Le tourisme est un « fait social total », pour reprendre l’expression du sociologue Marcel Mauss. Il ne l’était pas jadis ! Issu du développement technique des dernières décennies (qui dégage du temps et fournit des moyens de déplacement), forme privilégiée du loisir, le tourisme est devenu la première activité économique dans le monde, et l’une des formes les plus planétaires de l’échange. De plus le tourisme échange une marchandise très spéciale, beaucoup plus « exploitable » que l’aluminium ou le coton : ce sont les personnes elles–mêmes qui sont envoyées dans les circuits, et des personnes prêtes à « dépenser », des personnes en état de loisir. Une part de plus en plus importante du temps et des moyens de nos contemporains y est consacrée, même si nulle part ils n’apprennent à voyager. L’espace des sociétés, leurs rythmes, y sont de plus en plus soumis ; et cela ne va pas sans quelque douce ou brutale « colonisation » chez ceux qui reçoivent ces flux, ni sans une curieuse cassure des formes de vie chez les touristes. Nouvelle forme de religiosité, temps sacré au calendrier binaire (la fête après l’ordre productif), le tourisme développe un imaginaire spécifique, celui de l’évasion ou du retour vers des paradis perdus, vers des enfances parfois perverses. Mais dans le même temps le tourisme démontre que la technique dégage du temps pour la communication, et fait signe vers une société où l’on pourrait donner et recevoir au-delà des guerres et des marchés. C’est cette largeur, cette épaisseur, cette hauteur du phénomène, que cherchent à désigner les textes ici rassemblés ; textes qui prétendent moins couvrir la totalité du champ que faire place à ce réseau serré d’analyses et de pratiques qui nous manquent.
Personnellement, c’est l’épaisseur anthropologique de la question qui me donne à penser. Je voudrais en souligner quelques figures. Il serait plausible de dire que toutes les activités humaines (depuis la technique jusqu’au rêve, en passant par l’économie, le langage, l’histoire, l’imagination) sont des modalités de rapport au temps. Le rapport des humains à leur propre temporalité est « à la clef » de leurs formes de vie. Or l’homme occidental a un rapport spécial, peut–être un peu malade, à sa temporalité. Il passe la moitié (ou plus) de son temps à gagner du temps, qu’il accumule sous forme d’argent ou d’objets dont la raison d’être est d’économiser le temps. Pour avoir un peu de répit, il faut aller plus vite que les autres ! Mais le temps ainsi gagné et épargné est un temps gelé, abstrait, et il ne peut être dépensé que sous la forme de temps mort, de temps tué. D’où le caractère nihiliste, dévalué, décoloré, que prennent les loisirs dans nos sociétés : ce fait surprenant qu’au moment où on y accède ils perdent leur valeur. Telle est la première figure du problème du tourisme. La forme que prend la dépense de temps en régime d’économie technique est celle de la rentabilité : le rapport optimal dépense-gain. C’est certainement cette « rationalité » qui a permis le développement d’une spirale technique libératrice de temps. Mais le touriste n’est pas préparé à dépenser son temps autrement qu’il dépense son argent. Et il n’est pas sûr que les loisirs, la communication et les relations humaines puissent être régis par une telle règle.
La deuxième figure est liée à une autre condition anthropologique fondamentale qui est celle de l’échange. Toute culture vit d’échanges, c’est-à-dire de différences. Et si les ressources échangées sont trop homogénéisées, une société doit produire des inégalités en son sein, ou bien introduire de nouveaux partenaires (ce fut certainement une des fonctions de la colonisation). Bref, comme Lévi-Strauss l’a montré, l’échange suppose le maintien de ce déséquilibre dont dépend la survie biologique et culturelle de l’humanité. Or la planétarisation des techniques et des marchés, qui a véhiculé des rationalités à valeur ou à prétention universelle, a aussi produit une uniformisation des modes de vie que seule compense la structure profondément inégalitaire de ce marché. Le tourisme est contemporain de cette situation : il exprime la nostalgie de paysages perdus (un voyage est souvent une manière de remonter le temps, de revenir « chez soi-ailleurs » : en vacances notre enfance nous attend) et l’aspiration à d’autres formes de vie, pas encore laminées par l’uniformité du marché ; mais dans le même temps il nourrit le marché par ces différences, lui ouvre un nouvel espace d’échanges à exploiter (à un moment où il s’essoufflait), et table sans cesse sur les inégalités mondiales qu’il renforce souvent. Le retour à d’autres sources, la recherche fébrile d’une enfance, d’une autre virginité, prennent les figures les plus vénales. Il ne faut pas s’étonner si ce tourisme–là est la cible de sabotages ; on voudrait parfois y mettre la main, briser cet espace de circulation mercantile !
La troisième figure du tourisme, sur l’enchevêtrement ambigu des deux précédentes, est en grande partie à promouvoir. Elle consisterait d’abord à inventer d’autres formes de « temporalité » que le rythme binaire et massif gain-dépense, production-consommation, qui ravage les sociétés industrialisées. Pour cela il faudrait admettre une discontinuité et une multiplicité des formes de temps, et cesser de tout ramener au « temps universel » uniforme de la croissance économique. Le courage éthique n’a peut–être pas de tâche plus pressante que cette re-différenciation du tissu temporel. Mais la meilleure manière d’introduire ces rythmes, cette pluralité des formes de vie, est sans doute de jouer l’espace contre le temps, d’accepter et de faire accepter la pluralité des espaces comme autant d’alternatives « œconomiques ». Qui produit cet espace, qui élève cet espace à la dignité d' »habitat » ? Telle serait la question première du voyageur, prêt à se soumettre à ce « régime économique » qu’est au fond tout style de vie et d’habitat. Ce faisant il apprendrait différentes formes de travail et aussi de loisir, de cohabitation et de communication. Il enrichirait par d’autres « possibles » sa propre capacité à habiter. Il apprendrait notamment à habiter pour autrui (qualité qui semble faire de plus en plus défaut aux Parisiens aujourd’hui, et à terme cela détruira l’image touristique de notre capitale). Bref, apprendre à voyager serait apprendre à habiter, chez soi. Et apprendre à habiter « pour autrui » serait apprendre à voyager « par autrui ».
Cela n’irait pas sans un nouvel ordre économique, puisqu’il faudrait compenser l’universalité technique du marché planétaire par la pluralisation (et la « protection ») des règles de vie économiques locales. Loin d’exploiter les quelques différences encore résiduelles (énergies nobles !), en les transformant en inégalités économiques brutes (énergies mortifères), un tel tourisme les cultiverait. Certes le choc des langues peut être le choc d’orgueils « intégristes » : combien l’on devient nationaliste à l’étranger, et combien l’on accuse facilement le monolinguisme de l’autre !! Mais aussi une rencontre en langue étrangère exige une énergie affective et une modestie langagière qui peuvent être au rendez–vous : ce sont alors nos modes de communication et de relation, ordinairement un peu affaissés dans le « qu’on est bien chez soi »(ô le doux rêve « le peniste », vaguement incestueux, d’une endogamie fraternelle et rien qu' »entre nous »!), et qui en sont bouleversés. Très particulièrement, les voyages et les migrations saisonnières, loin de profiter de « paradis » sexuels et mercantiles éphémères, peuvent engendrer dans la durée des couples mixtes, des conjugalités et des croisements stylistiques : si leur densité est suffisante, il faudra bien que ces couples s’inventent leur langage et leur culture. C’est dans ce « différentiel » que leurs enfants grandiront, et ils sauront arracher aux plus vieilles traditions de nouveaux éclats. Cette conséquence-là du tourisme, comme de toutes les migrations économiques, posera de charmants et sérieux problèmes aux nationalismes politiques, linguistiques et religieux ! Sous toutes ses formes, le tourisme n’est pas isolable des autres phénomènes sociaux. Il est bien devenu un fait social total.
Olivier Abel
Paru dans Autres temps n°18 juillet 1988