés sur une psychologie complexe et habile, destinée à plier la machine et à manipuler tous les fils du comportement. Mais c’est supposer que l’opiniâtreté est tissée seulement de motifs psychologiques (orgueil, etc) susceptibles d’un dressage, d’une pédagogie, et supposer par là que l’on a affaire davantage à des machines qu’à des consciences[11].
On verra que ce postulat pédagogique est en même temps dogmatique : je connais le vrai, le problème est seulement celui du procédé pour y conduire ceux qui s’en écartent. Forcer les lèvres à abjurer, la main à signer, encadrer les protestants à la messe de Pâques 1686 pour les obliger à avaler l’hostie, quitte à ce qu’ils en vomissent aussitôt comme des enfants mai élevés, bref énoncer littéralement le compelle intrare, n’a de sens que dans une rhétorique contemporaine de la mécanique cartésienne et dont nous verrons quelques exemples. L’objection de Bayle se formule précisément à partir de la dualité cartésienne entre la substance étendue et la substance pensante, entre la machine et l’esprit. Par exemple, il n’y a pas plus de bonté morale dans une aumône donnée contre la conscience que dans le ressort d’une machine qui enverrait la pistole dans le chapeau du mendiant (423‑424), et c’est la conscience qui fait la moralité de l’acte. Bayle dissocie le mouvement du corps et celui de l’âme[12]. Son objection est cartésienne dans le détail, puisqu’il écrit que Dieu à établi un ordre dans les opérations des esprits, tels qu’ils connaissent avant d’aimer, et que les lumières de l’entendement précèdent les actes de la volonté : faire embrasser l’Evangile à ceux qui ne le croiraient pas véritable, c’est sortir des règles et de la méthode (cf p. 390, cf également p. 406). Bayle se moque donc de l’hommage que pourrait rendre à un Roi (a fortiori à Dieu) une marionnette à genoux (371),
Mais il ne faut pas sourire trop vite, parce que l’argument quasi chorégraphique de l’obligation du comportement est très grave. Bayle respecte trop La Rochefoucauld pour nier que Piton déteste ceux à qui on a fait du mal ». Et il sait bien avec Pascal que «les preuves par la machine» ne sont pas inutiles : «que l’on se mette à genoux, prie des lèvres etc, afin que l’homme orgueilleux, qui n’a voulu se soumettre à Dieu, soit maintenant soumis à la créature ( … ) car nous sommes automate autant qu’esprit ( … ). Les preuves ne convainquent que l’esprit. La coutume fait nos preuves les plus fortes et les plus crues » (Pascal, Pensées n° 469 et 470)[13]. Et Bayle sait mieux que quiconque en son temps le poids des préjugés, des habitudes, le hasard des naissances et de l’éducation ; il sait qu’en contraignant les pères (quitte à en faire des hypocrites) les convertisseurs visent à gagner les enfants de la seconde génération, qui auront grandi dans l’Eglise Romaine (383). Mieux : il retourne l’argument. Les croyances bues avec le lait de l’enfance peuvent être fausses elles ne laissent pas d’être innocentes : bien sûr c’est une croyance qui a sent plutôt la machine que l’esprit, mais enfin je ne vois pas là de la malice »[14]. Par ailleurs on peut aussi retourner l’argument sur les convertisseurs bottés. On dit qu’ils aiment ceux qu’ils persécutent, qu’ils veulent le salut de leur âme, etc. Mais ils font les gestes de la haine, du pillage, de la paillardise, de la violence : ils risquent bientôt d’en avoir les sentiments (381‑a). Enfin Bayle prend au sérieux l’effet chorégraphique en observant avec ironie qu’il est le plus souvent contraire aux buts[15]. Il n’est pas certain que la persécution, la prison, la galère soit le meilleur moyen ni pour engendrer un sentiment de goût pour la religion du persécuteur ni même pour examiner les choses sans passion (393‑a).
B. Ethique de la contrainte
La question n’est pas résolue pour autant, parce que Bayle ne se contente pas de ce « stade chorégraphique » de la querelle et se tient dans un dilemme plus aigu qui est proprement éthique : si l’intention ne justifie pas n’importe quel acte, comment soutenir que la moralité est dans l’intention seule ? Pour répondre à cela il ne suffit plus de montrer la dissociation possible entre les signes extérieurs et leur signification intérieure (371‑a), il faut montrer que l’effet chorégraphique même[16]marque la dissociation entre deux sortes de disposition intérieure «je ne nie pas que les voies de contrainte ( … ) ne produisent aussi dans l’âme des jugements et des mouvements de volonté, mais ce n’est pas par rapport à Dieu; ce n’est que par rapport aux auteurs de la contrainte » (375‑b). Il ne faut donc pas confondre la conscience psychologique, devant les hommes, et ce que Bayle appelle véritablement conscience, et qui est en nous ce par quoi nous sommes devant Dieu seul. On comprend alors combien la problématique cartésienne de la machine et de l’esprit est ici surdéterminée par une problématique plus archaïque de l’acte et de l’intention, attestée chez Calvin et fondée sur « le sermon sur la montagne ». Si la conscience psychologique est dans une telle servitude que la contrainte sournoise et la tentation sont plus efficaces sur elle que la mort sans phrase, la vraie conscience préfère la mort qu’être réduite à un état d’hypocrisie et d’inexistence pire (cf p. 402‑406). La conscience est libre en ce qu’elle dépend de Dieu seul et c’est pourquoi forcer à faire le bien est contradictoire (495‑a). L’obligation de croire est une absurdité analogue, car commander à la main de signer n’est pas commander à la conscience d’affirmer : les sujets « sueraient plutôt au milieu des neiges, ils tireraient plutôt de leur chair et de leurs os du vin et de l’huile que de leur âme telle ou telle affirmation » (385‑b). Car il ne dépend pas de nous que telle affirmation nous paraisse vraie. L’obligation d’acquiescer à une croyance est plus absurde encore que punir les sujets qui n’auraient pas les yeux bleus ou n’aimeraient pas telle sauce (cf 375‑a et 384‑a); elle est plus ridicule que si le pape Adrien VI avait prétendu obliger ses Etats à avoir du goût pour le merlan[17]. Craindre l’auteur de la contrainte n’est pas aimer Dieu (371‑b), et d’ailleurs l’amour ne se commande pas[18].
Les implications politico‑religieuses de cette analyse sont assez importantes, et d’abord toutes les comparaisons entre la contrainte et une pédagogie divine sont fallacieuses. Si Dieu a parfois été terrible avec ses enfants « il ne nous a jamais promis d’accompagner de sa grâce les persécutions que nous ferions aux hérétiques » (451, cf également 469). Mieux, Dieu n’a Manifestement «pas établi la violence comme cause occasionnelle de la grâce » ; ce n’est pas comme l’eau du baptême, la violence ne saurait devenir «une espèce de sacrement » (399‑a), et surtout cette violence doucereuse où l’on compte «pour une grande charité de ne pas faire mourir un homme tout d’un coup mais de le rendre misérable pour longtemps » (389‑a). Théologiquement enfin il faut noter qu’avec l’Evangile la pédagogie divine devient précisément qu’il n’y a plus de pédagogie et « que l’excellence de l’Evangile par‑dessus la loi de Moïse consiste, entre autres choses, en ce qu’il spiritualise l’homme, qu’il le traite en créature raisonnable et d’un jugement formé, et non plus en enfant»[19]. En tout cas la pédagogie divine ne justifie pas la violence humaine et l’homme ne saurait se poser en pédagogue de l’homme : il y a là (au moins dans le domaine de la croyance, qui est réservé à la seule conscience) une obligation à l’autonomie par laquelle Bayle enjambe et dépasse toute la problématique des Lumières pour rejoindre Kant[20]. Pour qu’une loi soit juste «il faut que celui qui la fait ait l’autorité de la faire et qu’il ne passe pas son pouvoir » (384) ; or Dieu est le seul souverain des consciences, et il y a donc un défaut essentiel de puissance dans les Souverains pour faire des lois en matière de religion[21]. Cela ne signifie pas que toute contrainte soit illégitime : il y a un ordre public nécessaire (43 1 ‑b) et les Autorités ont été instituées à cet effet (416‑b) ; elles ont donc mandat d’empêcher les violences. Mieux : à cause des désordres possibles du fait qu’une majorité religieuse déteste une minorité, il faut un gouvernement fort, capable de résister à l’opinion publique et à la flatterie (419‑a). Mais cela signifie que la Puissance publique n’a pas le même droit sur les opinions que sur les actions (451‑a) : l’opinion est une affaire privée; tant qu’on ne la manifeste pas par des processions pompeuses et des vacarmes qui ne sont pas essentiels à la liberté de pensée, les Autorités n’ont rien à dire (414‑a)[22]. Ainsi (et conformément à Rm 13) la soumission aux autorités est soumission à une pédagogie seulement négative, qui punit le mai par le mal, et qui peut conserver mais non pas régénérer. Les prérogatives de l’Etat sont seulement restrictives, contre les crimes, et ne s’étendent pas positivement sur la possibilité pour le Prince de fixer la confession obligatoire pour ses sujets ou les modalités légitimes du culte[23]. Bayle reproche sans cesse à Augustin de faire comme si les Donatistes avaient fait des désordres, des crimes, et désobéi aux lois normales de l’Em pire : mais dans ce cas ces dernières auraient été suffisantes pour justifier la contrainte (469). Quand la contrainte porte sur ce qui est le propre de la conscience, la résistance de celle‑ci n’est pas une rébellion contre l’autorité mais une obéissance à Dieu : il vaut mieux être révolté contre le Prince que contre la conscience, qui est la voix même de Dieu (cf 371‑b et 384‑b).
Enfin, et en adoptant le point de vue des convertisseurs eux‑mêmes, ce n’est pas seulement la légitimité, c’est l’efficacité politique et religieuse de la contrainte en matière de croyance que Bayle réfute. D’abord parce qu’elle justifie ipso facto les violences subies ailleurs, là où le persécuteur se retrouve minoritaire ou faible (427‑a); et que les missionnaires eux‑mêmes seront chassés de tous les pays : comment en effet laisser entrer des gens dont on sait qu’après s’être introduits par la douceur ils chercheront ensuite à régner par la force, dès qu’ils le pourront[24]? Ensuite parce qu’après les violences et les mensonges de l’obligation de croire on se demande comment il n’y a pas davantage de déistes et d’esprits forts dans le royaume (366) ; enfin si la contrainte est justifiée en matière de conversion, pourquoi ne pas l’appliquer aussitôt aux Rois, (378‑a)[25]: l’ordre politique est ébranlé, et le résultat de la contrainte est contradictoire avec son but. Cette conclusion vaut pour l’ensemble des dilemmes rassemblés jusqu’ici : contraindre les mouvements de la machine n’est pas contraindre les mouvements du cœur, et même s’il y a un effet chorégraphique sur ces mouvements du coeur, c’est devant les hommes et non devant Dieu, qui est seul souverain des consciences, et si le Prince prétend contraindre les consciences la religion devient une farce (366) et la société politique un théâtre sanglant.
Ii. La croyance a laquelle on oblige ne saurait legitimer la contrainte
L’obligation ne saurait avoir la croyance comme résultat : nous avons voulu montrer qu’elle ne le doit pas, mais que de toute façon elle ne le peut pas. Ce que nous voulons montrer maintenant, c’est que la croyance à laquelle on oblige ne saurait légitimer la contrainte, qu’elle ne le peut pas pour des raisons qui relèvent de la logique ou de l’épistémologie de la croyance ; et que de toute façon elle ne le doit pas, pour des raisons éthiques et politiques. L’argument global qui rassemble toutes les objections de Bayle est ici que la fin ne justifie pas les moyens. Il le répète avec véhémence, contre Augustin qui écrivait qu’il ne faut pas regarder si l’on force, mais à quoi l’on force : « Et moi je dis à mes lecteurs ( … ) qu’il ne faut pas regarder à quoi l’on force en cas de Religion, mais si l’on force, et que dès là que l’on force on fait une très vilaine action, et très opposée au génie de toute religion, et spécialement à l’Evangile» (461 ‑a)[26].
A. Logique de la croyance (non‑dogmatisme)
L’argument auquel nous ramènent toutes les apologies de la contrainte est qu’elles sont pour la bonne cause : « une chose qui serait injuste, si elle n’était pas faite en faveur de la bonne Religion, devient juste lorsqu’elle est faite pour la bonne Religion ( … ) battez, fouettez, emprisonnez, pillez, tuez ceux qui sont opiniâtres, enlevez‑leur leurs femmes et leurs enfants ( … ) il n’y aurait plus d’action si infâme qu’elle ne devienne un acte de piété » (375‑b)[27]. Or cet argument repose sur une pétition de principe, du genre : j’ai raison donc vous vous trompez, tu es opiniâtre parce que je soutiens la vérité; car chaque Religion se croit seule véritable, ou la plus véritable. C’est ce que Bayle objecte d’emblée[28] : et de répéter le même énoncé (« nous sommes la vraie Eglise donc vous êtes des rebelles ») comme si cela suffisait à le vérifier (359‑b, cf également 443‑b)[29]. Augustin blâme chez autrui ce qu’il canonise pour son parti, « avec tant d’impertinence que les païens ne se puissent tenir de rire » (391 ‑a). Notons que ce rire‑là est un critère important en matière de croyance ; Wittgenstein commence ses Leçons sur la croyance religieuse[30]ainsi :
« Un général autrichien disait à un interlocuteur : je penserai à vous après ma mort, si toutefois cela est possible. Nous pouvons imaginer qu’il y aurait un groupe de gens qui trouveraient cela risible et un autre non ». Il n’y a que ceux qui partagent le même point de vue qui ne riront pas de leur égocentrisme ou de leur présomption d’orthodoxie ; les autres riront car ils pourraient dire la même chose ; ils riront tellement qu’ils ne la diront peut‑être plus (c’est le problème de Bayle et peut‑être le nôtre). L’objection de Bayle est donc qu’être orthodoxe, c’est encore croire l’être (437‑b).
La bourde logique est de ne pas voir qu’en matière de croyance religieuse toute vérité est encore une vérité putative (435-b), et qu’un homme « peut bien croire qu’il ne se trompe point, il ne peut pas le savoir de science certaine » (522-a)[31] . Il n’y a pas de critère de la vérité de croyance : « Dieu n’a pas imprimé aux vérités qu’il nous révèle une marque ou un signe auquel on les puisse sûrement discerner », elles n’ont pas l’évidence d’une loi géométrique, elles n’entraînent pas une véhémence de persuasion que les faussetés aussi ne puissent exciter (437‑a)[32]. Prendre la croyance pour un savoir c’est supposer que si une chose me parait fondamentale, alors elle l’est (421‑b). En fait il n’y a pas moins de témérité en ceux qui croient à la vérité qu’en ceux qui croient à ce qu’ils croient être la vérité » (422‑b)[33]. Ainsi la différence entre orthodoxie et hérésie est accidentelle (457), relative à un point de vue (comme la droite et la gauche), et s’inscrit dans une structure formelle où « chaque secte peut être prise tour à tour en quelque sorte pour l’origine et toutes les autres être définies en relation à la première »[34]. Cette relativisation des points de vue a pour conséquence capitale une individualisation de la vérité : « comme les droits de la vérité ne se peuvent exercer que sur des individus, ainsi la vérité ne peut agir si elle ne devient particulière et, pour ainsi dire, individuelle. Quelle est donc la vérité qui oblige l’homme ? C’est celle qui s’applique à Jean et Jacques… »[35]. On peut entendre cela comme un empirisme extrême (celui‑là même auquel le rationalisme leibnizien s’opposera), mais il s’agit surtout d’un scepticisme théorique par rapport au conflit des dogmes théologiques, ce qui n’entraîne aucun scepticisme moral. En 1698 la princesse Palatine rapportait avec ravissement cet aveu d’un anglais : « j’ai mon petit religion à part moi »[36]. Et finalement cette géométrisation des points de vue, telle qu’il n’y en a pas un qui soit « central », annonce et prépare les Lumières : c’est une révolution copernicienne par laquelle je me décentre de mon point de vue et renonce à tout expliquer à partir de mon système de référence. On passe tout au moins du monde du Roi‑Soleil à celui des despotes éclairés.
De tout cela il faut tirer des règles qui ne sont pas uniquement celles d’une logique de la croyance mais ensemble celles d’une morale de la croyance, Car si chaque partie se croit orthodoxe et si le débat porte sur le fond pour savoir qui est dans le vrai, « cette affaire est de longue haleine comme chacun sait (…) de sorte qu’en attendant le jugement définitif du procès on ne pourrait rien prononcer sur les violences » (391‑b) ; de sorte qu’il faut bien qu’il y ait des règles communes à toutes les parties (392) et qui soient en dehors de nos opinions. Bayle écrit qu’il est impossible de juger du goût d’autrui par le nôtre (396‑b) ; par analogie, on peut dire que pour réfuter la croyance d’autrui ou la juger, il faut entrer dans son jeu de langage à lui, dans son langage de croyance. La grande leçon de critique historique que donne le Dictionnaire de Bayle réside précisément en ceci, que les doctrines les plus bizarres, les sectes les plus hérétiques, ne peuvent être comprises que selon leurs critères, et qu’alors le fait prend historiquement valeur; il faut référer les historiques aux jeux de langage qui les règlent : chaque fait doit être saisi dans histoire, son récit. Bayle écrit que pour qu’il y ait blasphème, il faut que cela soit selon la doctrine même du blasphémateur (421‑a)[37]. Dans ses leçons sur la croyance religieuse, Wittgenstein dit quelque chose de très semblable : « Que quelque chose soit ou non une faute – c’est une faute dans un système particulier. Exactement comme tel coup est une faute dans un jeu particulier et non pas dans un autre. »[38]Pour Bayle il est certain que le non‑respect de cette règle du jugement n’est pas seulement une bourde logique mais une faute morale par rapport à des règles qui transcendent nos opinions.
B. Ethique de la croyance (non‑scepticisme)
Le caractère inconditionnel et comme transcendant de la conscience morale chez Bayle doit nous arrêter sur une constante ressemblance de sa démarche avec celle de Kant. E. Labrousse note que l’obéissance à la conscience morale est exactement un impératif catégorique[39]; on peut parler d’une « Raison pratique », au sens où il y a une lumière naturelle et originaire de la conscience morale, et précédant même toute lumière révélée (368‑369). L’impératif de l’obéissance à la conscience est catégorique parce qu’il n’est pas conditionnel, relatif à des circonstances spéciales ou à la considération des suites possibles : « vouloir remuer le bras dans le moment qu’ l’on croit que son mouvement sera suivi de la mort d’un homme fait toute l’essence de l’homicide. Le reste, savoir qu’un tel homme ne soit pas réellement tué, ou soit tué, n’est qu’un pur accident »[40]. Les analyses de Bayle jettent même un jour tout à fait nouveau sur la formulation kantienne de l’impératif catégorique ; en effet Bayle procède par universalisation des maximes morales : « en contraignant les pères on gagne les enfants » disent les convertisseurs, mais si tout le monde faisait pareil (383‑a) ? Si le sens littéral du compelle intrare est juste, alors tous les chrétiens peuvent s’en réclamer, le devoir est universel (392‑a), et le malheur serait universel; il faut donc « ne se permettre que les mêmes actions qui sont permises à toute la terre » (444‑b). Kant formule cela ainsi : « agis toujours d’après une maxime telle que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (Critique de la Raison pratique, § 31). Cette parenté se retrouve dans le double mouvement par lequel Bayle critique les prétentions spéculatives en matière de croyance (qu’E. Labrousse appelle l’objectivisme religieux), et restaure la valeur pratique de la croyance (mais dans un langage subjectiviste)[41].
On comprend ainsi que l’individualisation de la vérité ne procède d’aucun indifférentisme, et qu’en particulier la tolérance n’est pas déduite par Bayle d’un relativisme sceptique. On a vu que la conscience savante devait bien s’arrêter quelque part, au vrai ou au faux mais à ce que nous croyons être vrai ; vouloir qu’un hérétique se range à la vérité orthodoxe, c’est vouloir faire de sa vie entière une spéculation, sans consulter la conscience morale, et ce serait absurde (427‑b; cf aussi 437‑b, 441‑b). Il y a une « ignorance invincible »[42], parce qu’on n’est jamais instruit de tout, et l’erreur ici est une ignorance mais non une faute. Il y a donc des « Droits de la conscience qui est dans l’erreur », et « la conscience erronée doit procurer à l’erreur les mêmes prérogatives que la conscience orthodoxe procure à la vérité » (425‑a). Cette notion fonde la tolérance, et même une sorte de droit des gens au‑delà de ces frontières territoriales et dogmatiques que Bayle a dû souvent traverser; une sorte de droit des exilés. Mais elle ne fonde aucun indifférentisme sceptique. Parce que si la conscience humaine n’est jamais sûre de posséder la vérité théorique, de savoir, elle est capable de saisir la vérité morale : elle en a le sentiment intérieur immédiat. On retrouvera cette idée de la conscience morale comme « instinct divin » chez Rousseau, avant que Kant ne la rapporte à la raison pratique. Bayle est en avance là aussi ; mais là aussi il est archaïsant, proche de l’idée piétiste selon laquelle la lumière naturelle estl’illumination par laquelle la créature se retourne vers la volonté divine. Il y a un souvenir de la bonté originelle, et c’est précisément la raison, moins dans son usage spéculatif que pratique, qui « illumine tout homme venant au monde » (368‑b). Voilà ce vers quoi la conscience morale nous retourne, cette image de Dieu que nous pouvons retrouver chez tous les hommes. Car chez l’hérétique même on peut trouver ce motif du respect dans lequel on doit le tenir, qu’il désire sincèrement aimer Dieu et lui faire plaisir (cf 397‑a et 438‑c). Et chez beaucoup de païens on peut découvrir ce motif de respect : ils savent qu’il faut rompre avec l’imitation machinale par laquelle on rend le mal pour le mal, et qu’on ne combat vraiment le mal que par le bien[43]. Enfin se révolter contre la conscience (ce qu’implique l’obligation de croire) est bien se révolter contre Dieu[44], car la conscience appartient à Dieu seul et non au sujet, je n’y suis pas devant moi‑même mais devant Dieu : la conscience est « ce qui reste de bon dans notre nature depuis le péché d’Adam, savoir une détermination invincible et insecouable vers la vérité » (507‑b). La tolérance n’est pas sceptique, parce que « les droits de la conscience ( … ) sont directement ceux de Dieu même » (379‑b).
Reste à montrer comment la tolérance est seule légitime du point de vue politiico‑religieux lui‑même. Dans le De una Religione, que Bayle qualifie de « traité absurde », Juste Lipse démontre qu’il ne faut souffrir qu’une religion dans un Etat. Il est possible que ce soit là le moyen de « solidifier » un territoire par une croyance et une croyance par un territoire. Mais si l’on pousse l’étude des doctrines les plus bizarres, de petites sectes hérétiques éteintes depuis longtemps, on s’aperçoit que leurs propositions décrivent un état de choses possibles, un monde possible. Chacune d’elle désigne non pas une liste d’énoncés formels qu’on pourrait changer comme on change de chemise, mais une forme de vie possible; et une forme de vie qui a été vécue. Alors Bayle ne dénonce pas la croyance comme telle; il sait que la croyance est au reste, le sable des propositions de mondes possibles, quelque chose comme le ciment qui permet que tout prenne, que le monde possible se solidifie en monde réel[45]. La croyance rend le monde habitable. Ce que Bayle dénonce c’est l’exclusion réciproque des croyances et par là des formes de vie possibles, alors que c’est leur respect mutuel et leur universel dialogue qui seul est proprement éthique ; ce que Bayle dénonce, c’est la prétention d’une croyance humaine à être la seule véritable et à ramener toutes les autres à elles. Parlant de l’unification religieuse[46] il écrit : « comme c’est une chose plus à souhaiter qu’à espérer (attendre), comme la diversité d’opinions semble être un apanage inséparable de l’homme (…) il faut réduire ce mal au plus petit désordre qu’il sera possible; et c’est sans doute de se tolérer les uns les autres » (418-b). Or la tolérance existe, il suffit de considérer l’Empire Ottoman (420); et elle n’est pas seulement un moindre mal : Bayle imagine un empire pluri‑national, pluri‑linguistique, etc, et que cette multiplicité même « marquerait plus de grandeur » (418‑b). L’argument est ici politique : c’est à cause de l’intolérance que les partis s’affrontent ; s’il y avait tolérance il y aurait une honnête émulation aux bonnes mœurs et à la science, et ce serait la cause d’une infinité de biens. Bayle compare la tolérance au concert de plusieurs instruments, et à la concorde de sentiments opposés (415‑b). Le problème est que l’intolérance est imposable à l’adversaire et de proche en proche, ce qui en fait un tel principe d’abominations universelles que Bayle affirme que l’intolérance, elle, est intolérable (413). Cet intolérable désigne l’illégitimité de l’intolérance. Elle est illégitime politiquement, parce que les Rois n’ont pas d’autorité sur les consciences et que leur légitimité consiste à maintenir la paix publique et l’équité : telle est la condition de leur rationalité (la séparation de l’Eglise et de l’Etat). Elle est illégitime religieusement, parce que l’Evangile ne fonde aucune religion nationale et parce qu’une religion qui reste seule meurt par l’absence du respect et de l’amour de l’autre qui est l’essence même de la croyance religieuse.
Conclusion
Lorsque les officiers laissaient les gestes des Dragons déborder leurs intentions, ils ne laissaient bien sûr aucune trace écrite (464). Ceux par contre qui n’hésitaient pas à laisser des traces ce sont toutes les « Plumes vénales », comme dit Bayle, « qui n’ont jamais honte de produire les mêmes objections, sans se proposer les réponses qui les ont ruinées de fond en comble » (372‑a). Dès les premières lignes du Commentaire, ilse demande si les livres servent à quelque chose sinon « amuser le monde » (357‑a). Bayle pourtant ne méprise pas les controverses : encore faut‑il ne pas être trop las pour reprendre les mêmes positions, jeu auquel ceux qui sont payés pour être bêtes sont experts. Le terrain leur reste alors dans le silence de ceux qui pensent plus loin. Dans le Commentaire, Bayle cherche « cette vérité intérieure qui parle à l’esprit sans dire mot » (369‑ a), et on le voit renverser les faux‑débats qui usurpent l’intelligence pour faire entendre d’autres dilemmes. Voilà le style de Bayle, cette rhapsodie de débats inachevables, que le Dictionnaire rendra tangible dans sa mise en page même[47]. Ainsi on peut parler de la pédagogie divine, elle reste incompréhensible; car sa rationalité serait l’équation entre le malheur et la punition de la méchanceté humaine, mais l’homme est probablement plus malheureux encore que méchant[48]; il y a là quelque chose d’absurde. Il faudrait donc une autre logique que la rationalité punitive (celle de l’Etat qui répond au mal par le mal); et ce serait une logique capable de répondre à cet excès de malheur par une sorte de « surabondance ». Cette logique est celle de l’Evangile, celle de la grâce et celle du « pardon » qui brise la rationalité punitive de l’échange. Pourtant cette logique tout autre serait bien peu favorable à l’institution et au maintien d’une cité humaine, Ces deux logiques inconciliables doivent donc être tenues ensemble, vécues ensemble, et ce dilemme traverse toute l’existence éthique. Il est recroisé par un autre dilemme. Car il faut être tolérant; contre la violence qu’emporte un discours exclusif jeter la dérision et le hasard de la naissance et du point de vue, leur distribution aléatoire. Mais il y a de l’intolérable; contre le relativisme qui voudrait qu’il n’y ait pas de critère, jeter ce point où le discours, la confession, tient à l’existence même et fait corps avec elle; ce point c’est la conscience, c’est la probité du sentiment[49]. Ainsi Bayle s’avance‑t‑il entre le dogmatisme et le scepticisme. Quand je lis le dialogue infini dans lequel il s’enfonce, j’ai toujours le sentiment d’assister à une de ces « Leçons des Ténèbres » qui préparaient les fidèles d’alors au Vendredi Saint[50].
Ce qui résume sans doute le mieux sa méthode ou son éthique, c’est l’aphorisme par lequel quarante ans après Descartes, il risque : « Cogitas, ergo es »[51] .L’autre seul peut me dire que je pense, peut me dire que je suis, peut me dire que je suis un être pensant. Dire que Bayle est un grand auteur, c’est produire un énoncé probablement correct.
Olivier Abel
À Elisabeth Labrousse
Leçon d’ouverture pour l’année I985‑86,
donnée à la Faculté de Théologie de Paris
Publié dans Etudes théologiques et religieuses 1986-1
Notes :
[2] « un charlatan, un fourbe (… ) un homme qui cherche à expier en faisant souffrir les autres ses impudicités passées et à venir» (357‑b).
[3] 397‑b. Cf également «chaque secte veut que ceux qui meurent pour elle soient les seuls dignes du nom de martyr» (401‑1b), et on appelle persécution seulement ce qu’on subit (410‑b).
[4] P. 114 de l’ouvrage de Jean ORCIVAL sur Louis XIV et les protestants.
[5] Les lettres n° 93 (à l’évêque donatiste Vincent) et n° 185 (à Boniface).
[6] C’est l’idée cartésienne que l’esprit est fait d’un entendement fini et d’une volonté infinie, leur disproportion étant la cause de l’erreur (car nous affirmons ou nions sur des choses que nous ne savons pas).
[7] BAYLE écrit aussi : « il ne se trouve qu’un petit verset faisant partie d’une parabole, dans lequel on voit ce mot de contrainte, mot qui en cent autres occasions signifie les empressements de civilité et d ‘honnêteté qu’on témoigne à une personne, pour l’obliger par exemple à rester à dîner. » (399‑a).
[8] Il écrit de ceux qui croient que la sexualité vient de ce que Eve a goûté du fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mai : « on ne saurait ni réfuter solidement leur pensée, ni l’appuyer sur de bonnes preuves » (article « Eve » du Dictionnaire historique et critique).
[9] Cf. Régis DEBRAY : Critique de la raison politique, Paris 1981, Gallimard. Notamment les p. 383‑416.
[10] Cf 0RCIVAL o.c.p. 49‑50.
[11] Surtout en ce qui concerne le «peuple»; E. Labrousse disait qu’elle ne pouvait s’expliquer autrement l’attitude de certains grands auteurs catholiques. Chez Pascal cependant c’est une technique pour humilier la créature orgueilleuse et lui rappeler qu’elle est un automate dans les doigts de son Créateur.
[12] Cette thèse est pour lui au fondement de l’éthique, parce qu’elle atteste une liberté. Mais cette liberté ne peut être définie « mécaniquement » ni positivement. Rousseau se souviendra de cette idée « pratique » et « négative » de la liberté face au compelle intrare (contrains‑les d’entrer) : « la liberté n’est pas de faire ce qu’on veut mais de ne pas faire ce qu’on ne veut pas faire ».
[13] Il faut le dire aux étudiants : faites semblant de trav ailler, faites l’équivalent matériel du travail intellectuel, etvous verrez!
[14] Comm. Phil. ; citation in Elisabeth Labrousse, Pierre Bayle, T.2 Hétérodoxie et rigorisme, La Haye 1964, Nijhoff, p. 563.
[15] Les persécutions renforcent les hérétiques dans leur opinion. avec le sentiment que loin que ces vicissitudes soient le châtiment pour leur hérésie c’est le châtiment pour leur manque d’empressement auprès de la religion (399). Bayle cite aussi Montaigne (Essais 1,2) à propos des tortures : « celui qui peut les souffrir cache la vérité, et celui qui ne les peut souffrir aussi » (400‑b) Enfin les martyrs sont le moyen le plus assure de maintenir une religion (401‑b).
[16] J’appelle effet chorégraphique le fait que l’intention avant l’acte n’est pas la même que l’intention après l’acte.
[17] Loc. cit.; Kant, pour qui le plaisir esthétique est quelque chose comme l’affleurement de la liberté dans la sensibilité, écrit que « l’obligation de jouir est une évidente absurdité » (Critique du Jugement, note du §4).
[18] Il me semble en ce sens que le commandement d’amour est métaphorique et désigne un impossible, une grâce, un monde nouveau et autre,
[19] L’Evangile ne demande plus « l’obéissance machinale », mais une conscience, comme dit Bayle, « illuminée » (373), éclairée.
[20] Les Lumières supposent qu’il faut être « éclairé »; mais qui éclairera ceux qui éclairent les autres ? « Qui» éduquera les éducateurs ? Ce cercle ou ce principe pédagogique apparaît très net‑ ment au moment de la Révolution Française, où de bons esprits éclairés protestent que le peuple n’ est pas mûr pour la liberté ; Kant réfute systématiquement Ce genre d’argument, car la liberté est pratique, et exercice d’une autonomie voulue par Dieu (cf La religion dans les limites de la simple raison).
[21] L’unanimité des sujets elle‑même ne saurait légitimer cette prétention, car « jamais les hommes qui ont consenti à déposer leur liberté entre les mains d’un Souverain n’ont prétendu lui donner de droit sur leur conscience : ce serait une contradiction dans les termes » (184 b).
[22] Bayle écrit aussi : « il y a d’honnêtes gens ennemis de la persécution à ce qu’ils croient, et grands partisans des immunités de la conscience, qui disent que les souverains ne peuvent pas à la vérité châtier ceux d’entre leurs sujets qui ont une telle foi, mais qu’ils peuvent sous certaines peines leur défendre d’en faire profession publique » (383‑b). C’est qu’il est absurde de prétendre laisser la liberté de conscience au for intérieur s’il n’y a pas de liberté de communiquer sa pensée (cf Kant, Qu’est‑ce que s’orienter dans la pensée ?, Vrin 1959 p. 86).
[23] La théocratie d’Israël est une exception historique, et encore Bayle insinue‑t‑il que « Moïse n’a agi en cela que par des principes de politique propres à la conservation de la République qu’il fondait » (407‑a), et qu’en tout cas le christianisme n’est la loi fondamentale d’aucun Etat (409).
[24] Bayle parle du machiavélisme des convertisseurs (renards et lions), et demande que si le christianisme est ainsi personnifié, qu’on le dissocie du Christ et qu’au moins on ne le justifie pas par ce dernier (381).
[25] Cf Labrousse, o.c. note 27, p. 526.
[26] « Les Mahométans, selon les principes de leur foi, sont obligés d’employer la violence pour ruiner les autres religions, et néanmoins ils les tolèrent depuis des siècles. Les Chrétiens n’ont reçu ordre que de prêcher et d’instruire; et néanmoins, de temps immémorial, ils exterminent par le fer et par le feu ceux qui ne sont point de leur religion (…) Les Turcs ont traité l’Eglise Chrétienne avec plus de modération que les Chrétiens n’en ont eu, ou pour les Païens, ou les uns pour les autres » (art. « Mahomet » cité par Labrousse, o.c. p. 521).
[27] Voir également le Ch. 8 de la 2e partie du Commentaire, qui réfute le dernier argument des convertisseurs (que le sens littéral de contrainte serait odieux s’il autorisait les violences faites à la vérité).
[28] Il vise ici la Préface introduisant les lettres d’Augustin, dans la Conformité de l’Eglise de France avec l’Eglise d’Afrique…
[29] Cf la logique des mondes possibles selon Hintikka : « Quelle que soit la proposition que l’on considère, on a beau dire et répéter qu’elle est vraie, cela ne la rend pas vraie pour autant, et ce qui la rend vraie se situe en‑dehors d’elle‑même. Par elle‑même, elle est simplement la description d’un état de chose possible » (in M. Meyer, Logique, Langage et Argumentation, Hachette 1982, p. 88).
[30] in Leçons et conversations Paris 1971, Gallimard, p, 106.
[31] «J’ai cru mille choses fermement que je ne crois plus, et ce que je crois encore je vois qu’un grand nombre de gens qui valent autant que moi ne les croient pas; je me détermine à croire bien souvent, non pas sur des démonstrations qui me paraissent ne pouvoir être autrement, et qui paraissent telles aux autres hommes, mais sur des raisons probables qui ne le paraissent pas aux autres hommes » (377‑1b). Hintikka écrit : « Si quelqu’un dit « je sais que p », il rejette implicitement que toute nouvelle information puisse l’amener à changer sa vision ». La proposition à laquelle on croit, par contre, reste de l’ordre du probable : je peux croire qu’elle est vraie, je dois encore savoir que je le crois et que je ne le sais pas (Knowledge and Belief , cité par Meyer, o.c. p. 91).
[32] Croire en conscience n’est pas seulement être persuadé, c’est aussi savoir qu’on ne sait pas.
[33] Bayle écrit que Dieu ne fait pas de différence entre deux actes qui sont « objectivement le même: je veux dire qui le paraissent aux deux volontés qui forment ces actes » (428-a).
[34] Labrousse, o.c. p. 570.
[35] Cette remarque magistrale provient de la Critique générale de l’histoire au Calvinisme du Maimbourg, et a été relevée par E. Labrousse (o. c. p. 571). Il faut la rapprocher de la citation la Métaphysique d’Aristote (A.981 a.15, placée en exergue de son Essai d’une philosophie du style par G.G. Granger), selon laquelle toute pratique porte sur l’individuel et c’est Callas ou Socrate que guérit le médecin; on saisit mieux ainsi que la vérité dont parle Bayle n’est pas spéculative : il s’agit de la vérité pratique.
[36] Cf J. Orcival o. c. p. 15. Cela fait aussitôt penser à l’exhortation de Paul dans la lettre aux Romains 14 v 5.
[37] Et dans l’article Philomèle, remarque E. Labrousse : « Encore que le Temple de Delphes fût consacré à un faux Dieu, c’était néanmoins une impiété et un sacrilège que de le piller lorsqu’on croyait qu’Apollon était un vrai Dieu » (cite par E. Labrousse, o.c. p, 572).
[38] O.c. p, 115. Wittgenstein observe l’impossibilité de comparer deux croyances (p. 108); cela ruine toute possibilité de juger la croyance d’autrui. A propos de la résurrection : « on me dit: “Wittgenstein, croyez-vous en ceci?” Je répondrai: “non”. “Est-ce que votre opinion est contradictoire de celle de cet homme?” Je répondrai : “non”» (p. 106).
[39] O.c. p. 275 et 576.
[40] 428‑b. Voir également 424‑b où il écrit qu’il ne faut pas considérer les suites possibles de l’aumône. Kant développe souvent ce genre de thèse, notamment dans Sur un prétendu droit de mentir par humanité, Vrin, 1967.
[41] E. Labrousse, o. c. p. 570. En 1786, un siècle après le Commentaire, Kant se trouve pris dans une querelle où Jacobi accusait le rationalisme des Aufklärer d’évacuer Dieu et déclarait qu’il fallait abdiquer la raison pour trouver la foi comme intuition ou enthousiasme purs. Mendelssohn et l’Aufklärung répondent que cette foi est une superstition, etc. Avant de publier Qu’est‑ce que s’orienter dans la pensée ? pour prendre la défense de l’Aufklärung, Kant se contenta longtemps de compter les points de ce combat (« passe‑temps agréable » !) entre le dogmatisme de la raison et celui du sentiment. Les questions qui sous‑tendent cette problématique entière me semblent portées par le travail critique de Bayle. Le texte de Kant se termine par une superbe apologie de la liberté de pensée.
[42] Bayle note que le degré de lumière nécessaire diffère selon les esprits, mais que Dieu seul en connaît les proportions (442‑b).
[43] Cf l’article « Manichéens » du dictionnaire.
[44] « Tout ce qui est fait contre le dictamen de la conscience est un péché » (422‑b).
[45] Wittgenstein est proche de cette idée que la croyance religieuse n’énonce pas exactement une possibilité (comme les propositions du genre « je crois que… ») mais quelque chose comme la référence d’une forme de vie totale, son fondement. Quelqu’un qui croit au Jugement Dernier, « ce qu’il a, c’est ce que vous pourriez appeler une croyance inébranlable. Cela ressortira non pas d’un raisonnement ou d’une référence aux raisons habituelles que l’on invoque à l’appui d’une croyance, mais bien plutôt du fait que tout dans sa vie obéit à la règle de cette croyance » (o.c. p. 107).
[46] Les projets de réunification religieuse s’étaient succédés. Déjà entre protestants cela n’aurait pu se faire que contre les catholiques, selon un projet resté dans les cartons de Jurieu. Vers 1679 Leibniz, alors conseiller de l’Electeur de Hanovre, avait tenté un rapprochement avec la Cour de France ; mais la encore le projet de réunification des chrétiens se serait réalisé par une croisade contre les Ottomans ! E. Labrousse remarque que la plupart des auteurs des Lumières « renoncent à réclamer la tolérance pour les athées que la problématique de Bayle exigeait »(«Note sur la théorie de la tolérance chez P. Bayle»), in Studies in eighteenth‑century culture vol. 4, University of Wisconsin Press 1975, p. 205).
[47] Bayle n’a pas peur de se contredire tranquillement (exemples : la brutalité augmente les conversions, 403‑a, et Elie eut révélation que les prêtres de Baal étaient de mauvaise foi, 409‑a) selon qu’il adopte les points de vue de « vérités opposées »! Cette juxtaposition de discours incompatibles frappe le lecteur du Dictionnaire; et le sarcastique Voltaire note sur un ton digne de Victor Hugo : « Bayle est plus grand qu’eux tous Je veux le consulter Assez sage assez grand pour être sans système Il les a tous détruits et se combat lui‑même. »
[48] Cf le début de l’article « Manichéens ».
[49] Cette conscience, cette probité du sentiment, est « phénoménologiquement » (!) tout autre chose qu’une véhémence de conviction. En effet par ma volonté je peux être convaincu au point d’oublier qu’il s’agit d’une foi, c‑à‑d de ce dont par mon entendement je dois savoir que je ne le sais pas. Mais dans même temps que la conscience est conscience d’ignorance elle est aussi conscience d’une totalité à laquelle je me rapporte, ce point où la conscience devient une forme de vie, une probité.
[50] Cette méditation polyphonique répétitive, illustrée entre autres par M.A. Charpentier, a subitement disparu au siècle des Lumières. On sait qu’à chaque reprise de ce service nocturne les lumières baissaient : l’église était plongée dans l’obscurité pour la derniere « leçon ».
[51] Dans son cours de philosophie lorsqu’il enseignait à l’Académie protestante de Sedan (Cours, Métaphysique, OD2 IV, p. 484b), cite par E. Labrousse, Hétérodoxie et rigorisme, o.c, p. 129. La pensée commence, dans la communication : l’idée ne suppose pas tant un premier don (une sorte de révélation directe!) qu’elle n’est générée par la communication même, par la conversation, par la différence, l’écart et l’altérité entre deux discours ‑ le silence qui surgit dans leur dilemme.