Pour un regard étranger et à peu près incompétent (je veux dire le mien), l’histoire turque contemporaine semble en même temps ravagée par un désastre effrayant et magnétisée par une épopée superbe. Il faut dire que les rapports entretenus par la société turque avec son passé ont longtemps été simplifiés par l’omniprésence d’une version officielle, monumentale, quasi légendaire. J’en ai encore été témoin lorsque j’enseignais la philosophie au début des années 80, au Lycée Galatasaray d’Istanbul. Or la débâcle (je veux dire le dégel) planétaire des blocs et des représentations est en train de tout changer, de faire émerger, non seulement en Turquie mais dans l’ensemble des pays de la région (ex–ottomans ou turcophones), des mémoires fragmentaires, erratiques, douloureuses ou simplement étonnées. C’est sur les conditions de cette transformation, de cette difficile remémoration, de l’ouverture d’autres possibilités historiques, que je voudrais proposer ici quelques observations.
La première est que dans un pays où la pyramide des âges est tellement centrée sur les toutes jeunes générations, où la poussée démographique est si forte, la mémoire restera longtemps quelque chose de vulnérable, d’imaginaire souvent. Il y a un âge ou manipuler la mémoire, c’est manipuler de la dynamite. Et comme nous sommes dans un contexte où le retour des mémoires nationales correspond peut–être aussi à l’angoisse d’un avenir devenu imprévisible et effrayant, il s’agira de voir à quelles conditions cette remémoration permet certes une nouvelle historiographie, mais plus encore une véritable libération du passé, dans les deux sens de l’expression.
A la recherche du traumatisme initial, j’épouserais successivement le point de vue du deuil de la mémoire ottomane et celui de la naissance de l’histoire républicaine. Je les raconterai rapidement, d’un manière que je crois sincère mais que je sais subjective : l’histoire n’est pas mon but, mais plutôt de reconstituer cette étonnante « valse » des représentations du passé. Je chercherai surtout, dans la deuxième moitié de ce texte, à montrer comment la remémoration qui se fait aujourd’hui est captive d’une oscillation entre une histoire républicaine capable de projet historique mais simplificatrice à l’excès, et une mémoire démocratique qui fait droit à la diversité historique réelle mais ne fonde plus aucun projet.
La blessure : la perte de l’Empire
De quelle violence, de quel traumatisme, de quel deuil la mémoire dont je tente de parler et qui n’est pas la mienne a–t–elle été blessée? Peut–être faut–il parler tout de suite de la perte de l’Empire. Les nations européennes qui avaient construit des empires coloniaux (dont le dernier est probablement en train d’éclater avec la Russie) croiront reconnaître leur histoire. Mais il s’agit d’autre chose. Car l’Empire ottoman était le dernier Empire au sens classique du terme, au sens romain. A la fin de la Guerre de 14–18, il n’est pas totalement faux de dire que c’est l’Empire romain qui s’écroule ; l’Empire byzantin et l’Empire ottoman s’étaient jusqu’ici glissés dans le même geste historique, géographique, juridique, administratif, stratégique, avec un sens aigü de la continuité qui n’était pas seulement une manoeuvre de légitimation.
Certes l’Empire qui s’effondre, en même temps d’ailleurs que l’Empire Austro–Hongrois, avait déjà perdu jadis la Hongrie, la Roumanie, la Crimée, la Géorgie, l’Egypte, l’Algérie, la Grèce etc. Mais il perd maintenant le reste du monde arabe, de l’Irak au Yémen, c’est–à–dire qu’il perd la Mecque, le pilier du califat qui ne sera bientôt plus qu’une enveloppe vide. L’Empire ne pourra plus prétendre coïncider, même métaphoriquement, avec l’Umma islamique : il perd ainsi un principe d’unité qui lui était essentiel.
Et peut–être plus grave, curieusement, il vient de terminer de perdre les Balkans, après la Bosnie, la Serbie, l’Albanie, la Bulgarie, la Macédoine, une grande partie de la Thrace. Bref, il vient de perdre ce à partir de quoi il avait conquis Constantinople, ce que l’on avait appelé la Turquie d’Europe, qui avait été si longtemps la frontière avec l' »autre Europe », l’Europe de la Chrétienté. Il vient de perdre cette frontière acharnée sur laquelle l’Empire s’était défini, et qui était devenu son véritable centre psychologique, en tout cas son coeur. La localisation géographique de l’architecture ottomane, en particulier des maisons, en est l’illustration. Il y a peu de maisons ottomanes au sud du Taurus, tandis que la Turquie d’Europe semble en avoir été l’espace naturel.
Il y a, dans la manière dont les idéologues turcs de la génération née vers 1880 renoncent aux Balkans, et redéfinissent le territoire national sur un socle anatolien et asiatique, une telle énergie de déni que soudain l’on doute. Et en effet leurs lettres de vieillesse, longtemps après que le combat ait cessé, montrent souvent une nostalgie de la maison perdue. Une nostalgie trop grande. Même dans les grands coups de bouttoir que l’armée ottomane triomphale et affolée donne en 1918–1919 à l’Est, allant jusqu’à Bakou, traversant la Caspienne, rêvant derrière Enver Pacha de retourner aux terres « ancestrales », il y a comme une volonté îvre d’oubli. La perte des Balkans n’est pas seulement un désastre militaire, c’est une mémoire qui est blessée à mort, séparée de sa demeure, condamnée à donner naissance à autre chose ailleurs.
Par ailleurs le démantèlement de l’Empire ottoman s’est fait selon un scénario particulièrement traumatisant. Les puissances européennes qui n’avaient pas vraiment réussi à soulever les populations chrétiennes orthodoxes contre le Turc, ont jeté l’idée de révolution nationale dans l’Empire, et cette dernière idée s’est avérée beaucoup plus puissante. Depuis Lord Byron avec les Grecs jusqu’au Capitaine Lawrence avec les Arabes, quoi de mieux pour développer la stratégie coloniale que d’apporter la liberté nationale? Et ces « guerres de sécession » (1821–29, 1832–37, 1853– 55, 1876–78, etc.) culminent dans une guerre finale qui, de 1912 à 1923, laissera des millions de morts. Cela peut suffire à blesser une mémoire!
N’oublions pas que les guerres nationales, surtout quand elles commencent comme des « guerres civiles », sont des guerres totales. Ces guerres « modernes », contre lesquelles un Empire n’est jamais armé, ont la rage des vengeances tribales et la rationalité méthodique de la gestion de la santé publique des populations. C’est l’âge des génocides. Et ce qui est perdu, ce qui sombre avec ces guerres, c’est l’impérialité plus encore que l’Empire. Je dis impérialité, comme on dirait « nationalité »; une forme ancienne de citoyenneté, et qui faisait se côtoyer dans les administrations ottomanes les Albanais, les Arméniens, les Grecs, les Arabes, etc. On ne parlait guère des Turcs, alors, et la Porte fut toujours très sévère pour les tribus turques encore nomadisantes.
Mais jusque–là tous ces gens avaient travaillé ensemble à la grandeur de l’Empire. L’organisation notamment des « communautés » (millet) par quartiers, n’empêchait pas les échanges, parfois les mélanges, toute une articulation subtile dont le droit ottoman est le reflet. La perte, la blessure laissée dans la mémoire, en Turquie comme partout, c’est donc certainement la perte d’un paysage rural et urbain pré–industriel, mais l’un et l’autre fortement marqués par la diversité, l’hétérogénéité des populations qui étaient jusque là parvenus à cohabiter. C’est peut–être la défaite elle–même qui a dressé ces communautés les unes contre les autres, s’accusant réciproquement de favoriser la décadence morale, ou d’empêcher le progrès, etc. La défaite extérieure, ici comme souvent, a pu entraîner cette défaite intérieure.
Tout de même, pour séparer ce qui jusque–là était associé, et mélangé, il a fallu une violence à laquelle la société civile n’était pas préparée, il a fallu une folie qu’illustre encore, en 1923, l’échange forcé des populations entre la Turquie anatolienne et la Grèce (on a dit 430.000 de Turcs des Balkans contre 1.350.000 de Grecs anatoliens). La « purification ethnique » qui nous épouvante dans la Bosnie d’aujourd’hui n’est pas grand chose à l’échelle de tous les déplacements de populations qui ont ravagé l’ensemble de cette « région », de 1912 à 1921, et qui furent plus ou moins orchestrés par les puissances européennes. C’est cette séparation qui fait du désastre dont nous parlons quelque chose dont il n’y a pas de mémoire possible.
Et puis on imagine mal le temps qu’il a fallu pour renoncer à l’Empire, pour renoncer à l’ottomanisme. Vu de loin, on comprend aisément que dans l’effondrement d’une puissance il faut un certain délai pour mettre en marche le moteur d’autre chose : les débris de l’autre machine gênent la manoeuvre. C’est peut–être pourquoi on a tellement besoin d’oublier, d’effacer. Constantin, en déplaçant sa capitale, l’avait bien compris, et c’est aussi ce que fera Mustapha Kemal! Mais l’Empire ottoman était déjà en lambeaux lorsque les « Jeunes Turcs », qui mêlaient alors des Turcs, des Arméniens, des Arabes, des Albanais, des Grecs, des Slaves, et toutes les nations du reste d’Empire, hésitaient encore entre une voie libérale et communautariste, à la manière anglaise, et une voie jacobine et intégratrice, à la manière française, pour résoudre l’équation de la légitimité impériale dans la diversité des nations et religions.
Lorsque ‘Abdul Hamid accepte la constitution, tout le monde s’embrasse dans les rues de Constantinople le 24 Juin 1908, et la chambre des députés qui sort alors des urnes reflète la diversité nationale, religieuse, culturelle, linguistique de l’Empire. Les clivages se font encore sur d’autres critères, et en 1909 les associations à caractère nationaliste sont même dissoutes. Les familles juive des Camondo ou arménienne des Dadian sont encore investies de quasi–monopoles dans le domaine des finances impériales. On voit donc que la conscience nationale turque a mis du temps à se cristalliser.
La valse des légitimités, par le retour à la tradition ottomane, puis par l’Islam, par l’identité nationale turque enfin, a donc pris plusieurs générations. ‘Abdul Hamid, redoutant la collusion des Arméniens et des Kurdes dans l’Anatolie orientale, avait réveillé la rivalité islamo–chrétienne, pour diviser ses ennemis potentiels. Il ne savait pas encore que l’Empire entier allait sombrer dans ce genre de manoeuvres. Et bientôt, il ne resta plus que le patriotisme national turc, éventuellement pan–touranien pour ceux qui rêvaient vers l’Anatolie centrale, pour sauver les restes d’une Turquie elle–même tronquée par les partages du traité de Sèvres (1920).
On l’a souvent dit : que la Grèce obtienne une partie de l’Anatolie, c’était trop. Encore cela ne pouvait–il être perçu depuis Constantinople, restée au coeur de tous les rêves d’empires ou de colonies, mais que les brouillards (souvent brocardés par les nationalistes turcs) coupaient de la brute et claire réalité anatolienne ; et c’est en Anatolie que reprend pied, un beau jour de Mai 1919, Mustapha Kemal enfin sorti de ce que Stéphane Yérasimos appelle la « peau du serpent mort ».
Je raconte tout cela pour expliquer l’énergie qu’il a fallu pour simplement survivre, l’épopée de la « guerre de libération » et de la révolution kemaliste. Comme s’il avait fallu un traumatisme plus fort encore pour refouler le premier. Comme ces prisonniers qui s’inventent des règles plus drastiques, des rituels plus féroces que les murs dont ils sont encerclés, afin de les oublier.
La blessure : la naissance de la République
Le traumatisme du deuil de l’Empire, pour la mémoire, n’est peut–être en effet pas si grand que celui de la naissance de la Turquie ; même si cette naissance a aussi été un parricide. Je ne suis pas historien, mais il me semble qu’on ne comprend pas la révolution kemaliste lorsqu’on en fait une simple suite de la lutte de libération nationale. La Turquie ne s’est pas contentée, comme le Japon de 1905 face aux Russes, de contrer l’envahisseur européen ; même si le prestige d’une telle victoire aurait suffisamment autorisé Mustapha Kemal à fonder sa République.
Ce qui s’est passé était plus radical. La victoire dans la lutte nationale fut concomittante avec une révolution, peut–être plus radicale que la révolution bolchévique en 1917, plus traumatisante encore, et dont les années 20 ne feront que dérouler les effets. Parricide, l’élimination du Califat, puis du Sultanat, l’est certainement, et déjà le rassemblement en Anatolie de tous ceux qui vont désobéir à la Porte. Mais c’est une révolution qui ne se contente pas de supprimer le « tsar » et de briser le système économique de la Dette (c’est à dire du Capital étranger) : elle change l’alphabet, le calendrier, les poids et les mesures, le code civil et donc les moeurs (polygamie, etc.), les vêtements, la langue même. Une révolution culturelle sans exemple.
Certes c’est une révolution militaire, dans le sillage des grandes réformes dont les cadres militaires avaient formé le fer de lance. Et cette révolution devient le modèle des jeunes républiques nationalistes issues de la décolonisation. Le dernier élève de la classe (le plus tardif) devient le premier. Mais c’est que le nouvel Etat est lui–même le maître, le pédagogue. Le pays n’est plus qu’une vaste école primaire, dont les citoyens sont traités comme des enfants. Et jusqu’au coeur des années 80, on a senti la main de ces « instituteurs » de la Nation, même si les instituteurs véritables n’étaient plus payés!
Cet ensemble incertain qu’on appelle le kemalisme apparaît comme un système pédagogique et militaire où s’est longtemps effaçée toute différence dans un interminable cérémonial de l’unité du corps national, unité partout représentée par la statue d’Atatürk. Disons–le : ce fut pratiquement une religion laïque, avec ses fêtes et ses liturgies ; elle avait le caractère obsessionnel des religions, et la mémoire collective en restera marquée, longtemps elle en aura le « manque ». Manque d’un certain rapport commun au temps, qui puisse se substituer à celui que portait le rêve de l’Empire perdu, ou de l’Umma islamique. C’est pourquoi le kemalisme politique, aussi exsangue soit–il, ne cessera de renaître de ses cendres et de se regonfler tant qu’autre chose n’aura pas endossé cette fonction de projet unificateur.
Car dans l’épopée nationale la représentation du passé a été reconstruite comme un monument à l’unité de la Nation, comme une chanson de la geste turque de tous les temps, comme un récit de fondation auquel les nationaux étaient appelés à s’identifier. Ainsi, par l’effet de cette histoire officielle, la mémoire commune a été purgée de ses éléments hétérogènes, et la radicalité du déracinement a laissé la société comme amnésique, privée de tout rapport direct non seulement avec une histoire critique, mais avec la mémoire vive des anciens, condamnés au mutisme, ou à des souvenirs clandestins, tantôt courbés et presque honteux, tantôt dressés dans une protestation purement émotive.
Un des problèmes cruciaux pour la mémoire turque est qu’il n’y a pas de mémoire sans un minimum d’identité, de noyau identitaire même problématique autour duquel ces récits pouvaient tisser et accumuler des lignes d’identification diverses. Or, si l’on revient au traumatisme initial, celui même de la « naissance » de la nation turque, qui est « Turc » dans la Turquie de 1921? Sera–ce le citoyen natif du territoire turc? Au nom de quoi alors chasser les minorités? Sera–ce le Turc « ethnique » descendant des « Turcs », je veux dire de Turkmènes? Mais la plupart des Turcs sont les descendants de populations anatoliennes (grecques, arméniennes, « romaines », etc.) islamisées, des restes de l’Empire Ottoman. Et que fait–on des Kurdes, des Lazes de la Mer Noire, de tous les musulmans non turcs, des Arabes? Sera–ce le musulman de Turquie? Mais c’est un critère qui ne saurait satisfaire une jeune République laïque. Et puis faut–il distinguer entre les Sunnites et les Alevis, et chasser les Kurdes occidentaux moins sunnites que ceux de l’Est? Que fait–on de cette grande masse de population issue du mélange de ces diverses nations musulmanes, et parfois même du mélange avec des minorités chrétiennes qui longtemps, à Istanbul et dans certaines régions, furent pratiquement majoritaires? Et si la langue turque est le critère, que fait–on de tous ceux qui ne la parlent pas, mais sont néanmoins musulmans? Et que fait–on de ces Grecs turcophones, qui lisent l’Evangile en turc mais en caractères grecs? Etc.
Dans l’optique la plus optimiste, distinguée de la citoyenneté turque qui englobait aussi les minoritaires (mais en leur interdisant l’accès à certaines carrières, notamment dans l’armée), l’identité turque fut un compromis entre beaucoup de ces divers éléments. Dans l’optique la plus pessimiste, Ankara a glissé cyniquement d’un critère à l’autre selon les conflits et les intérêts du moment.
Tout cela n’est pas énuméré comme un réquisitoire contre l’épopée de la république kémaliste. Je ne peux en effet me défendre d’une certaine admiration, et parfois même d’un certain enthousiasme, pour la puissance de cette révolution qui au fond était d’abord un geste de survie. Nous ne devons jamais oublier, nous qui héritons des grandes puissances de l’Europe occidentale, que nous avons cherché à éliminer la Turquie, sans chercher davantage à savoir ce qu’elle était. Quand les Français, sur les cartes du Traité de Sèvres, s’attribuent une région comprenant la Syrie et la Cilicie, cherchaient–ils vraiment l’intérêt des populations? Et quand les Russes et les Anglais en 1914, tout en convoitant les mêmes pétroles, arment les Arméniens, veulent–ils d’abord les aider et les sauver du désastre? Et les Allemands n’ont–ils pas eu un rapport purement instrumental avec l’Empire Ottoman enrôlé dans leur géostratégie? Les puissances européennes occidentales ont une responsabilité écrasante dans ce qui s’est alors produit.
Quoi qu’il en soit, et que la clôture de la nation turque soit un geste venu de l’intérieur ou imposé de l’extérieur, par l’encerclement, le traumatisme de la mémoire turque a finalement été vécu comme cet enfermement entre des frontières hermétiques. La Turquie hermétiquement séparée du monde arabe, de l’ensemble du bloc communiste, de l’Europe chrétienne, avec sur les trois fronts des tensions régulièrement ravivées, la mémoire de la société turque ne pouvait pas sortir de son mutisme, de son isolement, de son encerclement. Une mémoire peut devenir folle ou mourir d’être seule avec elle–même.
La blessure : la libération des différences
Il n’y a pas d’histoire sans frontières, c’est–à–dire sans une pluralité spatiale de points de vue, sans l’acceptation de l’altérité, et même de plusieurs altérités. Or les frontières sont redevenues actives. L’éclatement du monde communiste, les mutations rapides du marché planétaire, les nouvelles orientations diplomatiques d’Ankara rendues possibles par ce contexte, les nouveaux flux de population (et les marchands et les prostituées russes ou roumaines que l’on trouve jusqu’à Urfa), tout cela fait que nous entrons dans le brouillard d’une période d’incertitude où tout paraît possible, pour le meilleur et pour le pire. Et Istanbul risque de redevenir la grande capitale balkanique.
La pression ainsi relâchée, le couvercle à peine soulevé, aussitôt une mémoire longtemps contenue resurgit, à côté de la mémoire officielle. Ce n’est pas a priori une mémoire plus critique, plus « factuelle », plus objective : c’est moins et plus que cela. C’est l’expression subjective et fragmentaire que les gens se font de leur propre passé, de leur propre avenir, et qui émerge du silence comme un archipel.
Il y a tous ceux qui découvrent les Balkans de leur grand– père, qui rêvent à nouveau de Sarajevo, ou qui retrouvent leurs cousins azéris. Il y a les Lazes qui découvrent leurs « cousins » ex– soviétiques, musulmans eux aussi mais qui savent d’où provient leur langue, et qu’ils étaient jadis chrétiens. Il y a tous ceux qui sont désormais résolus à parler de leurs origines albanaises, ou kurdes, ou arabes, ou mixtes. Il y a également ceux qui, par conviction ou par tradition familiale, ont rejoint les « Tariqa » (confréries religieuses) plus ou moins hétérodoxes, longtemps réprimées par Ankara, et dont les réseaux aujourd’hui révèlent au grand jour l’étendue de leurs moyens et la vivacité de leur mémoire. Et parmi tous ceux–là, et tant d’autres, la plupart qui ne rejettent pas pour autant l’identité turque, mais qui la relativisent, la remettent en relation avec autre chose, la remettent en mouvement vers autre chose que la répétition un peu vide d’un discours tautologique (un Turc est un Turc).
L’ouvrage signé par le président Turgut Özal (alors Premier Ministre) La Turquie en Europe est déjà un exemple surprenant de ce trouble. Son récit, long plaidoyer pour l’intégration de la Turquie à l’Europe, raconte une « histoire officielle » à la gloire de Turquie, ou plutôt du « creuset anatolien ». Mais justement cette Turquie est problématique. Il parle parfois davantage des Anatoliens que des Turcs, et ce seraient les Croisés qui auraient inventé le nom de Turquie, que les Turcs n’auraient jamais utilisé pour aucune des terres où ils ont vécu (p. 132). Au fond ce trouble est d’abord une chance. Car un Etat moderne ne peut pas, à terme, fonder sa légitimation sur une identité religieuse ou ethnique exclusive. Surtout si cet Etat cherche à établir une certaine laïcité. C’est même le fondement de la laïcité véritable, que ce geste par lequel une pluralité de communautés religieuses, nationales, ou idéologiques, se déssaisissent ensemble de la prétention à légiférer seuls, et se mettent à chercher les règles de leur coexistence, quelque chose comme un compromis.
Cela suppose de séparer non seulement la religion et l’Etat, mais l’histoire et l’Etat, de créer un espace historique où la pluralité des récits soit possible, et un espace proprement politique où les « appartenances » ne soient plus pertinentes : à cet égard, la mention de la religion sur la carte d’identité turque, cette manière d’incarcérer les gens dans leur communauté, est une ségrégation injustifiable. N’ont–ils pas le droit de se convertir, d’abjurer, de se découvrir et même de s’inventer d’autres généalogies? Et puis aucune nation n’est « pure » et sans mélange, identique à tous égards (ethnique, linguistique, religieuse, historique, etc.). Déjà une nation est la résultante d’une histoire complexe. A fortiori un Etat moderne est–il un compromis, un mixte.
Il fallait donc bien qu’un jour la République turque rencontre son histoire, accepte d’en parler sans se raconter des histoires, laisse la place à un débat sur cette histoire et n’en fasse plus l’objet de décrets officiels. Et c’est ici que nous nous heurtons à la troisième blessure, qui est l’un des paradoxes de l’histoire contemporaine, valable chez nous comme en Turquie : comme si pour faire l’histoire, une histoire active, les hommes d’Etat avaient dû à un certain moment du développement des Etats–Nations « arrêter » l’histoire officielle, prendre une sorte de décision historique, et rejeter hors de cette histoire active, réduits désormais à la gestion patrimoniale de l’histoire acquise, tous ceux qui réellement font de l’histoire, interrogent les mémoires et les traces. Mais aussi : comme si, pour faire de l’histoire, accepter l’endettement infini envers le passé réel, il avait fallu aux historiens s’abstenir de politique et d’action historique, et parfois même nier toute possibilité de faire l’histoire, de faire autre chose que d’indéfinment reproduire le passé.
On pourrait ainsi distinguer entre ceux qui ont fondé l’histoire sur la promesse d’un futur, c’est à dire sur l’invention d’une dette sans mémoire possible, à la seule mesure de leur projet et de leur République, et ceux qui, probablement plus sensibles à la menace d’un avenir imprévisible, ont fait de l’histoire un espace de discontinuités, de ruptures, de dettes incommensurables envers des êtres passés que la mort même ne parviendrait pas à rassembler. Si l’on peut parler de Démocratie post–nationale pour décrire les sociétés qui développent la seconde sorte de rapport au passé, elle repose sur un travail de remémoration fragmentaire qui a affaibli le lien national, multiplié les fractures et les réseaux paralèlles.
A ce stade, en schématisant, on aurait donc une opposition entre : 1) le type des républiques modernes, fondées sur un espoir que l’histoire nationale est chargée de symboliser ou de monumentaliser, et qui reposent en fait sur l’oubli, ou plutôt sur une amnésie, le choc de « l’entrée dans la modernité » ayant refoulé la mémoire ; 2) le type des démocraties contemporaines, fondées sur la peur du pire toujours possible, et qui cultivent le sentiment de dette, dette envers les victimes passées, dette envers les générations futures, etc. C’est l’horizon de cette opposition–là qui a envahi notre vie intellectuelle. Cela voudrait dire que nous sommes devenus incapables d’avoir en même temps une mémoire vive de notre passé, et une capacité à enfanter un présent un peu libre de ce passé.
Mais pour revenir à l’histoire et à la mémoire turques, cela veut–il dire que la République de Turquie est en passe de devenir une démocratie « post–nationale »? Qu’elle est en passe d’accepter cette remémoration partielle, ce lien plus lâche, plus faible, avec le passé national officiel? Va–t–elle cesser de s’ingérer dans les affaires religieuses (notamment de l’Islam) et supprimer les diverses instances de censure qui entravent la diversité des langues, des histoires, etc.? Aura–t–elle la force et les moyens d’accepter sur son territoire des populations non seulement lazes, ou kurdes, ou « zaza » (Kurdes shi’ites), qui y sont, mais aussi les Turkmènes d’Asie centrale, ou les « Musulmans » de Bosnie, sans parler des Arabes à la recherche d’un travail, des Arméniens rêvant d’un sol mythifié, des Bulgares ou des Roumains venus vendre ce qu’ils peuvent, ou des Allemands résolus à prendre racine dans leur villégiature?
Et si elle fait tout cela, pourra–t–elle encore « faire l’histoire », prendre des décisions historiques, aura–t–elle encore un « projet » au sens républicain, quelque chose qu’elle proposerait à l’idéal et à l’agir collectif? Dans Histoire et Utopie Cioran estime qu’il n’y a pas d’agir historique sans utopie. Le peuple turc sera–t–il capable d’histoire s’il n’est plus capable d’espoirs et de malheurs? Comment sortir de ce piège entre un agir historique fondé sur l’amnésie et l’exclusion, et une mémoire qui comprend tout et débouche sur l’impuissance historique?
Peut–être faut–il reconnaître que l’oubli monumental et la dette interminable appartiennent à la même problématique, qui est précisément celle de la mémoire blessée. C’est par exemple ce que j’avais cru discerner, dans un numéro d’Autrement sur le Pardon où une historienne arménienne et un étudiant turc avaient accepté de dialoguer. Certes l’identité arménienne semble organisée autour de la mémoire du génocide (mémoire identitaire et non mémoire historique, mémoire de ceux qui ne purent pas enterrer leurs morts, qui les laissèrent sur les bords des routes), et l’identité turque semble plutôt organisée autour de l’amnésie, de la table–rase (un effacement actif du passé qui fut le réflexe vital d’un pays qui allait être rayé de la carte). Mais ces deux rapports à la mémoire forment ensemble une mémoire malade, une mémoire blessée, l’une pétrifiée dans le rituel de l’accusation, l’autre dans le rituel de l’évacuation. Malade, cette mémoire est aliénée : elle n’est plus que la réaction à l’autre mémoire, la place creusée en l’un par la mémoire de l’autre.
Et l’on ne comprend pas l’étendue du désastre tant que l’on ne voit pas que ce n’est pas fini, que la véhémence de cette opposition entre deux formes de mémoire tronquées peut aussi conduire demain à de nouvelles tragédies. Pas seulement avec les Arméniens, mais avec les Kurdes par exemple. Si ceux–ci oublient que leur génie historique fut de perdurer sans Etat national, et qu’ils sont les inventeurs potentiels d’autres « formes de vie politique », plus prometteuses à terme que les Etats–Nations, si les Turcs eux–mêmes ne parviennent pas à dépasser ce cadre de l’Etat– Nation, s’ils oublient les milliers de mariages qui tissent une communauté mixte à travers le pays, si les deux nations cultivent l’espoir national de restaurer ou d’instaurer leur intégrité républicaine au mépris des différences, ou leurs libertés démocratiques au mépris de l’équité : alors l’histoire infernale peut continuer à répéter les mêmes scènes, la même scène que rien n’est encore venu briser, et qui engendrera le même et monumental oubli, la même interminable dette.
La mémoire vive du différend
Peut–on sortir de cette opposition entre l’espoir oublieux et l’obsession d’une dette? Peut–on sortir du piège d’une mémoire qui va répéter sa blessure? C’est du pardon que je parlerai pour finir, de cette faculté de « briser la dette et l’oubli » (selon le sous– titre que j’ai proposé pour le numéro d’Autrement sur le Pardon). Car le pardon n’est pas une petite affaire de morale ou de religion personnelle. Ce n’est pas non plus une affaire ou un « gentil » pardonnerait sous certaines conditions à un « méchant ». C’est tout autre chose, qui se tient partout où il y a rapport au passé, à la mémoire, à l’irréparable, à une histoire qui n’est pas seulement celle des faits de gloire mais celle des souffrances. Le pardon se tient à la charnière entre le passé révolu et l’agir présent. Peut– être même n’y a–t–il pas de mémoire historienne ni d’agir historique sans cette faculté de pardon, qui est peut–être simplement la faculté de regarder l’histoire à partir de la génération ; le mélange du deuil des anciens et de la naissance d’enfants…
Je vais redoubler la difficulté, la résistance dans l’esprit du lecteur à parler de pardon sur de tels sujet, en repartant de ce lieu emblématique de la mémoire blessée qu’est le différend arméno– turc. On pourrait aussi bien partir des différends arabo–turc, gréco–turc, kurdo–turc, etc. Chacun de ces différends correspond à une blessure spécifique. Mais la démarche serait similaire. Il y a d’abord un tragique de ce conflit, dû au fait que les positions en présence relèvent chacune de légitimations acceptables, et incompatibles. Acceptable en effet le droit à l’oubli, et si l’on force les Turcs à se souvenir, il faudra se souvenir de tout ce qu’on leur a fait ; acceptable certes le droit à la mémoire, et si l’on force les Arméniens à oublier, il faudra tout effacer et les laisser rentrer dans « leur » pays.
On le voit, le difficile, l’impossible peut–être dans un tel différend, est de trouver un langage qui puisse en même temps exprimer le tort commis et être entendu par ceux qui l’ont subi, ou exprimer le tort subi et être entendu par ceux qui l’ont commis. Qui sont–ils, ceux qui ont commis, et ceux qui ont subi, et qui parle au nom de quelles victimes? Ce n’est pas ma question ici : ma question réside dans cette difficulté qui fait le propre des « différends », une hétérogénéité de langage apparemment irrémédiable.
Le tragique de cette situation, l’irrémédiable, tient à cette impossibilité d’un langage. On pourrait dire que si le pardon est cette parole qui tente d’exprimer le tort, c’est aussi bien le silence qui permet à l’autre de l’énoncer, de revenir sur lui. Dans ce cas–là il faudrait d’une part que la communauté turque cesse de bétonner le discours officiel de l’autojustification, pour que d’autres voix puissent se faire entendre dans la diaspora arménienne, qui a besoin d’autre chose maintenant que de ressasser l’horreur. Mais la société turque peut–elle briser le discours de l’amnésie sans voler elle–même en éclats, sans perdre le socle de son identité?
Il faudrait d’autre part que la communauté arménienne fasse un peu silence autour du génocide, cesse d’accuser et de parler, pour que dans le silence, d’autres voix que la version officielle puissent se lever au sein de la société turque. Car aujourd’hui celle–ci a un besoin vital de cette remémoration, qui réoriente le présent autrement ; le succès en librairie des chroniques, des biographies, des témoignages historiques en témoigne. Mais la diaspora arménienne peut–elle se taire sans se dissoudre et disparaître? Ne lui est–il pas vital de parler? Peut–elle accepter elle–même que se lève en elle d’autres mémoires, d’autres projets? Tel est le drame.
Ainsi il nous faut peut–être aller jusqu’au tragique, jusqu’à cette mémoire vive du différend qui met en présence plusieurs récits, plusieurs langages, pour libérer une histoire qui ne serait ni le monologue des versions officielles, ni l’atomisme relativiste de la dispersion des points de vue, mais le compromis : je veux dire un récit assez vaste, assez polycentrique, pour porter en lui la pluralité des mémoires, et les amener au point où ces mémoires doivent composer, accepter de perdre certaines de leurs prétentions exclusives. C’est ce que j’appelle ici le pardon, et qui est probablement une expression malheureuse. Mais il n’y en a pas d’autre qui puisse exprimer davantage ce dont il d’agit : d’une sorte de renonciation à trancher définitivement sur le fond, et donc d’un pardon qui ne sait plus quels seront les rôles tenus par les uns et les autres, d’un pardon sans pardonnant ni pardonné.
Ce faisant, ce que j’appelle ici le pardon, l’acceptation du compromis, et que nos identités en seront modifiées, transforme une amnésie douloureuse en mémoire vivante, capable d’effacer la mémoire malade et obsédée du ressentiment. C’est à dire que dans le même temps : 1) il refuse que les souffrances passées soient abolies ou absoutes par l’omelette de l’avenir, il refuse que les espoirs déçus soient pour autant réfutés, il rouvre dans le passé des possibles écrasés ou enfouis, bref il brise l’oubli ; 2) mais aussi il brise la dette, il suscite d’autres avenirs que celui de la répétition infernale, il fait que le passé ne soit plus un membre mort, qu’il nous soit rendu, et que par là nous appartenions à nouveau tout entiers au présent, à un agir qui porte en lui l’attente d’autre chose.
Disons–le : cette remémorisation étonnée, qui semble désormais possible, ne sera pas sans douleur ni perte ; et pas seulement pour la société turque. Ce n’est pas un hasard si les conceptions historiographiques européennes se mettent à trembler, comme j’ai tenté de le montrer, quand il s’agit de l’histoire turque. Nous aussi notre identité européenne s’est constituée pendant quelques siècles dans le petit espace qui nous avait été imposé par l’encerclement ottoman. Pour faire le double travail de remémoration vive et d’ouverture d’un espace de projet, il faudra aux uns et aux autres perdre un peu d’identité pour en recevoir d’autres. Mais après tout l’identité n’est vraiment pas la seule chose qui importe.
Olivier Abel
Publié dans Les Turcs, Autrement Sept.1994