A partir des travaux de P.Ricoeur sur la « métaphore vive » et de ceux de JHintikka et M.Meyer sur la logique de la question et de la réponse, on voudrait montrer : que la « tension » métaphorique peut être pensée en termes de compossibilité ou d’incompossibilité des propositions de monde; que l' »autonomisation » des textes et plus généralement des discours peut être pensée comme différence problématologique (la question à laquelle le texte répond diffère de celle que le texte soulève).
Dans ses recherches sur la métaphore([1]), Paul Ricoeur a obtenu des résultats assez riches et précis pour être exploités en diverses directions. Mon propos dans cette étude est d’examiner ces résultats à la lumière de « la logique de la question et de la réponse » développée par J.Hintikka (et plus exactement à partir de ce que Michel Meyer appelle la « problématologie »)([2]). Pour l’énoncer brièvement, l’hypothèse centrale ici est qu’on peut aussi analyser la métaphore en termes de « compossibilité de mondes », comme réponse à deux questions, ou comme « réponse à une question et expression d’une autre », etc. L’intérêt de ce rapprochement est multiple, en ce qui concerne la rhétorique du dialogue et l’épaisseur des contextes implicites, l’herméneutique des rapports oralité–écriture, et même éventuellement le statut langagier de cette « réponse à toutes les questions » qu’est la « métaphore » monothéiste.
L’herméneutique de la métaphore selon Ricoeur.
Le « sens » métaphorique :
Le premier des résultats de Ricoeur qui nous intéresse est un déplacement : au lieu de traiter la métaphore comme un cas de dénomination déviante (comme mot), il faut la traiter comme un cas de prédication impertinente (comme énoncé). Le mot reste porteur de l’identité sémantique, puisque c’est cette identité que la métaphore altère, mais cette altération n’est pas seulement un écart, une substitution sémantique au niveau du mot : c’est aussi une réduction d’écart par la mise en rapport, au niveau de l’énoncé, d’aires sémantiques a priori incompatibles. « La métaphore est un travail sur le langage qui consiste à attribuer à des sujets logiques des prédicats incompossibles avec les premiers » (T.A. p.19).
Ricoeur a donc cherché à intégrer la théorie de la substitution (dénomination déviante) à l’intérieur d’une théorie plus radicale de la tension (prédication impertinente) métaphorique. « Le temps est un mendiant » (Shakespeare), « le ciel est mort » (Mallarmé), ne prennent tout leur sens que dans la tension entre les termes de l’énoncé, c’est à dire dans la tension implicite entre l’énoncé métaphorique et l’énoncé non–métaphorique (ou métaphoriquement « mort » : « le temps c’est de l’argent », « le ciel est bleu », « Dieu est mort », etc)([3]). « Il y a alors métaphore, parce que nous percevons (..) la résistance des mots (..) leur incompatibilité au niveau d’une interprétation littérale de la phrase » (T.A., p.20). L’identité sémantique est problématisée ; le sens est un travail d’identification au travers du non–identique.
La « référence » métaphorique :
Par ailleurs, loin de céder au préjugé selon lequel le discours « poétique » est non–référentiel et centré sur lui–même, Ricoeur estime que la métaphore a bien une référence puisqu’elle a le pouvoir de redécrire la réalité([4]). Ici encore il y a une sorte de tensivité : la suspension de la référence latérale, usuelle, est la condition pour que soit libéré un pouvoir de référence de second degré qui est proprement la référence métaphorique. La référence vive est donc cette référence dédoublée, capable de traverser et de faire s’entrechoquer plusieurs mondes sémantiques, pour désigner une réalité mal balisée par le langage ordinaire, une réalité elle– même tensive ([5]).
La notion herméneutique de « contexte » s’appuie alors sur un réseau métaphorique, à l’échelle du discours tout entier, et qui détermine ce que Ricoeur appelle les « références non–ostensives » du texte. « Ce qu’il nous faut comprendre n’est pas quelque chose de caché derrière le texte, mais quelque chose d’exposé en face de lui », ouvert par lui, et « qui vise un monde possible » (T.A., p.208)([6]). Et ailleurs : « ce qui est en effet à interpréter dans un texte, c’est une proposition de monde, d’un monde tel que je puisse l’habiter pour y projeter un de mes possibles les plus propres »(T.A., p.115).
L' »autonomisation » du texte :
En parlant de « texte », ce n’est qu’apparemment que nous nous éloignons de la métaphore : de même que la référence métaphorique a servi à éclairer certains aspects de toute référence textuelle, l’autonomisation du texte par rapport au contexte intersubjectif d’origine peut éclairer certains aspects de la métaphore. Chez Ricoeur cette autonomisation marque la spécificité de l’écrit par rapport à l’oral (affranchissement par rapport aux intentions de l’auteur, par rapport au contexte social et culturel immédiat, par rapport au destinataire immédiat), et fait du texte « le paradigme de la distanciation dans la communication » (T.A., p.102).
En effet « la polysémie des mots appelle por contrepartie le rôle sélectif des contextes » (T.A., p.77), et le maniement des contextes s’exerce dans un jeu de la question et de la réponse, seul capable de produire l’univocité relative à une situation donnée. Or ces conditions ne sont plus remplies pour les textes écrits([7]). Si l’herméneutique exige des méthodes spécifiques, c’est parce que « l’interprétation est la réplique([8]) de cette distanciation fondamentale que constitue l’objectivation de l’homme dans ses oeuvres »(T.A., p.110).
Le thème de l’autonomisation s’inscrit par là dans un contexte que Ricoeur présente comme une alternative polémique. D’une part on peut avec la tradition romantique et heideggerienne (reprise par « l’herméneutique des traditions » de H.G.Gadamer) considérer cette autonomisation comme une déperdition de sens, une aliénation de la situation de communication authentique : celle du dialogue oral des questions et des réponses, dans le face à face intime([9]). D’autre part l’autonomisation peut être considérée comme une critique, qui annule ou détruit le monde de la compréhension originaire([10]), mais qui ce faisant libère le sens pour une communication universelle : la critique des idéologies de Jürgen Habermas([11]) n’hésite pas à voir dans la distanciation une émancipation([12]) (T.A., p.351 sq.).
Mais la « critique » habermassienne doit en retour accepter que cette émancipation s’énonce à la première personne (je, nous), et s’inscrit dans une subjectivité, dans une intersubjectivité concrète : elle aussi est toujours déjà une appartenance à une communauté à faire ou à venir. L’autonomisation est dans une tradition l’ouverture d’une autre communication, elle ouvre dans un monde la possibilité d’un autre monde ; elle est une responsabilité, la possibilité d’autres réponses([13]). C’est pourquoi Ricoeur joint les deux aspects sous la proposition d’une « herméneutique critique ».
La problématologie selon M. Meyer.
La référence problématologique :
La « problématologie » proposée par M.Meyer se présente d’abord comme une discipline méthodique centrée sur le rôle du questionnement. Cette promotion du rôle de la question s’est faite d’une part autour du problème logique de la référence (J.Hintikka), d’autre part autour du problème rhétorique du rôle illocutoire des questions (C.Perelman, O.Ducrot, F.Jacques). Hintikka résoud le problème de la référence en partant des résultats de Frege et de Wittgenstein. D’abord une proposition p représente un « état de choses » possible. Hintikka reprend la théorie leibnizienne des mondes possibles (qui chez Leibniz concerne Dieu, finalement) à l’intérieur du rapport langagier qu’entretient l’homme avec le réel : une proposition p décrit un monde possible, et le monde réel est un monde parmi d’autres mondes (L.L.A., p.88), celui où la proposition est vérifiée, celui où la question trouve sa réponse([14]).
Selon Hintikka cette théorie permet d’intégrer la logique classique et de l’enrichir. Par exemple on a beau dire et répéter que « p est vraie », cela ne la rend pas plus vraie pour autant, et ce qui la rend vraie se situe hors d’elle. Par elle–même, p est simplement la description d’un « possible ». Evidemment, dans un monde possible, p est vraie, ou bien non–p est vraie, et il n’y a pas de monde possible dans lequel p et non–p soient vraies ensemble (principe de non–contradiction). Si deux propositions ne sont pas contradictoires, alors elles sont compatibles dans le même monde, elles sont « compossibles » »(L.L.A., p.90). Et chaque réponse appartient à un monde possible, c’est à dire à un ensemble de propositions possibles en même temps, possibles dans le même monde.
Dès lors il n’est pas question pour la référence de s’effectuer en isolant une nomination « propre » qui désignerait rigidement (de manière univoque) un individu que l’on isolerait ainsi de ses descriptifs possibles comme un invariant abstrait. L’individu référent est ce qui répond à toutes ces descriptions et il n’est identifiable qu’à travers elles. En ce sens chaque monde possible est une manière d’identifier autrement un individu, qui n’est défini qu’à travers ces mondes possibles. En ce sens aussi tout énoncé de référence doit porter en lui la possibilité d’un autre énoncé sur le même référent([15]): c’est pourquoi on peut parler avec Francis Jacques de « co–référence »([16]).
La fonction « vainqueur d’Austerlitz » est un descriptif possible de X, tel que f(X). Mais pour le même X (Napoléon), d’autres descriptifs (moins glorieux !) restent possibles : un individu est un X que l’on retrouve dans plusieurs mondes possibles([17]). La référence répond ainsi toujours à une question possible du genre « Qui », « Quoi » (L.L.A., p.97 et 127 à 132): « qui est le vainqueur d’Austerlitz ? Napoléon est celui qui a vaincu à Austerlitz » (remarquons ici que la même question peut s’énoncer sous la forme d’une phrase interrogative ou d’une phrase assertorique). Le rôle des interrogatifs est un rôle de « quantificateur » (L.L.A., p.98), de sélectionneur individualisant : la référence est « produite » au cours du dialogue, par le travail de l’interrogation.
Le « sens » problématologique :
Le sens d’un terme est son usage, qui « répond » à la question du sens, disait Wittgenstein (L.L.A., p.73–74, et p.128). Ainsi s’introduit la pragmatique, c’est à dire le rapport des propositions au contexte d’interlocution où elles prennent sens. Dans la rhétorique de C. Perelman, dans celle de J.C. Anscombre et de O. Ducrot, le contexte est analysé comme l' »implicite » des énoncés explicites, et l’argumentation comme une technique pour obtenir, à partir des valeurs implicites d’un auditoire et au moyen d’arguments explicites, son adhésion à une conclusion ([18]). Tel est le pouvoir de la question : elle « fait faire » (L.L.A p.111 et 122), elle est un message capable de « produire » d’autres messages, et elle « place » les interlocuteurs ([19]). La perversion possible du pouvoir de questionner indique sa légitimité: on pourrait dire, en prolongeant les travaux de K.O.Appel et de F.Jacques([20]), que le « consensus » est produit en dépit de la plurivocité de départ, par le travail du dialogue, c’est le pouvoir partagé de questionner qui fait fonction de « transcendantal » pour la communication. La question détermine le contexte donc le « sens » des énoncés échangés (ce dont on parle). « Le sens d’un énoncé, d’une proposition, d’un discours, bref, d’un texte, est donné une fois que l’on sait ce dont il y est question » (L.L.A. p.128). Cette remarque peut être rapprochée de celle de Gadamer: « on ne peut comprendre une proposition que si on la comprend comme une réponse à une question »([21]).
Or la question est le plus souvent implicite ; « en effet, la réponse qui a un sens le possède de par son lien avec une question qu’elle refoule dans le non-dit. Elle la résout, et la question qui ne se pose plus apparaît dans la réponse comme ayant été résolue par elle » (L.L.A. p.133). On le voit, c’est un véritable principe herméneutique en même temps qu’un principe communicationnel, que de chercher toujours (et de tenir compte de) la « question implicite ».
Imaginons en effet maintenant que cette question implicite échappe à l’interlocuteur, mais que lui-même aborde la proposition avec une autre question implicite en tête, il y aura malentendu. Si le sens d’une proposition est fonction de la question implicite qui lui est posée, des « réponses sémantiquement équivalentes diffèrent en ce qu’elles répondent à des questions différentes » (L.L.A. p.134). Le même « il fait beau » peut, selon le contexte, vouloir dire « allons nous promener », ou bien « changeons de sujet », ou encore « bonjour », etc. « D’ou la pluralité des significations d’une même discursivité, littéralement univoque » (L.L.A. p.139). La différence entre l’explicite et l’implicite permet donc de distinguer entre sens littéral et sens figuré. Dans la lecture littérale, la réponse à une question ne fait pas de question (PB. p.243) ; tandis qu’une lecture figurative dualise le sens, problématise la réponse, qui se met figurer une question et solliciter une autre réponse. Plus une réponse est « figurée », plus elle est problématique : elle tient en suspens plusieurs questions ([22]).
Tension métaphorique et compossibilité problématologique.
L’autonomisation et la « différence problématologique »:
La troisième section des résultats de la problématologie, portant sur « l’autonomisation des réponses », inaugure l’intersection qui constitue l’objet propre de cette étude. Commençons par noter, contre un traitement « technocratique » de l’information, que le circuit question-réponse n’est pas réflexe (stimulus-réponse) ni automatique (de forme Q-R)([23]). Loin de se borner à des réponses conditionnées, le véritable jeu question-réponse commence lorsque la réponse est à son tour interrogée, avec l’apparition d’une seconde question (de forme Q1-R-Q2)([24]).
Cette apparition s’explique par le fait que n’importe quelle unité de discours, depuis la simple phrase jusqu’au grand texte, peut être considérée comme soit proposant une réponse, soit exprimant ou posant une question (L.L.A. p.124). Cette observation pose le problème de la différence entre expression « apocritique » (ce qui dans une proposition caractrise une réponse), et expression « problématologique » (ce qui dans la même proposition est expressif d’une question). Or Meyer distingue entre une question implicite mais résolue dans la proposition comme réponse, et une autre question, engendrée par cette proposition et à laquelle elle ne répond pas. « Dès lors, la question à laquelle la réponse renvoie (problématologiquement) diffère de celle qu’elle résout (apocritiquement) » (L.L.A., p.l25).
Ainsi toute réponse, et plus généralement toute proposition, tout discours, en tant qu' »unité apocritico-problématologique », définit deux questions au moins : l’une en amont et l’autre en aval. Et « c’est par là que se trouve fondée la possibilité dialogique du langage en même temps que l’autonomisation des réponses par rapport aux questions qui les ont fait naître » (L.L.A., p.125-126)([25]).
Mais l’autonomisation des réponses n’est pas un automatisme du langage : une réponse à une question n’énonce pas forcément par là-même une autre question, car pour cela il faut que soit problématisé ce qui était hors-question. « Problématiser une assertion qui n’était que réponse (…) est affaire de contexte. (…) le contexte comporte nécessairement deux questionneurs au moins. L’un pour lequel la réponse est réponse, sans plus, l’autre pour lequel elle fait problème » (ibid.). Prenons un bref dialogue : « -de qui est cette musique ? -de Charpentier. -qui est ce Charpentier ? -un musicien ! -oui, mais de quelle époque, de quel endroit,..etc? » : cet exemple montre l' »effet problématologique »([26]) par lequel une réponse résout une question mais renvoie à une autre qui n’est pas forcément aperçue par celui qui énonce la réponse([27]).
Le moment métaphorique :
Nous avions déjà vu ces moments équivoques où la même proposition répondait à plusieurs questions implicites différentes et visant chacune des « mondes » différents. Nous avons maintenant un moment dialogique où la même proposition qui répondait à une question « engendre » elle-même la possibilité d’une ou plusieurs autres questions.
C’est ce moment transversal de « problématologisation » qui concerne la métaphore. En effet, entre le stade où la réponse est pleinement l’assertion d’un monde possible où la question première trouvait sa réponse, et le stade où la nouvelle question est formulée clairement dans sa demande de réponse et dans sa visée d’un autre monde possible, il y a une sorte de travail considérable pendant lequel la proposition est en même temps réponse et question. Déjà la réponse n’est plus considérée littéralement comme réponse ; elle n’est réponse que dans un sens figuré. Mais elle n’est pas encore reformulée comme une question littérale et explicite ; la question n’y est que figurée.
Pour reprendre les analyses de Ricoeur, le moment métaphorique est celui où une communication première est suspendue et où s’ouvre la possibilité d’une communication seconde (cf. la note 6). Dans le travail de métaphorisation, la réponse est grosse d’une question.
Pour illustrer cette situation problématologique et dialogique de la métaphore, on pourrait montrer le site des « réponses » dans tous les dialogues de Platon qui ne sont pas aporétiques et qui proposent des réponses aux questions posées : en effet ces réponses sont des métaphores, des paradigmes, des mythes, des jeux de chiffres ou des figures géométriques([28]). On pourrait aussi examiner les paraboles de Jésus, où la réponse est question, mais brisant la problématique implicite des interlocuteurs pour ouvrir une autre « responsabilité ». Voici un autre exemple : la prédication de la Résurrection au temps qui précède Luther est une réponse à la question de la mort ; mais c’est une réponse déjà considérée comme figurée, métaphorique, car travaillée et bouleversée par la question de la Damnation.
C’est ce moment d’incertitude, de montée d’une nouvelle question à travers l’ancienne réponse qui nous intéresse : en effet, comme on l’a vu plus haut il n’y a pas de substitution sémantique, c’est le même « sème » qui est dans la premier énoncé le lieu de la réponse et dans le second celui de la question ; la Résurrection et la Damnation sont l’énonciation apocritique et problématologique de la même proposition. L’énoncé métaphorique « condense » deux mondes([29]).
L’incompossible possibilité :
Le moment métaphorique est celui où deux « mondes » sont énoncés en même temps, comme téléscopés dans la même proposition de monde possible, alors qu’on ne sait pas si ils sont ou non compatibles. C’est exactement ce que disait Ricoeur, à propos du sens métaphorique, des « prédicats incompossibles » avec les sujets, comme dans : « Tous les fruits du pommier sont des soleils levants »([30]). On peut transposer cette analyse sur le registre de la référence, la référence métaphorique selon Ricoeur étant une sorte de référence tensive, qui tient ensemble un monde en suspens et un autre à naître. On a vu avec Meyer que la visée référentielle restait une visée de monde possible (ce qui la vérifie se situe hors d’elle) : même si pour la commodité de la conversation un référent X peut être suffisamment désigné en quelques phrases, le questionnement reste toujours ouvert. La référence est produite à travers la question de la compatibilité de deux ou plusieurs énoncés dans le même monde, dans un monde qui les vérifierait.
Or le remarquable dans la référence métaphorique, c’est qu’elle vise non pas un monde possible et homogène, mais au moins deux mondes déterminés par une sorte de jeu entre les deux énoncés condensés. Chacun de
ces énoncés est pertinent dans son monde mais leur condensation en un seul énoncé tient suspendue la question de savoir si les deux mondes sont compossibles ou non([31]). Or cette compossibilité est indécidable précisément parce que le « métaphorique » désigne ce qu’on ne peut pas totalement expliciter([32]), quelque chose de plus profond que les contextes explicites, de moins homogène.
C’est cette tension entre des mondes possibles qui rend tangible dans la métaphore le travail par lequel la question du référent traverse plusieurs réponses possibles, plusieurs mondes, pour désigner la totalité de l’expérience réelle. Dans la métaphore est sensible ce qui pourrait être analysé dans n’importe quelle forme de langage : qu’un énoncé désigne, dans la tension avec d’autres énoncés possibles qui sont d’autres « formes de vie », un monde réel qui est toujours une incompossible possibilité.
Conclusions :
Dans la mesure où Ricoeur et Meyer répondent évidemment à des questions très différentes, ce rapprochement suscite dans les théories considérées des résistances dont le repérage suffira à marquer quelques conclusions.
Problématologie et épaisseur métaphorique :
La problématologie chez Meyer semble un jeu si formel qu’il devrait rejeter cette épaisseur où le discours fait corps avec une forme d’existence. Pour M. Meyer, comprendre, déchiffrer ou interpréter un texte « ne fait qu’expliciter la question implicite du propos qu’elle considère » ([33]); mais est-ce toujours possible ou complètement possible ? L’extrême simplicité de ce geste herméneutique rend mal compte de l’extrême complexité des procédures critiques et archéologiques par lesquelles on s’approche des questions implicites du contexte, dès lors que ce contexte n’est plus celui du dialogue oral, face à face.
Il faut toutefois comprendre que le propos central de Meyer n’est pas l’herméneutique des textes mais la rhétorique du dialogue ; or il pousse celle-ci jusqu’au point où elle commence aussi à concerner l’herméneutique. C’est pourquoi il faut lire la recherche de Meyer dans l’autre sens, comme une tentative de compliquer le modèle logique et rhétorique: la différence problématologique n’est pas un automatisme du langage mais une affaire de contexte. Il écrit : si « le discours se laisse toujours élucider par de l’interrogation directe (…) on ne peut en dire autant des textes, des écrits, qui laissent sans réponse de telles interrogations, parce que leurs auteurs ne sont pas en dialogue avec les lecteurs, contrairement à une analogie assez répandue »(PB. p.243)([34]).
On peut donc, sans trahir Meyer, « épaissir » le contexte ; parce qu’une proposition, qu’elle soit question ou réponse, fait corps avec un monde langagier ; parce qu’il faut changer de monde si l’on veut problématiser la réponse usuelle. La problématologie désigne ainsi une « région métaphorique » en arrière de notre usage du langage, une sorte de niveau infra-langagier, peut–être assez proche de ce que cherche M.Foucault. Cet infra-langage est fait de questions et de réponses que nous ne pouvons pas thématiser comme telles, puisque ce sont elles qui nous permettent de thématiser les autres. Il n’y a pas de présentation langagière directe de ces systèmes de questions-réponses, mais seulement une représentation oblique et métaphorique ; et c’est un métaphorique en arrière de nos usages, on ne voit même pas qu’il s’agit de métaphores([35]). Le langage est chargé d’expériences humaines non entièrement traductibles([36]), de questions non totalement explicitables.
Herméneutique et oralité :
Pour Ricoeur, l’autonomisation concerne seulement le texte qui, par son « inscription », se détache du contexte sémantique initial (cf. note 7). Ce faisant, Ricoeur semble abandonner « le mouvement spontané de la question et de la réponse » au domaine de la seule oralité, celle–ci demeurant le lieu de l’immédiateté que revendique Gadamer pour la compréhension originaire (T.A.p.368). Mais c’est parce que Ricoeur vise d’abord à fonder une herméneutique des textes qui soit critique et poétique, et à échapper à une alternative herméneutique qu’il juge ruineuse.
Après Heidegger en effet, chez qui « tout l’effort critique est dépensé dans le travail de déconstruction de la métaphysique » (car l’histoire de la métaphysique tient exactement la place du préjugé)(T.A. p.364), nous voici selon Ricoeur acculés à l’opposition entre Gadamer qui prend pour paradigme l’immédiateté du dialogue oral, et Derrida qui prend pour paradigme l’écartement à l’origine et la différance par l’écriture. C’est contre cette problématique que Ricoeur essaye de reconquérir un espace proprement critique, sur le terrain du texte.
Ce que Ricoeur opposerait ainsi à l’herméneutique de Gadamer, c’est qu’il ne s’agit pas seulement de comprendre le texte par rapport à la question à laquelle il répond, en amont (en direction d’une tradition et d’une appartenance plus originaire : que se passe-t-il si elle n’est pas commune ?), mais par rapport à la question qu’il pose, à l’espace qu’il ouvre, en aval. Pour reprendre les analyses de la référence poétique et de l’illocutoire poétique, le texte ouvre un monde et il suscite un sujet (à peu près sur le site du sujet de rêverie poétique chez Bachelard : celui d’une naïveté seconde). Autrement dit, la prudence et la hardiesse herméneutiques veulent que, si les textes anciens répondaient à d’autres questions que celles que nous nous posons, ils soulèvent d’autres questions que celles auxquelles ils répondaient. Le métaphorique est ici non plus en arrière, mais en avant de nos usages, non plus un langage sédimenté, mais un langage en état d’émergence.
Mais n’en est-il pas de même pour l’oral ? A trois reprises au moins, en distinguant dès l’oral le dire et le dit, Ricoeur le suggère. D’abord il parle d’une « dialectique de distanciation plus primitive que l’opposition de l’écriture à la parole et qui appartient déjà au discours oral en tant que discours »: c’est « la dialectique de l’événement et de la signification » dont l’un est inscrit dans le contexte et l’autre le déborde (T.A. p.102 sq.). Il reprend ensuite cette idée ainsi : « sans doute faudrait–il dire, à l’encontre de toute hypostase de l’écriture, que la première condition de toute inscription est, dans le discours comme tel, même oral, la distance infime qui se creuse entre le dire et le dit » (T.A. p.166). Et il poursuit enfin : « le dire s’évanouit mais le dit subsiste ; à cet égard, l’écriture ne représente aucune révolution radicale dans la constitution du discours, mais accomplit son voeu le plus profond » (T.A. p.367).
Aussi ténue soit–elle, c’est cette ligne d’argumentation que j’ai voulue renforcer. Et de même que la différence problématoloqique doit pouvoir s’appliquer et se compliquer dans l’épaisseur métaphorique des mondes de langage, l’autonomie du texte, de l’écriture, ne naît–elle pas discrètement de l’autonomisation des réponses, qui fait leur vivacité sémantique propre et leur métaphoricité vive ?
ANNEXE : La « métaphore » monothéiste.
En supplément, on peut tirer de ces analyses quelques applications à propos de l’émergence des monothéismes, où le rapport de l’Un au Multiple peut être considéré comme une réponse à toutes les questions (ou comme une question à toutes les réponses). La force de la métaphore monothéiste est de faire tenir des espaces différents dans le même « espace », de « rapprocher » des mondes, de tenter de rendre l’incompossible possible dans le même monde (au moins dans le même monde textuel). pour faire vite, nous reprendrons la différence typologique entre la Loi et les prophètes.
Disons d’abord que ce monde est « ordonné » dans une réponse plus originaire que toutes les questions, dans une réponse en laquelle toutes les autres réponses se dissolvent parce qu’elle les précède. En matière éthique très particulièrement, et dans la mesure où elle « fait-faire », la métaphore monothéiste doit fournir la réponse à toutes les questions, à toutes les situations : la réponse a toujours déjà été donnée, antérieurement. La Loi répond à toutes les questions que nous posons.
Mais par aillleurs la métaphore monothéiste, parce qu’elle désigne un monde qui doit « répondre » à tout cela, éprouve un fantastique besoin de « vérification » de son référent, et cette référence prend la forme du « prophétisme »: le monde qui répond à l’interrogation n’est pas encore manifesté ; ici, la réponse à toutes les questions est moins cherchée dans un « amont » imprésentable que dans un « aval » imprésentable du texte. Les Prophètes interrogent toutes les réponses que nous proposons.
Peut-être est-ce cet « échec programmé », de la Loi à dire totalement la singularité des situations, et des Prophètes à désigner un monde réel qui soit celui de Dieu, qui amena le nazaréen à faire (selon les indications que nous avons) de la question et de la parabole une « maïeutique » de la responsabilité, et à dénuder la métaphorisation dans une surprenante « poétique » du Royaume de Dieu. Cette « métaphorisation »-ci est davantage une réponse qui porte en elle une question([37]) qu’une réponse à toutes les questions([38]). Grosse d’une question, c’est à dire d’une problématique et d’un monde autres, la réponse est travaillée par l’enfantement de ce monde.
Ce faisant elle accentue terriblement la logique de l’excommunication (qui était déjà celle de la métaphore monothéiste en général, toujours aux marges du langage, de la commune représentation); on peut même dire que pour s’effectuer, elle « doit » se faire excommunier, disparaître de la communication ordinaire afin d’ouvrir un autre espace de communication, un autre monde : il faut bien que ce monde exclue celui qui n’en parle pas le langage, pour que celui-ci prouve que son langage est bien un « monde » possible, une terre et un ciel nouveaux([39]).
Olivier Abel
Publié dans Le livre de traverse ; de l’exégèse biblique à l’anthropologie, Paris Cerf 1992. Ouvrage collectif édité par Olivier Abel et Françoise Smyth.
Notes :
[1] La métaphore vive (Paris Seuil 1975, cité ici M.V.); mais il faut aussi tenir compte des prolongements de ces travaux dans les trois tomes de Temps et récit (T.R., Paris Seuil 1983/4/6), et dans Du texte à l’action (T.A., Paris Seuil 1986). Ce dernier ouvrage est même celui que je citerai le plus souvent dans cette étude. Mais la réflexion philosophique des réponses vers les questions qui les rendent possibles et significatives est un geste attesté très tôt chez Ricoeur ; dans sa « Note sur l’histoire de la philosophie et la sociologie de la connaissance », il estime que la singularité des grandes philosophies est celle de leur questionnement même, alors que la réduction sociologique obtient des réponses sans questionnant : « on arrive à ce paradoxe que tous les systèmes culturels sont suspendus à des problèmes éternels parfaitement anonymes, à des questions en soi » (Histoire et Vérité, Paris Seuil 1964 p.65).
[2] Voir Logique, langage et argumentation (L.L.A., Paris Hachette 1982) les chapitres IV,V,VI; voir également du même auteur De la problématologie (PB., Bruxelles P.Mardaga 1986).
[3] A son tour la « ressemblance » métaphorique n’est pas seulement le « monde sémantique » (la classe paradigmatique) à l’intérieur duquel se fait la subsitution de terme : elle est le travail qui produit une nouvelle pertinence sémantique à partir de la prédication impertinente. La ressemblance est l’ouverture d’un autre monde, où le rapprochement nouveau soit possible malgré la distance de départ. La ressemblance est une tension entre l’identité et la différence, entre le même et l’autre.
[4] Cette idée d’une redescription par la fiction jouxte le concept épistémologique de « modèle » (cf. les travaux de Max Black et de Mary Hesse); il me semble toutefois que les interprétations de la métaphore poétique et du modèle épistémologique doivent être lues sous deux profils inverses : en effet, dans la métaphore l’image est cultivée pour elle–même et le concept est un obstacle, un préjugé que peut seul lever la « réduction » phénoménologique, tandis que dans le modèle l’image est résiduelle et elle peut constituer à son tour un obstacle épistémologique à la constitution du concept (Bachelard).
[5] La pointe extrême de la démonstration de Ricoeur conduit ainsi à une conception tensive du référent, de l’Etre lui–même : la métaphore montre un monde en « travail », un être qui comprend le non–être ! La vérité métaphorique est d' »inclure la pointe critique du « n’est pas » (littéralement) dans la véhémence ontologique du « est »(métaphoriquement) » (M.V., p.321). Les conteurs de Majorque terminent leurs récits en disant : « Aixo era y no era » (repris par Ricoeur à Jakobson). Les conteurs turcs d’Anatolie, quant à eux, commencent leurs histoires par la formule : « Bir varmis, bir yokmus » (une fois il y eut, une fois il n’y eut pas..).
[6] De la même manière que le « monde du texte » n’est pas le monde dont le texte est issu, mais le monde ouvert par le texte, auquel le texte renvoie, il faut que la subjectivité antécédente du lecteur soit suspendue, irréalisée, pour que le texte ouvre en moi une subjectivité neuve : « comprendre, c’est se comprendre devant le texte. Non point imposer au texte sa propre capacité finie de comprendre, mais s’exposer au texte et recevoir de lui un soi plus vaste (…) La subjectivité du lecteur n’advient à elle–même que dans la mesure où elle est mise en suspens, irréalisée (…) La lecture m’introduit dans les variations imaginatives de l’ego »(T.A., p.117).
[7] Cf.T.A., p.77,112,165,187,358,368.
[8] Cette notion de « réplique » ici est à rapprocher de celle de « réduction d’écart » que nous avons rencontrée lors de la constitution du sens métaphorique.
[9] Cf. T.A., p.32–33,165. A propos de l' »aliénation », voir également p.335.
[10] Les écoles positivistes ou structuralistes postulent « une objectivité textuelle fermée sur soi et indépendante de toute subjectivité d’auteur ou de lecteur » (T.A., p.33 et 165).
[11] C’est ici que Ricoeur fait intervenir les études sur l’illocutionnaire, la théorie des « speechacts », la pragmatique du discours ; avec le rôle des interlocuteurs toute une épaisseur contextuelle apparaît, qui n’est pas seulement langagière mais sociale : il y a des enjeux politiques, idéologiques, des conflits d’intérêts. « Qui » parle ? J.Habermas est employé ici contre Gadamer, pour rappeler que la mécompréhension « est insurmontable par voie dialogale directe » (c’est pourquoi il n’y a pas d’herméneutique sans méthode), et qu’on ne peut pas faire « l’hypostase ontologique d’une expérience rare, à savoir l’expérience d’être précédés dans nos dialogues par l’entente qui les porte » (T.A., p.360).
[12] La distanciation et l’autonomisation sont une « émancipation » parce qu’elles sont la possibilité de sortir d’une tradition pour viser une communication universelle et sans entrave.
[13]Dans « l’action sensée considérée comme texte », Ricoeur applique à la théorie de l’action les résultats principaux de l’herméneutique des textes, et en particulier le critère de l' »autonomisation » : « De la même manière qu’un texte se détache de son auteur, une action se détache de son agent et développe ses propres conséquences. Cette autonomisation de l’action humaine constitue la dimension sociale de l’action »(T.A. p.193). C’est le problème de la responsabilité qui apparaît avec l’autonomisation.
[14] Un des plus vifs intérêts de la problématologie réside dans le traitement qu’elle permet de l’activité de lecture non seulement comme recherche d’information, mais comme discipline de questionnement (où toutes les réponses aident à produire des questions). Jointe à certains outils informatiques, existants ou à venir, elle devrait exercer l’esprit critique : les réponses appartiennent à des mondes possibles, et penser le possible aide à critiquer le « réel » (premier possible venu), et à faire voir des possibles inaperçus.
[15] D’un point de vue général c’est la condition de la « compréhensibilité » d’un énoncé ; le questionnement exerce la fonction « métalinguistique » de précision du code, et d’élaboration d’un code localement commun. Du point de vue de la référence, c’est la condition de sa « vérifiabilité », car le référent est en dehors de l’énoncé et doit pouvoir être désigné autrement ; c’est ce que nombre de dialogues de Platon nous font sans cesse sentir : que les idées sont les exacts points de « référence absente » du discours, et que l’identification porte en elle une absence intraitable, l’absence de ce dont on parle. Quoi qu’il en soit, une réponse qui exclut l’éventualité d’une autre réponse ne répond à rien qui soit « en dehors » d’elle, elle ne répond donc à aucune question véritable (elle est peut–être autre chose, une métaphore, elle n’est pas une réponse).
[16] Francis Jacques, Dialogiques, Paris PUF 1979; voir la deuxième recherche sur la coréférence.
[17] On tire des « lignes d’univers » en posant des relations d’identités entre mondes possibles telles que l’on y identifie des manifestations d’individu unique. Nous atteignons donc les individus au terme de comparaisons entre des mondes (cf. F.Jacques, op.cit. p.274).
[18] Selon Anscombre et Ducrot, la conclusion implicite est marquée, suggérée, suscitée par des indicateurs argumentatifs (voir l’exemple du « mais », L.L.A., p.ll7). Selon Perelman il y a deux techniques : l’association et la dissociation de notions, c’est dire l’amalgame et l’opposition ; mais Léo Apostel a pu montrer que même l’opposition est métaphore, comparaison de deux notions pour « les ramener l’une à l’autre dans un écart (irréductible) qui les fait voir l’une par l’autre » (L.L.A., p.ll5 ; cf. L.Apostel dans Logique et analyse, n_87 1979).
[19] A cet égard, il faut noter que celui qui pose la question n’est pas forcément en position de « demandeur », mais bien souvent en position de « crancier ». La question ouvre un espace verbal mais aussi elle l’impose et l’enclot ; certaines grandes enquêtes de M. Foucault montrent comment le pouvoir de questionner trace en pointillé les lignes de pénétration de l’identificatiion, de la manipulation, et de la surveillance. Qui a le droit d’interroger ? La distribution sociale des rôles et du pouvoir est assez bien exposée par la réponse à cette question.
[20] F.Jacques, op. cit. p.353 sq. ; K.O.Apel, L’a priori de la communauté communicationnelle, Villeneuve d’Ascq Presses universitaires de Lille l986.
[21] in Critique n.413, oct.8l, p.888.
[22] « Si une interprétation est toujours substitution d’une réponse à une autre qui dit la première, il y a cependant une différence en ce que la littéralité sans plus maintient un contenu donné, et que le dédoublement a pour effet de mener à une problématicité qui oblige à reformuler la réponse. La substitution figurative est alors le fruit d’une construction opérée sur l’extérieur de l’énoncé et à partir de lui, un énoncé voué à se poser comme problème et à ne devenir réponse qu’en étant reconstruit. Par contre, une signification littérale est purement reproductrice, même si le questionneur-interprétant met en question la réponse » (PB., p.243). On peut comparer cette analyse avec la critique de la substitution proposée par Ricoeur (cf. note 3).
[23] Une vraie question ne préjuge pas de la réponse, ni réciproquement une réponse ne préjuqe pas de la question qu’elle autorise ou soulève : on ne peut déduire ni la réponse de la question, ni la question de la réponse.
[24] De manière générale énoncer une thèse, c’est rendre possible sa problématisation et c’est pourquoi la technique rhétorique préfère suggérer la conclusion par une question, sans l’expliciter : ainsi l’adhésion de l’auditoire est obtenue sur une assertion mentale, implicite, plus difficile à problématiser. La question et la réponse échangent leur rôle.
[25] L’autonomisation des réponses tient donc au fait que « la solution d’une certaine question n’y renvoie plus et s’autonomise par rapport elle » (L.L.A., p.126). On l’a vu, une réponse présuppose la question qu’elle résout mais ne peut pas l’indiquer ; cette réponse peut donc seulement « contribuer à résoudre une autre question, en en exprimant une dont elle n’a pas la solution » (ibid.).
[26] « Effet problématologique » au sens ou l’on dit « effet Dopler » (la variation apparente de la fréquence d’une onde sonore ou lumineuse sous l’action du déplacement réciproque de la source et de l’observateur) : avant le passage de la réponse (au moment ou elle s’approche) et après (au moment ou elle s’éloigne), elle n’a pas le même « son » !
[27] La différence problématoloqique rejoint ce qui a été exposé précédemment sur deux points : d’abord elle permet de comprendre que, loin d’être condamnés à la prison de nos questions privées « inexplicitables », de nos problématiques solipsistes, l’on puisse produire ensemble un sens commun ; ensuite elle nous montre par excés ce qui a déjà été montré par défaut, à savoir que la réponse ne recouvre pas exactement la question, et que ce qui « justifie » finalement une réponse, c’est la ou les questions qu’elle permet de poser. Cette propriété n’est pas seulement la richesse sémantique des grands textes littraires (L.L.–A., p.13–9), mais aussi la vertu heuristique des grandes théories scientifiques (cf. Monod cité par H.Putnam, Raison, vérité et histoire, Paris Minuit l984, p.125 note 2).
[28] Même dans les textes les moins métaphoriques, comme Le Parménide, les réponses proposées servent à voir les questions qu’elles permettent successivement de poser : elles ont une fonction problématologique. Platon vieillissant préfère répondre, non pas du tout comme le prétend M. Meyer parce qu’il oublierait peu peu le sens aigu de la question que Socrate exerçait (PB. chap.2, p.7lsq.), mais parce qu’il préfère laisser monter la question chez l’auditeur.
[29] Dans notre exemple se téléscopent le monde médiéval où la Résurrection se trouvait répondre à la question de la mort, et le monde protestant où la question de la culpabilité trouve sa réponse dans la prédication de la Grâce. Il est remarquable qu’une question ne puisse s’expliciter vraiment qu’à partir du moment où elle trouve une réponse possible.
[30] Citation d’Alain Bosquet dans G. Bachelard, La Poétique de la rêverie, P.U.F., Paris l974 p.l34.
[31] On se souvient que pour Wittgenstein, de même que l’on ne peut pas comprendre le sens d’un mot sans l’aide d’autres mots qui renvoient finalement à la totalité de la langue, il n’y a pas de proposition donnée avec laquelle ne soit donné le monde possible à laquelle elle appartient. Pour reprendre le langage leibnizien qui est celui de Hintikka, si notre intuition était infinie, nous pourrions déchiffrer sur le moindre fragment de discours le monde possible auquel il appartient.
[32] Expliciter, c’est substituer d’autres variables du même champ sémantique. La métaphore est une « tension » en ce sens que la substitution est impossible, ou plus exactement qu’elle n’est pas possible jusqu’au bout (c’est ce qui fait difficulté pour les traductions automatiques).
[33] Voici le passage en entier : « Il y a substitution en ce que l’on remplace un énoncé par une réponse qui est à la fois réponse à la question du sens et explicitation de l’énoncé dans sa nature de réponse. Le questionneur-interprétant s’interroge sur l’énoncé, retrouve la
question à laquelle cet énoncé répond, bref répète l’énoncé comme réponse, il en reproduit le contenu, mais il la rapporte à ce qu’elle solutionne et en cela, l’interprète répond à sa propre question herméneutique. En somme, il refait, en sens inverse, le chemin du locuteur. L’interprétation ne fait qu’expliciter la question implicite du propos qu’elle considère ; alors que le locuteur part de la question pour aller vers la réponse, l’interprétation part de la réponse pour remonter vers la question qui lui permet de voir en quoi la réponse est réponse. » (PB.,op.cit.p.242).
[34] Ou encore : « Les propositions n’existent jamais qu’au sein de discours ou de contextes, et les isoler est déjà un résultat, une pratique, et non un donné. Or, dans les manuels sur le langage et la sémantique, on étudie les propositions comme des entités logiquement autonomes »(PB. p.238).
[35] On pourrait reprendre le terme de Ricoeur de métaphores sédimentées, mais il y a une tectonique de ces sédiments, et ce sont des métaphores qui structurent activement notre rapport au monde, nos savoirs et nos moeurs. C’est ce qui fait qu’on ne peut pas confronter Aristote et Newton pour établir un « progrès » scientifique : ils n’appartiennent pas au même monde, aux mêmes questions (comme l’écrit Lévi–Strauss de la pensée sauvage ou de la hache de pierre, elle n’est pas meilleure ici que là, elle est autrement). A la lumière de cette analyse on pourrait, tout en les rejoignant sur l’essentiel, faire deux remarques simplistes sur les travaux de Foucault: 1) la « différence problématologique » ne permet-elle pas de compléter l’élucidation structurale de ces infra-langages par une dynamique des remaniements qui font engendrer un monde de langage par un autre? 2) peut-on thématiser entièrement l’ensemble de ces a priori qui conditionnent le savoir et les moeurs, n’y a -t-il pas quelque ignorance ou aveuglement transcendantal irréductible, non-dominable ? Peut-on faire autre chose que suivre à la trace le trajet spécifique et sinueux d’un réseau métaphorique particulier et qui peut apparaître seulement grâce au contexte où nous nous trouvons ?
[36] Cf. Mary Hesse, in Metaphor and religion, Theolinguistics 2, Bruxelles, Vrije Universiteit, 1983, p.31. Ainsi, comme le dit Van Noppen (ibid.p.1), l’anomalie métaphorique est « un phénomène normal » du langage.
[37] Ou bien une question qui porte une réponse, c’est pareil, nous sommes ici au point où question et réponse sont identiques : on ne peut pas distinguer si la « dernière » réponse est vraiment une réponse ou une question et inversement. Alors que, dans le contexte héllenistique qui nous intéresse ici, on peut distinguer ceux pour qui toutes les questions sont comportées par la Réponse (les « Gnostiques »), et ceux pour lesquels toutes les réponses sont comportées par la Question (les « Sceptiques »).
[38] Le monothéisme « classique », comme réponse à toutes questions, ou question à toute réponse, utilise le procès métaphorique que nous avons étudié au titre du principe de « question implicite » (dans le paragraphe sur « Le sens problématologique »). Alors que cet usage–ci du monothéisme, réponse qui engendre une question, ou semblablement question qui engendre une réponse, utilise le procès métaphorique étudié selon le principe de « différence problématologique » (dans le paragraphe sur « L’autonomisation et la différence problématologique »). On aurait pu reprendre la grande polarité établie par Ricoeur entre : 1) Gadamer et l’herméneutique des traditions (qui serait d’abord celle de la Loi), du côté de la question implicite et originaire ; 2) Habermas et la critique des idéologies (et ce serait la lignée prophétique), du côté de l »‘autonomisation », de la différence problématologique. Mais il me semble que le « Sermon sur la montagne », par exemple, radicalise et étend la « différence problématologique » jusqu’au rapport à la Loi, et que, comme le dit Ricoeur, la critique est aussi une tradition.
[39] « La vie tout entière est devenue étrangère au sujet ironique qui, à son tour, devient étranger à la vie ; comme la réalité n’a plus de valeur aux yeux de ce dernier, il devient, dans une certaine mesure, irréel lui aussi » (S. Kierkegaard, Le concept d’Ironie, Paris l’0rante l975, p.23–4). On trouvera dans cet ouvrage (ainsi que dans les Riens philosophiques, Paris Gallimard l969) une éblouissante exploration du questionnement et de la différence problématologique.