La cité de Constantin [1]
1. Entrées.
Celui qui a vécu et qui a marché dans cette Ville, comme cela m’est arrivé pendant quatre ans, ne peut pas ne pas avoir eu le sentiment parfois très fort de marcher dans un rêve. Même si ses débris superbes sont peu à peu submergés par le temps, c’est une ville trop forte pour les esprits imaginatifs. Je me suis promené dans un rêve, comme si je me promenais dans mille villes, comme si toutes les villes portaient en elles le rêve de Constantinople, un curieux mélange de Rome, de Londres, de Venise, de Moscou, mais aussi d’Istanbul, car nulle ville n’est davantage hantée par Constantinople (et là même où elle la nie) qu’Istanbul. Certains soirs d’hiver je me trouvais l’unique visiteur de Sainte– Sophie. La lumière était très basse, je croyais presque entendre la Liturgie de St Jean Chrysostome. J’avoue avoir fait des calculs pour me laisser enfermer la nuit dans le vaste silence de la basilique.
Je me suis tenu dans Sainte Sophie comme si je me tenais dans toutes les Eglises, comme si Sainte Sophie était une « forme » plus puissante encore que la matière qu’elle structure sur ce petit cap byzantin. Cette forme est peut être simplement celle d’un geste, celui de Constantin qui « présente » l’Eglise, la Ville, qui les donne en offrande, en « présent », au Christ en Toute–Puissance. Ce geste qui structure un « présent » par son offrande à un « Absent », c’est le geste qui comme un rêve, oui, traverse la Chrétienté, mais l’Islam aussi, et encore sans doute le grand rêve communiste qui fut jadis celui du Kremlin.
Pour revenir à des questions d’architecture, voici deux architectes, Palladio et Sinan, tous deux hantés par Sainte–Sophie. L’un à Venise, qui doit presque tout à Byzance, et qui en a organisé le grand pillage de 1204 par les Latins. Et l’autre à Istanbul, qui planta ses tentes écarlates dans les courbes disjointes déjà de la ville, et qui termina de piller ce qui pouvait encore l’être. Palladio et Sinan, peut–être les deux plus grands génie d’architecture du millénaire, sont porteurs, dans les mêmes années, du même rêve : retrouver ce vers quoi Sainte–Sophie tâtonne, l’unité externe et interne du bâtiment, son organicité, cette manière pour un ordre d’être vivant, c’est à dire sublime, c’est à dire de comprendre le désordre même.
2. Déambulations.
Mon but ici est d’abord de montrer comment ce rêve a bien été matérialisé, disons plutôt « symbolisé », par des Stratèges, des Urbanistes, des Législateurs de génie ; je veux parler du choix du site dans l’Empire par Constantin, de l’obsédante recherche d’un organisation cosmique de l’espace chez ses successeurs, chez Justinien, etc. Mais d’abord le site : tracez un grand X, écartez–en bien les bras, et vous aurez ce carrefour entre une grande route maritime et une grande route continentale, qui est aussi le croisement de deux frontières. Deux frontières, donc quatre mondes ; aujourd’hui encore, quatre mondes se croisent dans le ciel d’Istanbul (Islam–Europe, mais aussi pays de l’Est–Méditerranée).
A la jonction des routes commerciales, militaires, idéologiques, Constantinople était un échangeur, mais aussi la meilleure position charnière pour briser l’encerclement de l’Empire Romain tardif. Aujourd’hui encore quand on y entre, on a bien le sentiment de pénétrer dans une capitale, dans ce qui devrait être une capitale : on a même presque aussitôt peur de l’Empire dont cette ville pourrait être la capitale. Un Empire qui aurait la force de faire la synthèse entre ces quatre mondes! Comme les deux morceaux croisés de la vraie croix, à la jonction de l’Orient et de l’Occident, Constantinople, une fois déjà au moins, fut la superposition de la nouvelle Rome et de la nouvelle Jérusalem.
Mais dans le même temps que Constantinople est située à une croisée de frontières, son plan est bien délimité par des remparts circulaires, à l’intérieur desquels l’espace est consacré. Et puis Constantinople est presqu’une île, environnée de mer, ou bien un archipel de sept collines disposée autour de la colline principale. Constantinople est comme une roue immense, avec les grandes voies en provenance de l’Empire entier, et qui convergeaient vers son centre, vers l’ultime ellipse formée par le Forum de Constantin autour de la colonne de porphyre qui supportait la statue impériale où étaient enchâssés les clous de le Passion. On peut considérer le plan de Constantinople à l’âge classique, avec ses successifs remparts, comme un oignon dont on enlèverait les pelures, comme un livre sphérique dont on tournerait délicatement les dernières pages, comme une icône.
Fig.1. Plan de la ville[2].
Alors, comment inscrire une croix dans un cercle ? Comment inscrire une croix faite de chemins, et même de chemins de frontières, de chemins de ronde, dans un espace concentrique où s’arrêtent tous les chemins ? Tenons le plan sur la tranche, et prenons une perspective d’Ouest (voir fig.2): les trois cercles des remparts de Théodose, de Constantin, et de Septime–Sévère vont en se rétrécissant et sont comme inclus les uns dans les autres, et en leur extrême centre, que voyons–nous ici réduite à un point en mouvement ? La « mésé », la voie des triomphes, qui vole de colline en colline, rassemblant plusieurs « mésé », prenant en enfilade plusieurs forums de plus en plus centraux. Le centre de Constantinople était un chemin, un chemin de frontières, quelque part sur la ligne Rhin–Danube–Bosphore–Halys–Tigre. Le centre était la frontière.
Fig.2. Schéma de la Ville.
3. Icône.
Le promeneur sagace m’objectera que la « mésé » avait bien un bout, à une borne, le « million » qui servait d’origine à toutes les distances. Descendons avec lui dans le détail de cette équation du centre et de la frontière, à propos même du quartier central. La « mésé » se terminait, ou s’originait, quelque part exactement entre les entrées de Sainte–Sophie, du Palais impérial, et de l’Hippodrome. Nous voici au coeur, à l’échangeur entre les trois grandes fonctions du pouvoir. Sainte–Sophie avec ses moines et ses fidèles, le Patriarcat. Le Palais avec ses diverses gardes, et l’Empereur. L’Hippodrome, avec ses dèmes bleus ou verts, le Peuple. Et chacun de ces pouvoirs se dualise par son rapport aux deux autres : il y a les religieux iconoclastes et les iconodules, il y a le Basileus–Pontife et le Basileus–Questeur, il y a les cortèges des jeux et les cortèges sacrés. Ainsi le centre est–il déjà un rapport, une frontière active entre diverses fonctions, une équation, une formule, une icône du pouvoir.
Fig.3. Plan du quartier central[3].
Et cette icône organise la Ville entière, où chaque fragment semble contenir de quoi reconstituer le Tout. Tout indique à l’herméneute déambulant, je veux dire à celui dont le corps même est l’instrument des interprétations, qu’il se promène dans le rêve d’un corps mystique. En voici, dans le désordre même de l’apparence, quelques symptômes. La brique partout, avec ces couches de ciment rose qui nous font aimer les endroits mêmes où les urbanistes ou les idéologues byzantins ont le plus « bétonné ». Les ruelles avec, parfois, leurs quelques gradins qui engorgent le flux, l’encorbellement des maisons et nul angle n’est vraiment droit.
Et ceci. Nulle part de véritable droite, nulle part de véritable courbe. Partout ces coins–courbes où les passants aussitôt ralentissent, comme si leurs pas mêmes se rappelaient qu’ils avaient oublié quelque chose : la droiture un peu rude du chemin de frontière dans l’incurvation urbaine, ou la courbure des corps en prière en quelconque point du chemin, quelconque point de la circonférence. Et puis les cimetières à l’extérieur des murs, comme une ceinture silencieuse qui protège le sommeil de la Ville, sa respiration sereine.
Et encore ceci. Ce n’est pas seulement dans ses innombrables Eglises ni dans ses trois–cent–vingt–six monastères, mais dans ses moindres passages que la Ville entière rêve aux ellipses de Sainte–Sophie, où la courbe s’engendre autour d’un centre absent, infixable, en mouvement. Les minces et nerveuses colonnades byzantines, qui toujours font songer à des courbes humaines, sont nées d’une interprétation corporelle de la colonne romaine. C’est ce que Viollet le Duc a montré dans ses « Entretiens sur l’Architecture », à propos de l’art grec qui a soin de suivre, dit–il, les formes énergiques qu’affectent les contours du corps humain quand un effort ou un mouvement tendent les muscles. C’est pourquoi, continue–t–il, l’artiste grec ne trace pas ses profils à l’aide d’un moyen mécanique, comme le compas, mais sa main est seulement guidée par le sentiment des formes (voir l’évolution des profils A, B, puis C).
Fig.4. Croquis de Viollet le Duc([4]).
Et puis encore. Le développement organique du Palais, qui pousse ses couloirs, ses cloîtres, ses chambres de porphyre, ses oratoires, ses jardins, ses appartements, ses escaliers et même ses impasses, comme un labyrinthe vivant, où l’archéologue ne se repère plus qu’en suivant à la trace l’itinéraire sanglant des conjurations consignées par les chroniques[5]. Et puis, aux endroits où le Palais touche sa limite, ces balcons tournés vers ailleurs : la loge impériale au–dessus de l’Hippodrome, ou dans Sainte–Sophie ; le palais du Boucoléon, construit par Justinien comme un balcon au–dessus de la mer ; les tours d’Isaac Ange profondes comme des puits d’où l’ennemi viendra ; et le palais de Constantin Porphyrogénète, construit comme un balcon sur les remparts eux–mêmes, aux limites de la Ville. Et puis aussi, quand on a franchi toutes les enceintes, quand on est au bout du bout de la « mésé », au dedans du dedans de la ville, au centre, au sommet d’où partiraient les arcs de cercle des remparts : nous voici debouts, étonnés, à l’extrême pointe d’un cap de l’Europe tourné vers dehors.
4. Absence.
Car il n’y a pas de corps vivant s’il n’accepte une incomplétude, et qui n’ait besoin d’autre chose que de lui–même. Il n’y a pas de corps social qui n’organise son « présent » par offrande à un corps « absent », qu’il (se) représente. Régis Debray, dans sa « Critique de la Raison Politique », a montré comment une divinisation croissante de l’Empereur après Auguste avait engendré une fragilisation croissante de cette représentativité du pouvoir. Il cite Pétrone : « Notre pays offre une telle foule de divinités qu’un dieu s’y rencontre plus facilement qu’un homme ». Dioclétien aussi savait que la rénovatio politique passait par la restitutio religieuse. Mais il joue sue les superlatifs, fait donner la « planche à divin », et n’aboutit qu’à une dévaluation. Tandis que Constantin comprend qu’il faut au contraire recréer un « manque », et le Christianisme lui offre cette garantie d' »absence »[6].
Le coup de génie stratégique de Constantin, c’est d’avoir deviné ce manque d’un « manque » stabilisateur, c’est d’avoir deviné que l’inconstance était le vice d’un pouvoir qui cherchait la constance en lui–même. La conversion de Constantin, c’est d’avoir compris que seul l’Autre est divin. Ce faisant, il restitue le pouvoir comme « lieutenance »: en parlant seulement au Nom de l’Autre, il rétrograde totalement dans la hiérarchie du divin ; mais il sait que cette rétrogradation est la clé d’une reconstitution totale de puissance. Son empire, sa magnificence, sa ville même, ne sont que la très humble représentation, la simple icône visible d’une toute autre Puissance.
D’où l’importance extrême des Symboles et des Credo adoptés par les Conciles. Ce qui s’y met en place, c’est l’ordonnance entière du politique en régime monothéiste ; mais c’est aussi toute une équation entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ; mais c’est enfin un rééquilibrage des trois fonctions indo–européennes du pouvoir (le Pontife, le Guerrier, le Producteur). Comment faire pour que Trois fassent Un, et qu’il n’y ait ni fusion, ni juxtaposition, mais communication ? Constantinople est l’icône même de cette équation. Ce centre qui n’est qu’un chemin, une croisée excentrée, cette frontière introduite jusqu’au plus intime de la Cité, cette pointe extrême tournée vers ailleurs : tout cela montre comment son monde « présent » n’est vraiment clos et structuré que par une manière de s’offrir à l’absence.
Comment faire pour que Trois fassent Un, et qu’il n’y ait ni fusion, ni juxtaposition, mais communication ? Comment inscrire la transcendance d’un chemin infini dans l’immanence de ce monde fini ? Et que se passe–t–il lorsqu’on introduit l’exigence infinie de Dieu (qui ne parle que de la fragilité humaine et du pardon) dans la logique indo–européenne des échanges finis (qui ne vise que l’équilibre des ressources, des dépenses, et des échanges)? Dans cette « boîte noire » de la pensée européenne se trouve peut–être le moteur de ce que l’on a appelé la Croissance, la Complexification infinie des échanges, l’augmentation exponentielle de la Communication. C’est aussi le moteur emballé d’une Puissance dont nous voulons maintenant arrêter la course.
5. Sorties.
Celui qui pendant de longues nuits d’hiver, penché sur le Bosphore, a regardé la Ville disloquée en trois grandes banquises s’écartant lentement, n’a probablement pas pu se défendre d’un sentiment de détresse, de guerre immense, peut–être de cauchemar. Quel est donc ce rêve collectif, et sans issue? Je ne dis pas que Constantin ait fait cyniquement du Christianisme l’ustensile de sa puissance, s’il l’a fait c’est d’ailleurs que le Christianisme y était prédisposé, et ce n’est pas exactement ma question. Mais Constantin jette les bases d’un rêve collectif, que l’on a pu appeler le césaro–papisme, et dont nous ne sommes pas encore sortis. L’Islam répète le même geste, mais de manière stabilisée si l’on peut dire, en le simplifiant, en le purgeant des contradictions qui en ont fait dans la Chrétienté le principe d’une croissance complexe, et pas seulement extensive.
Dans cette histoire, l’Empire Ottoman prend davantage la suite de Byzance. Il n’est pas extérieur au rêve de Constantin, ce geste de Mehmet le Conquérant, en 1453, pénétrant dans Sainte–Sophie à cheval ! Et puis l’espace ottoman est tellement byzantin, avec la multiplication infinie des coupoles, le Palais labyrinthique, les balcons, l’intrication étroite des pouvoirs, des confréries et des ruelles sur lesquelles les mosquées semblent avoir poussé comme des fleurs ! Et encore le simple fait que la mère du Sultan vienne toujours d’un Ailleurs sans nom: ce qui fit l’étonnante force des Ottomans, c’est qu’au centre même de leur Empire il y ait eu une sorte d’absence et le désir de l’autre, et c’est aussi ce qui fit leur soudaine faiblesse. L’Empire Ottoman est bien plus essentiel à l’histoire de l’Europe qu’on ne l’imagine.
Notre histoire pourrait être racontée comme l’approfondissement du même rêve : Louis XIV le « nouveau Constantin » de Bossuet, la Révolution et ses nouvelles synthèses, Staline. Mais ce que j’ai voulu dire, c’est que ce n’est pas fini, que Constantinople continue à grandir, à l’échelle d’un Cosmos qui a désormais le volume des échanges planétaires, et qui semble destiné à croître à l’infini. Ce que j’ai voulu dire, c’est combien j’ai éprouvé la plénitude de ce cosmos où le temporel et le spirituel se croisent. Ce que j’ai voulu dire, c’est combien elle me fait peur. Peut–être ne suis–je ici qu’un petit protestant provincial et latin. Mais j’ai voulu dire comment un petit protestant provincial et latin, désormais, ne cesse d’entrer dans Sainte–Sophie, et comment il ne cesse d’en sortir.
Olivier Abel
Publié dans Foi et Vie vol.LXXXIXn°3/4 Juillet 90
Notes :
[1] Cet exposé, donné lors de la session « Constantinople » de nos deux Instituts, était à l’origine accompagné de 47 diapositives. Le lecteur nous excusera de nous être restreint ici à 4 figures.
[2] D’après R.Janin, Constantinople byzantine, Paris 1972.
[3] En annexe à René Guilland, Etudes de topographie de Constantinople byzantine, Berlin 1969 Akademic Verlag (en deux volumes).
[4] Viollet le Duc, Entretiens sur l’Architecture, Paris 1863, Tome 1, p.83–84.
[5] R.Guilland, Op.cit. Voir les arguments avancés pour la reconstitu–tion des palais maritimes et de la terrasse du phare.
[6] Régis Debray, Critique de la Raison Politique, Paris Gallimard 1981, p.401–416.