Dans la société française, le protestantisme est généralement perçu comme civique, pour diverses raisons, bonnes et mauvaises. La plus emblématique est certainement la figure d’Henri IV, abjurant le protestantisme pour pacifier son Royaume. Avec lui, on crédite les protestants (ancêtres virtuels de tous les Français, puisqu’un quart au moins du pays était protestant en 1570) de la capacité à laisser leur religion au vestiaire, pour entrer dans l’espace public avec le seul souci de l’intérêt général. A la Révolution française, avec le pasteur Rabaut St–Etienne et de nombreux conventionnels, c’est pour tous qu’ils demandent la liberté de conscience. Ils furent nombreux enfin à participer aux combats et aux compromis fondamentaux de la République (affaire Dreyfus, séparation de l’Eglise et de l’Etat, etc.).
Voici par exemple ce qu’écrit le poète Milton (1608–1674) qui avait pris le parti de la République et des puritains dans l’Angleterre de Cromwell, à propos du « contrat social » originaire:
« … Prévoyant que de telles conduites nécessairement entraîneraient leur totale destruction, ils s’accordèrent tous pour se lier en commune association les préservant de cette lésion mutuelle, et aussi pour s’associer afin de se défendre contre tous ceux qui troubleraient ou contrecarreraient un tel accord. Telle est l’origine des cités, des villes et des Etats. Comme aucune foi mutuelle ne s’avérait suffisamment contraignante, ils estimèrent nécessaire d’instituer une autorité qui empêcherait par force et châtiment tout viol de leur paix et de leur droit commun. Cette autorité, ce pouvoir d’autodéfense et de protection, résidant par origine et nature en chacun d’entre eux, et unitairement en tous pour leur bien–être et bon ordre… »[1].
Il y a ensuite des motifs sociologiques: affirmant le sacerdoce universel (tous prêtres, ou tous laïcs), ils abattent les hiérarchies pour constituer des assemblées d’individus libres, unis par une sorte de contrat volontaire, et partageant les différentes tâches ou mandats (ministères) par décision collégiale.
Et puis Luther et Calvin refusent le système catholique de la double morale (les « préceptes » généraux pour les fidèles et les « consilia » spéciaux pour le clergé), affirment les mêmes exigences pour tous, et marquent l’écart entre une éthique animée par le conflit des convictions évangéliques, et un droit minime, visant à fonder pragmatiquement la coexistence dans la même société de diverses convictions: on ne doit pas légiférer en imposant aux autres un régime politique ou moral qui serait sacré, seul légitime. Ethique et politique, de deux manières différentes, restent provisoires, et discutables.
Par tous ces traits, le protestantisme est donc perçu comme civique, et pourtant la Réforme a été vécue comme une terrible crise civile et civique, avec son cortège de guerres et d’ébranlements: car elle touche profondément à la structure du pouvoir. On peut le raconter de plusieurs manières, mais c’est au moment où les Sciences descendent du ciel métaphysique pour contester à la Religion la fonction de Légitimation, de Vérité et de Jugement (première fonction de Dumézil), qu’à cause de cette crise, ou pour la produire, la Réforme surgit. D’une part elle rompt le lien de la théologie avec la cosmologie (la Bible n’est pas un livre « scientifique », elle « raconte la gloire de Dieu »); d’autre part elle rompt le lien entre l’éthique (aimer Dieu et son prochain) et les lois abandonnées à la responsabilité humaine; et parmi celles–ci, elle sépare les lois religieuses et les lois politiques.
Parce que la Réforme affirme la justification « par la grâce seule » (devant Dieu tous les hommes sont de toutes façons injustes), elle détermine une crise de justification, une crise de légitimation sans précédent (qui touche aux formes de vie religieuses, mais aussi morales, familiales, économiques, politiques). Michael Walzer, qui a beaucoup étudié l’aspect proprement « révolutionnaire » des calvinismes historiques, montre les conséquences politiques de la théologie protestante:
« Un lieu commun de l’histoire politique consiste à dire que le despotisme joue souvent un rôle important pour ouvrir la voie à la démocratie. Le despote qui détruit la structure des pouvoirs intermédiaires rend possible l’avènement d’une politique fondée sur l’intérêt individuel. Il confisque l’aurité des barons féodaux; il renverse le système hautement développé des loyautés de tribu et de clan; il s’en prend au séparatisme régional et aux privilèges locaux. Il impose l’uniformité, une espèce d’égalité sommaire: il nivelle l’univers politique. C’est un peu ce rôle que joue le Dieu du calvinisme; son existence même met en péril la hiérarchie médiévale des ordres et des pouvoirs. Il établit sa propre toute–puissance en nivelant le cosmos, en détruisant le pouvoir intermédiaire des anges, de la Vierge Marie et des saints, du pape, des évêques, et pour finir du roi lui–même »[2].
On peut dire aussi que les choses se sont passées comme si la société européenne avait atteint à ce moment–là un seuil d’intensification et de complexification des échanges et des communications (imprimerie, transports…) tel qu’il avait fallu inventer une forme de communauté qui supporte davantage de désaccords, de différences, en établissant de nouvelles formes de consensus, plus contractuelles, et reposant davantage sur la responsabilité, c’est–à–dire l’autodiscipline de ses membres. Nous reviendrons sur ce motif à propos de l’urbanité aujourd’hui, car nous sommes peut–être devant une crise similaire.
Un civisme sans cité: protestants et stoïciens
C’est la formation de ce citoyen sans cité, de ce civisme en l’absence même de cité, que l’on peut suivre avec la renaissance civique qui accompagne paradoxalement la guerre et la crise civile. Cette renaissance civique prend en France le double visage des néo– stoïciens, citoyens du monde, et des protestants, citoyens d’un « autre » monde. On peut parler d’une sorte de citoyenneté ou de civisme métaphorique. La ressemblance apparaît dès Luther avec l’opposition qu’il propose, dans son Traité de la liberté chrétienne, de voir en chacun entre un « vieil homme » (ou un « homme extérieur », « serf–corvéable »), soumis à une Loi donnée à Noé pour conserver le monde, empêcher le pire, et un « nouvel homme » (un « homme intérieur », « libre–seigneur »), appelé par Jésus à l’Evangile de l’amour et de la rédemption. Les stoïciens en effet opposaient le droit divin et absolu de l’âge d’or et le droit positif et relatif de notre histoire humaine marquée par les passions et le chaos. Le civisme qui se développera sur une telle base sera sceptique, conservateur, relativiste, peu enclin aux utopies, mais fidèle à son poste: Luther ainsi développe une éthique du métier, comme de la fonction politique, toute stoïcienne.
Luther meurt en 1545; en 1530 naît La Boétie, auteur d’un célèbre Traité de la servitude volontaire, qui fut brandi pendant les guerres de religion comme un pamphlet, contre l’inexplicable soumission de tous au seul tyran. La force de celui–ci en effet dépend des « mains » que lui prêtent ceux–là mêmes qui se soumettent, ce qui suppose toute une pyramide de participation à la tyrannie par des petites protections et des petits profits, c’est–à–dire l’exact contraire du civisme. La servitude ou l’aliénation ici, qui ressemble à ce que Luther appelle le « serf–arbitre », consiste à perdre la souvenance de la liberté originaire, par peur d’être autonome.
Mais le tyran n’est jamais aimé, et c’est dans l’amitié que La Boétie fonde la résistance au tyran: car l’amitié suppose la réciprocité, l’égale dignité de deux êtres qui retrouvent ensemble le souvenir de la liberté en s’y exerçant l’un l’autre. Or ce point correspond exactement à l’éthique du contrat que développeront les puritains anglais du 17ème siècle. La Boétie est une figure remarquable pour nous, puisque à la fois protestant et ami de Montaigne, qui fut avec Charron, Du Vair et Juste Lipse, l’une des figures du néo–stoïcisme français de l’époque.
Calvin aussi est significatif en ce sens, puisqu’il fait sa thèse de Droit sur le De Clementia de Sénèque, qui fut le paradigme éthico–politique des Stoïciens. Calvin est–il resté stoïcien? Probablement pas, mais ici encore les ressemblances sont nombreuses. Calvin trouve notamment chez les Stoïciens une bonne description des vices habituels de la nature humaine. Mais dans la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas, il renforce le libre–arbitre de Dieu contre la fatalité et le finalisme stoïcien, et affaiblit celui de l’homme sujet aux aléas de la Providence et à la « réserve » de la Prédestination.
La doctrine de la Prédestination, qui affirme que nous sommes, a priori et sans que nous y puissions rien, élus ou réprouvés par Dieu, exerça une profonde influence sur les conceptions politiques de la modernité occidentale (bien plus directement que sur la mentalité capitaliste, contrairement à ce que laisse entendre Max Weber). L’idée est que, quelle que soit notre « condition » eschatologique (au jugement dernier), nous n’en savons rien. A plus forte raison n’en peuvent rien savoir les clergés ni les princes, qui ne peuvent rien prescrire en ce domaine. Ainsi, la dureté théologique de la doctrine n’a d’équivalent que sa force de libération politique, morale et sociale. Personne ne pouvant être « fixé » quant à son salut, la communauté protestante se soumet ainsi à un voile d’ignorance que nul ne peut lever ou déchirer sans aller se jeter follement dans le labyrinthe mortel du jugement de Dieu.
La prédestination est l’exact équivalent de la « délégitimation » religieuse, de l’impossibilité de justifier un quelconque ordre social, politique ou ecclésial sur la justification religieuse. Ainsi la « fondation divine » de l’ordre social est–elle perdue, « oubliée », et cet ordre est–il abandonné à la responsabilité de chacun. C’est une « décision politique » de la plus grande importance. La prédestination laisse en chacun une « réserve » sur laquelle nul ne peut mettre la main, et distribue également à tous la certitude d’être déjà jugé, que cela n’importe plus, et la foi, c’est–à–dire la confiance d’être à « équi– proximité » de l’amour de Dieu.
C’est donc la grande différence de Calvin d’avec les Stoïciens, que plus pessimiste qu’eux quant aux capacités humaines de construire une justice (les justices humaines sont pour lui des justices provisoires, au sens où Descartes parle de Morale provisoire), il est moins dur, plus flexible, plus « juriste » au fond. Ne croyant pas que l’on puisse tirer la justice d’une quelconque « nature », il développe une anthropologie plus pragmatique, qui laisse davantage de place à l’autopoïesis par laquelle une responsabilité individuelle et communautaire se forme, interprète ce qui lui semble juste dans des règles du jeu qui n’ont d’autre force que celles d’un libre contrat.
Alors, pourquoi cette ressemblance entre le civisme protestant et le civisme néo–stoïcien? Parce que ce sont les mêmes catégories sociales qui sont concernées par l’un et l’autre. Dans la France du 16ème siècle, les régions qui se sont converties au protestantisme (Languedoc, Gascogne, Poitou, Normandie, etc.) l’ont d’abord été par leur petite noblesse. Déclassée, rendue inutile par la centralisation fonctionnelle du Royaume, elle met son épée au service d’une autre cité, qui « n’est pas de ce monde »:
« Lorsqu’ils défendent les vestiges de l’ordre politique féodal, ni Calvin ni aucun de ses disciples ne reprennent les arguments médiévaux traditionnels. Ils n’exaltent pas le caractère naturel de la hiérarchie (ni n’invoquent l’analogie habituelle avec les ordres des anges), et ne traitent avec aucun respect particulier les liens familiaux et patriarcaux qui ont une telle importance dans la société féodale. Et s’ils ne font rien de tout cela, c’est que leur théorie suggère une chose sans doute évidente à l’époque: à savoir que les autorités traditionnelles ne pourront perdurer que si elles sont radicalement réformées. Partout où cette réforme aura lieu, ou sera sérieusement tentée, c’est généralement le calvinisme, avec son réalisme politique et son système d’organisation disciplinée, qui servira de support idéologique. La renaissance stoïcienne parmi la noblesse catholique au moment où le protestantisme se répandait rapidement dans la France entière, laisse entendre que le besoin d’un ciment idéologique nouveau se faisait largement sentir »[3].
Mais c’est ici que s’achève la ressemblance. Car le scepticisme néo–stoïcien est seulement conservateur, alors que le protestantisme équilibre (ou déséquilibre) ce côté conservateur par un côté proprement révolutionnaire. Le calvinisme en effet inaugure l’histoire des révolutions, c’est–à–dire l’organisation d’un groupe d’individus ayant la même utopie révolutionnaire, et ce que les calvinistes ont dit du saint, d’autres plus tard le diront du citoyen, vertueux, frugal et discipliné.
La Cité maintenue et la Révolution des saints
Le protestant civique que nous venons de décrire est donc le citoyen quand même il n’y aurait pas de cité, un citoyen qui, en l’absence d’une cité, dans la crise même de la cité, fait comme si la cité était maintenue, ou fait en sorte que la cité soit possible. Dans ce moment critique entre les sociétés traditionnelles et les sociétés modernes, dans ce moment de chaos, le protestantisme rouvre l’accès à la tradition biblique et convertit l’imaginaire social à un autre type de cité. Il crée le citoyen « libre–contractant » dont la société moderne a besoin. Avec les puritains (pas ceux de l’époque victorienne, mais ceux de la révolution anglaise et des premières colonies américaines), il crée ce modèle d’assemblée volontaire, dont on est membre par choix et non par naissance, et exerçant une discipline communautaire que l’on retrouvera dans toutes les organisations révolutionnaires.
Pour que le saint ait pu devenir le bourgeois libéral, qui ne comprend plus la dureté de son prédécesseur, la dureté qu’il a fallu pour abattre l’ancien régime, il a fallu précisément que s’estompent des convictions religieuses « archaïques » pour laisser seules subsister les obligations morales qui forment la modernité.
« Le saint calviniste ne m’apparaît plus désormais que comme le premier de ces agents autodisciplinés de reconstruction politique et sociale dont l’histoire moderne a connu tant d’exemples. Il détruit un ordre ancien dont il est vain d’avoir la nostalgie. Il construit un système répressif par lequel il est peut– être nécessaire d’être passé si l’on veut s’en échapper ou le dépasser. Il est surtout un politique extraordinairement hardi, inventif, sans scrupules, comme doit l’être l’homme qui a ‘de grandes oeuvres’ à accomplir, et il ne saurait sans doute en être autrement, car ‘les grandes oeuvres ont de grands ennemis' »[4].
Mais ce type de civisme puritain et révolutionnaire, dira–t– on, quel est son rapport avec le civisme sceptique et conservateur que nous avons dégagé plus haut? N’est–ce pas contradictoire? C’est là en effet une dualité radicale du rapport protestant à la cité, une sorte de rythme profond, né sans doute des nécessités du passage, de la transition entre tradition et modernité, mais que vient renforcer une profonde polarité de la théologie protestante.
En simplifiant, en schématisant beaucoup, on peut dire que le civisme protestant oscille entre une cité maintenue et une révolution des saints. La première est une cité soumise à un ordre de conservation, qui ne prétend plus jouer aucun rôle religieux de Rédemption ni d’établissement d’un Règne de Justice. Cet ordre civil prend le monde tel qu’il est, cherche simplement à éviter les maux, respecte les Eglises et les Etats tels qu’ils sont. Il vaut mieux pour elle un ordre injuste que pas d’ordre du tout. Le philosophe le plus représentatif de ce style est Hobbes, avec sa doctrine du Léviathan, et le théologien serait surtout Luther, avec sa doctrine des deux règnes, qui sépare le registre de la justice humaine et le registre évangélique de la sanctification. On pourrait dire que cette cité maintenue, où le citoyen est astreint à une tâche de maintenance, de maintien de l’ordre, est ce qui reste de la cité traditionnelle après la rupture, la profonde délégitimation introduite pas la « grâce » (seule justification).
La cité que propose la révolution des saints est ouverte à la critique, à l’imagination des formes de cité possibles. Elle vise le monde tel qu’il pourrait être, et elle est le fait de minorités exilées, réfugiées, ou de « colons » légiférant pour des cités neuves et quasi utopiques. On peut critiquer et même révoquer un ordre existant au nom du contrat fondamental qui est le droit égal à contracter. Le philosophe ici représentatif serait plutôt Rousseau, et le théologien plutôt Calvin, qui n’hésite pas à proposer, à nouveaux frais, une Institution de la Religion chrétienne, où il établit positivement la diversité des règles et des ordres, comme une sorte de pragmatique de la liberté évangélique. Ce n’est pas encore une cité politique, mais c’est l’annonce d’une nouvelle forme de légitimation civile où la force du contrat est fondée sur un voile d’ignorance intangible et donc sur la distribution équitable de la responsabilité.
Que cette polarité théologique, dont on voit qu’elle développe une tension entre deux styles de vie, de rapport à soi, au temps, aux autres, à la cité, puisse favoriser ou même simplement se conformer aux nécessités de passage, de la transition, c’est ce dont témoigne leur rapport à la « Justice ». Chez Luther, la figure de la Justice et de la Loi a une fonction de remémoration, pour remettre les humains devant leur totale incapacité à être justes par leurs propres oeuvres, fussent–elles « bonnes ». Cette Loi– mémoire structure une identité « réaliste », qui connaît ses limites et désire autre que soi. Chez Calvin, la figure de la Justice et de la Loi a une fonction d’imagination, par laquelle les humains « anticipent » dans des règles de vie qui restent leurs interprétations et leur responsabilité, une justice à venir qui sera plus universelle et plus singulière, plus aimante que toutes nos justices humaines. C’est ce rythme, de remémoration et d’anticipation, qui fait du protestantisme une religion de passage, pas seulement entre tradition et modernité, mais plus généralement: une religion pour temps de crise.
On y trouve dans le même temps un imaginaire social et politique de conservation, qui légitime et autorise l’ordre social non par son caractère absolu, mais au contraire par sa fragilité et sa relativité: les humains en ont simplement besoin, et il faut « faire avec » pour le mieux, avec le sentiment aigu que la fidélité au contrat oblige plus que toute force au monde. Et dans le même temps une conversion de l’imaginaire social et politique, la suspension de tous les présupposés établis, un bouleversement critique introduit par le crédit apporté au sens du possible: les humains y ont absolument droit, parce que chaque génération en tant qu’elle est saisie par un événement qui la libère et la place en face de sa vérité, peut tout recommencer. Ces deux pôles, ces deux fonctions de l’imaginaire social, Paul Ricoeur après Karl Mannheim, leur donne un nom: idéologie et utopie.
Le « civisme pour temps de crise » que nous cherchons à décrire ici suppose l’idéologie de la cité maintenue et l’utopie de la révolution des saints, parce que chacune de ces figures de l’imaginaire politique a ses effets pervers. C’est ici que l’on perçoit le mieux les figures politiquement perverties du civisme protestant. Sans le pôle utopique, et pour l’éthique protestante sans le pôle calviniste, l’idéologie de la cité maintenue risque de n’être plus que l’idéologie du maintien de l’ordre, l’opium du peuple dont parlait K. Marx, le mensonge qui dissimule les conflits et les rapports sociaux sans possibilités de les exprimer et de les déplacer. C’est le danger d’un protestantisme purement « conservateur » et ne se mêlant en rien aux « affaires » de ce monde, comme le fit trop souvent l’Eglise luthérienne officielle dans l’Allemagne nazie ou stalinienne. Sans le pôle idéologique, et pour l’éthique protestante sans le pôle luthérien, l’utopie de la révolution des saints risque de n’être plus qu’une alternative du « tout ou rien », une fuite du réel qui dissout le corps social en le privant de tout appui dans les traditions, normes et symboles de son intégration ; et qui interdit toute action en interdisant tout compromis, tout palier intermédiaire. C’est le danger d’un protestantisme « sectaire », prêt à se battre pour dresser le camp du Royaume de Dieu au milieu du monde moderne.
Pour être citoyen d’une cité en crise, il faut en même temps se remémorer ses traditions, venir au secours de leur fragilité, tout faire pour qu’elles puissent se transmettre et se reproduire, continuer malgré l’ébranlement, et imaginer une autre cité possible, plus réelle déjà que celle–ci, parce que la poétique du possible a bouleversé les attentes, l’espérance, l’horizon même du sentiment civique.
L’urbanité, civilité pour aujourd’hui
Au–delà de cette tension intime qui parcourt l’éthique protestante entre un civisme par pessimisme politique et un civisme par enthousiasme politique, je voudrais finir par quelques réflexions sur l’urbanité aujourd’hui. Mon propos ici, pour réinventer une civilité à la hauteur de la crise que nous traversons, crise de légitimation, complexités des requêtes à prendre en compte, etc., sera de substituer à la notion de civisme celle d’urbanité. L’urbanité ne s’oppose pas à la ruralité, mais à l’incivilité si fréquente dans une société qui doit faire cohabiter sur un espace restreint une grande diversité de formes de vie, de langues et de cultures. Je vois deux visages complices de cette incivilité, celui d’une indifférence généralisée, et celui de l’enfermement dans des différences exclusives.
L’urbanité signifie ici d’abord la bienveillance pour la diversité des manières de vivre, de se rapporter aux autres, de passer son temps. Parce que le protestantisme correspond à une géographie culturellement moins intégrée que le catholicisme romain, il a dû renoncer à l’intégration de cette diversité et inventer une urbanité capable de tolérer cette hétérogénéité. Le risque ici couru est de « conserver » ces différences, de les « ethniciser », de les ghettoïser, comme c’est un peu le cas dans le monde anglo–saxon, et d’une autre façon, dans le monde germanique. Mais l’avantage est de rendre compatibles, dans une citoyenneté supra–nationale ou supra–culturelle, des formes de vie très diverses.
D’un autre côté l’urbanité moderne s’est construite à travers l’abandon des vieilles solidarités ethniques et religieuses, à l’occasion de l’exode rural, d’abord, puis des diverses migrations de populations. Cela n’a pu s’effectuer sans une profonde relativisation de l’identité. Pour celui qui vit le drame de l’arrachement à ses structures d’identification traditionnelles, quoi de plus tranquille qu’une prédication « évangélique » affirmant que « l’identité n’est pas ce qui importe », que de toute façon notre identité est simplement notre histoire mêlée à d’autres, pour partie ce que nous recevons des événements de notre vie, pour partie notre oeuvre inachevable, Ce fut notamment le cas avec le protestantisme européen du Réveil au XIXème siècle, et celui des Eglises baptistes américaines. Ils jouèrent un grand rôle dans la formation de l’urbanité non seulement « bourgeoise » mais « ouvrière ». Parce que n’acceptent de se ressembler et de se rassembler que ceux qui acceptent de relativiser leurs différences.
Comment, objectera–t–on, le protestantisme peut–il en même temps conserver des traditions diverses et proposer un espace critique où tout est possible? Quelle est cette formule magique de l’urbanité contemporaine, capable de répondre en même temps à une demande d’identité que l’échelon « national » ne parvient plus à défendre contre le marché mondial, et à une demande d’universalité planétaire exacerbée? Mais le protestantisme n’a pas de formule magique: il est d’ailleurs trop le vecteur du problème pour prétendre apporter la moindre solution. Toutefois il exprime et contient cette contradiction profonde entre le retour à la tradition la plus vive et l’ouverture d’un débat libre et sans entrave.
C’est ici que le « civisme pour temps de crise' » proposé par l’éthique protestante de la cité peut servir à poser les termes d’une urbanité pour aujourd’hui, cette civilité que nous cherchons dans les décombres du civisme. L’urbanité comporte une dimension de civisme, au sens républicain, mais serait irréductible au civisme, au sens où celui–ci définit une sphère de légitimité homogène, où les acteurs parlent le même langage et adhèrent aux mêmes valeurs d’intérêt général, de solidarité et de participation. La civilité que nous cherchons suppose l’acceptation que dans la cité tout le monde ne parle pas le même langage, qu’il y a une pluralité de sphères de légitimité hétérogènes, qu’il ne faut pas traiter les relations d’entreprise comme des relations familiales, ni la sphère proprement civique du politique comme un marché. Elle suppose chez les acteurs la capacité à passer d’une sphère à une autre. Mais la civilité suppose également que dans cette diversité les acteurs jouent fair–play, soient à ce qu’il font et respectent les règles respectives des différentes sphères où ils évoluent, ne mangent pas à tous les râteliers et construisent un minimum de cohérence. Elle suppose chez les acteurs la capacité et même le besoin d’un minimum de cohérence, de sens des responsabilités.
Cette urbanité, capable de cohérence dans la pluralité, opposerait à l’incivilité d’un monde dont l’homogénéité ne serait qu’une indifférence généralisée, et à l’incivilité d’un monde dont la diversité ne serait que l’enfermement dans des différences exclusives, un monde où la multiplication même des différenciations, recroisées en tout sens, donnerait à chacun une liberté. C’est parce que chacun appartient en même temps à plusieurs réseaux, à plusieurs communautés, à plusieurs traditions, qu’il est relativement libre par rapport à chacune d’elles. L’urbanité ne se propose pas de laisser toutes les traditions au vestiaire, ni de les juxtaposer, mais de les marier pour autoriser les civilités nouvelles qui en sortiront. C’est du moins la forme du problème qui nous est posé.
Olivier Abel
Publié dans Le civisme,
Paris: Autrement, 1996.