Les remarques qui suivent ont pour objet de pointer différents ancrages réciproques du droit et de la religion, et aussi les « désancrages », les bonnes distances qu’ils doivent à chaque fois trouver. Ces remarques sont trop brèves chacune pour prétendre à autre chose qu’ouvrir un champ d’une conversation. Elles sont caractéristiques d’une approche « protestante », considérée ici non pas au sens d’une doctrine historique, ni même de l’attitude d’un groupe social particulier, mais au sens d’une pensée contemporaine, d’une attitude qui est pour partie à inventer. C’est pourquoi Paul Ricoeur[1] a été choisi comme guide de cette méditation éthique.
Les trois premières remarques portent plutôt sur la PRÉCOMPRÉHENSION religieuse du juste, sur l’ancrage éthique du droit dans des « pré–jugés » qui sont autant de manières de dire le tragique, l’excès du mal sur la méchanceté, le vouloir–vivre ensemble. Les remarques 4 à 7, par distinction de cercles de plus en plus larges, développent plutôt la morale du CONTRAT et de la discussion que le pluralisme protestant a cherché à introduire; on montrera en particulier la rencontre dans la pensée de Ricoeur entre un style protestant et un style latin. Les trois dernières remarques porteront sur le rôle juridique de la fiction et de l’IMAGINATION, non seulement quant à la fondation du lien social et à son instance dernière, mais dans la sagesse « pratique » de son interprétation quotidienne.
1. La situation herméneutique du droit :
Il y a deux entrées possibles au problème des rapports entre droit et religion; la seconde sera le conflit « tragique » entre l’obligation légale et le devoir religieux; la première est plus paisible quoique non moins prégnante : c’est l’appartenance presque silencieuse des énoncés juridiques à une sphère implicite de « préjugés » religieux. Cette précompréhension proprement archéologique du droit, essentielle à la compréhension des différences juridiques, est souvent niée ou négligée, surtout dans un régime de « séparation de l’Eglise et de l’Etat » comme l’est heureusement le nôtre; mais elle est souvent d’autant plus forte qu’elle n’est justement plus critiquée. C’est ainsi que notre bon droit laïc ne semble pas pouvoir « comprendre » le droit islamique (pas plus sans doute qu’il ne comprendrait un droit d’inspiration bouddhiste). Même nos « universaux » de droit restent donc des universaux en contexte et seule une longue conversation entre les cultures permettrait d’établir leurs correspondances (L 266).
Le droit ne prolifère pas dans le vide, sans présupositions. C’est l’essentiel de la réserve qu’apporte P.Ricoeur à la Théorie de la justice de John Rawls : sous les pures procédures contractuelles du droit, il y a bien toujours déjà des attentes, une petite idée de ce qui est juste et de ce qui est bon, quelque chose qui exprime le désir, le vouloir–être d’une communauté (SA 275–277, L 208–215). Or ce sens de l’injustice, ou ce sentiment de légitimité, ont chaque fois le « style » d’une culture (cet argument peut être utilisé pour réinscrire le droit français et européen dans la tradition chrétienne, il peut aussi l’être au contraire pour mieux critiquer les préjugés). Le droit ne choisit pas ses racines : tout ce qu’il peut, c’est procéder à des « greffes » prudentes, où la tolérance réelle de l’autre oblige à la modification de soi. Ces présuppositions, qui proviennent de ce que Ricoeur appelle ailleurs « le noyau éthico–mythique d’une culture » (HV 292, 299), peuvent ainsi être critiquées, pluralisées, revivifiées.
Ricoeur insiste toutefois sur l’absence de la fondation, sur le caractère irréductiblement « oublié » des présuppositions premières du droit, absence que toutes les religions désignent et qu’aucune ne saurait pallier. C’est cet oubli que les diverses fictions d’origine (les mythes, mais aussi Platon, Rousseau, Rawls) cherchent à nommer (SA 278, L 213). Mais cet oubli, peut–être constitutif du recours au droit dans l’absence et l’effacement d’une « révélation » originaire, ne peut pas servir d’alibi à la dénégation commode de tout ce que ces présuppositions, ces attentes, ces sentiments pré–juridiques expriment : a) l’expérience du mal, de la souffrance injuste, de l’aveuglement criminel, bref tout cet « irréparable » que le droit ne peut pas traiter; b) le sentiment soudain partagé d’un « vouloir–vivre ensemble » (SA 227–230), d’une volonté commune qui dure au–delà de la diversité et de la fugacité des intérêts du moment, et sans lequel le lien social s’émiette en laissant simplement apparaître les liens les plus archaïques. Ensemble cette expérience et cette volonté font la persistance de l’ancrage éthique du droit.
2. La posture tragique :
Peut–être pour équilibrer l’importance en lui des figures hébraïques, Ricoeur a souvent travaillé les tragiques grecs. Ceux–ci nous montrent en effet la possession divine ou démoniaque d’un humain par un dieu : ce sentiment qu’un dieu méchant peut aveugler les humains, qui suscite la pitié, redouble avec l’horreur de voir le héros s’aveugler lui–même, s’enfoncer avec obstination dans son crime (FC 367). Cette ambiguïté fondamentale désigne l’impossible partage en l’humain de l’agent et du patient, du coupable et de la victime; et l’inextricable mélange d’horreur et de pitié que nous y éprouvons est une des expériences religieuses qui animent notre sentiment de l’injustice.
Cette conscience tragique, issue du sentiment que nous sommes prédestinés malgré nous, et qu’il ne nous appartient pas de départager si nous sommes justes ou injustes, se retrouve très aiguë dans le calvinisme sceptique de Pierre Bayle, avec ce qu’il appelle les droits de la conscience errante : l’erreur est au monde la chose la mieux partagée, et nous sommes tous aveugles, surtout ceux qui croient voir clair.
Mais cette posture tragique se complique et atteint sa tension maximale avec la figure d’Antigone : ce qui devient proprement insoluble dans le conflit entre un devoir civique et un devoir sacré, c’est l’apparition d’un conflit qui n’est pas seulement entre des désirs qui sont des caractères entiers, mais entre des devoirs, des droits, aussi légitimes les uns que les autres, et exclusifs. Ce que Ricoeur appelle l' »étroitesse de l’angle d’engagement de chacun des personnages » (SA 284), et que l’on retrouve dans tout véritable conflit, ne serait surmontable qu’au prix d’une sorte de pardon, d’acceptation par le personnage de sa disparition en tant qu' »identique », même que lui–même.
Voici donc un « conflit des responsabilités », c’est à dire un conflit entre des personnes (ou dans la même personne entre deux « voix ») dont chacune répond à un appel. C’est devant cet appel ou cette interrogation (en théologie protestante, chez Kierkegaard, « devant Dieu »), que se forme l’identité éthique (SA 35, 165, 197), car dans nos variations nous sommes obligés à un minimum de non–contradiction, de cohérence, de probité; d’étroitesse! Mais le drame tient au fait que notre réponse (aussi cohérente et responsable soit–elle devant sa question) soulève des interrogations autres, et devant lesquelles notre identité éthique se défait, devant lesquelles nous sommes sans réponse.
Soit dit en passant, si une religion est sérieusement à la hauteur des quelques questions qui sont ses « défis », on ne peut pas croire qu’elle puisse répondre à tout, et notamment aux problèmes qu’elle–même soulève. C’est pourquoi une seule religion ne peut pas être la bonne. Il en est probablement de même pour les différentes conceptions du droit.
3. Amour et justice :
Le conflit entre l’exigence de justice et l’appel de l’amour est une autre forme de tragique, très particulière parce que dans tous les sens l’amour ne justifie rien. Ce n’est plus un conflit entre des justifications contradictoires. Cette figure part de l’expérience, probablement plus hébraïque que grecque, que la logique de la rétribution, qui gouverne la justice par le principe de réciprocité, ne suffit pas. Il y a des souffrances injustes, et la souffrance juste fait elle–même problème : si les humains préfèrent encore que leur souffrance soit la rétribution ou la conséquence d’une faute plutôt que d’accepter qu’elle soit dénuée de toute signification, comment prétendre faire magiquement « payer » une faute morale par une peine physique (CI 349, 359)? Cette vision pénale du monde (et cette moralisation de la souffrance dans la punition) est ruineuse pour la morale comme pour le droit, et pour le sentiment religieux lui–même.
Cela ne veut pas dire qu’il faut supprimer le principe de réciprocité et d’équivalence qui structure l’exercice de la justice. Il y a bien jusqu’à un certain point équivalence entre la « méchanceté » et la « souffrance »: faire le mal c’est faire souffrir autrui (M 39). Tout ce qui peut contenir et diminuer la violence dans le monde est juste, et c’est ce qui fait que l’éthique du magistrat ne saurait être remplacée par une éthique de l’amour (HV 259). D’ailleurs la culpabilité n’est pas une petite affaire très subjective et très privée, après 1945 Ricoeur le répète sans cesse : elle traverse les structures politiques, économiques, et culturelles de l’humanité entière (HV 115). Et même le mariage est un acte politique, avant que d’être le don intime et l’abandon de soi (HV 203, 208)!
La réciprocité demeure. Mais la protestation signifie qu’il reste un noyau irréductible de souffrance nue, un excès de malheur sur la méchanceté (M 44). La rétribution laisse ici la place à ce que nous appelions plus haut le pardon, qui ne cherche pas la réciprocité, à expliquer la douleur ni à trouver le coupable, mais qui met à nu la souffrance pure, dans sa singularité irréparable. Seule la sollicitude de l’amour peut aller à la rencontre de ce qui ne se rétribue pas; mais c’est la justice, parce qu’elle organise la réciprocité, qui désigne cela qui reste sur ses bords (AJ 56). Il faut qu’il y ait un conflit des justifications pour qu’apparaisse l’injustifiable.
4. L’éthique du contrat :
Avec l’idée de contrat, nous entrons dans la sphère du droit, et de l’éthique propre à la justice. Le contrat est une forme de droit qui correspond à un certain individualisme moderne, et si le calvinisme est réputé en avoir été l’un des vecteurs, c’est d’abord pour son nominalisme éthique: seule existe la responsabilité de chacun. On ne comprend pas le rigorisme ou le puritanisme protestants si l’on oublie que la substitution d’une éthique du contrat à une éthique de l’honneur n’a pu se faire sans une terrible discipline. Cet exercice de soi était la condition du libéralisme de Locke comme de la république de Rousseau, même si, dans le monde qu’ils permirent, on ne comprenait plus leur véhémence.
Tout « contrat social » fait appel à cette vertu de citoyen qu’est le respect du contrat, de la règle du jeu auquel le sujet responsable a souscrit, de manière autonome (SA 245). Le contrat est l’équivalent institutionnel de l’autonomie du sujet (L 213). Pour le sujet, cette autonomie prend la forme d’une éthique de la promesse, c’est à dire du respect de la parole donnée ou reçue. Ainsi, devant autrui (SA 312), le sujet maintient–il une certaine non–contradiction entre son dire et son faire, une identité éthique à travers les variations de ses désirs et de ses intérêts (SA 195–198). Il peut suivre une règle par « fair–play », même si cette règle n’est pas juridiquement ni physiquement contraignante.
Pour l’institution, qui se fonde d’abord sur la confiance en l’institution du langage que permet le respect des promesses, l’éthique du contrat prend la forme d’un sens aigü de l’équité, c’est à dire d’un cercle, sans hiérarchie, sans point de vue a priori plus légitime que les autres. Cette forme caractéristique des églises calvinistes (Calvin développe fortement cette éthique de l’institution) suppose le sentiment que tous sont à équidistance d’un appel et d’une interrogation plus vaste que leurs réponses (le jugement dernier est absent). Sur cette base le contrat est simplement pragmatique, et il a la fragilité et l’autorité de ce qui est révocable : c’est un accord « dans » le désaccord.
5. Éthique, politique, droit :
Les rapports entre éthique et droit sont marqués, dans la tradition protestante, par la différence entre Luther et Calvin quant au sens de la « loi ». Pour Luther il ne faut pas confondre le registre de la sanctification par la foi, qui est une libération de l’homme intérieur (et la Loi est ici une remémoration de l’impuissance humaine à se justifier); et le registre de la justice humaine, qui maintien un certain ordre moral car l’homme extérieur reste esclave de ses passions. On ne peut donc pas demander à la religion de sacraliser une morale ni un droit qui servent seulement à « conserver », à résister au pire.
Pour Calvin il ne faut pas confondre la loi au sens juridique, dont l’élaboration hiérarchique ou démocratique est toujours le fait des hommes, et s’interprète dans des contextes, des cultures et des climats divers; et la Loi au sens éthique (aimer son prochain) qui est ensemble totale (car elle passe toute loi humaine), universelle (quoique l’usage du « commandement » soit ici métaphorique, AJ 20), et singulière (car se portant à la rencontre de l’infinie singularité d’un prochain parfois très lointain). Ici encore le sujet est responsable de sa manière d’interpréter, c’est à dire d’imaginer, une Loi dont il n’y a pas d’image.
En fait l’éthique protestante se tient dans la tension entre ces deux distinctions. Sans la critique luthérienne, l’éthique protestante pourrait virer à l’utopie, l’exigence éthique de l’amour du prochain brisant les formes juridiques et morales d’une société pour fonder une sorte de communauté militante. Sans l’affirmation calviniste, l’éthique protestante pourrait virer à l’idéologie comme maintien de l’état de fait, la morale et le droit se bornant à une fonction de conservation et de limitation.
Chez Ricoeur ainsi, il est probable que l’éthique tire le droit dans deux directions. D’un côté elle rappelle au droit sa rationalité propre, qui est celle proprement politique d’organiser la justice, de fonder la cohésion sociale en corrigeant les inégalités par l’équité du projet ou du contrat que ce droit exprime. L’éthique fonde ici de l’intérieur la rationalité juridique et politique, dans son autonomie (HV 262). De l’autre côté, l’éthique résiste de l’extérieur à l’intégration juridique, au nom d’une irréductible pluralité, et oblige le droit à s’en tenir au minimum de règles qui permettent la coexistence de diverses formes de vie dans la même société. Par là elle demande au droit de critiquer les abus du pouvoir (HV 268), et de limiter cette irrationalité proprement politique qui prétend définir le bien commun et imposer un modèle d’humanité et de société unifié.
6. Le juste entre le légal et le bon :
Les rapports entre religion et droit ne sont pas les mêmes selon l’anthropologie développée par les religions considérées. Ricoeur place le juste dans un mixte (L 178) entre deux modèles de justice qui répondent à deux anthropologies différentes. Le premier modèle fait de la justice une vertu, l’accomplissement d’une visée de « vie bonne ». La tradition aristotélicienne en est un bon exemple. Cette visée donne un sens de la justice davantage qu’elle ne définit un consensus : car le « bien » se prend en plusieurs acceptions, et toute la problématique est celle de la distribution de biens et de charges hétérogènes. Ici, l’institution exprime le « vouloir ensemble » comme participation aux charges et partage des biens (SA 227). On verra plus loin le rôle de l’imagination dans cette véritable « poétique de la volonté« , qui fut l’une des visées constantes de l’oeuvre de Ricoeur.
Le second modèle est moins téléologique (la visée) que déontologique (le devoir), pour reprendre la terminologie de Ricoeur. Il est plus formel : la loi ne veut pas le bien, elle essaye d’éviter le mal. Ce modèle, illustré par l’impératif catégorique de Kant, l’éthique de la discussion de Habermas, ou les principes de justice de Rawls, substitue au sens de la justice des principes ou des procédures de délibération, qui fassent en sorte que les autres points de vue (surtout les plus faibles) soient respectés dans la décision, qui reste discutable. Ici, l’institution est contrat, accord sur quelques règles pratiques (SA 264). C’est d’ailleurs la démarche constante de Ricoeur que cette augmentation progressive des problématiques par la réintégration des questions exclues à chaque niveau du débat.
En déployant cette vision mixte du juste, on peut dire que Ricoeur fait oeuvre de « protestant français », pour autant que le premier modèle relève plutôt d’une anthropologie « naturelle » dominante dans les pays latins, et le second d’une anthropologie « pragmatique » dominante dans les pays protestants. Mais notons que Calvin est d’abord un juriste latin, et que le calvinisme favorise une téléologie pluraliste équilibrée par une règle d’universalisation déontologique (selon le double modèle qui vient d’être développé), là où l’anthropologie catholique préférerait une « téléologie » universelle et moniste.
Le mélange des deux modèles est le plus étroit dans le débat que Ricoeur met en scène entre Rawls et Walzer. Une règle est juste, propose John Rawls dans sa Théorie de la justice, si ceux qui y sont soumis auraient pu y souscrire, chacun, en calculant leur intérêt derrière un voile fictif d’ignorance quant à leurs positions sociales, et s’ils parviennent tous aux mêmes conclusions. La règle préférée sera alors celle qui n’admet des inégalités que dans la mesure où celles–ci sont quand même plus avantageuses pour les plus défavorisés qu’une règle de plus grande égalité. L’argumentation de Rawls repose donc sur un consensus implicite à toute société, et par lequel une population, une génération ou une classe sociale, ne peuvent pas être sacrifiés à l’intérêt d’une autre.
Mais favorisés ou défavorisés sur quelle échelle, dans quels types d’avantages? Ce qu’objecte M.Walzer, dans Spheres of justice, c’est qu’il y a une irréductible pluralité des types d’avantages et de biens (emploi, héritage, milieu, famille, éducation, pénibilité du travail, cadre de vie, santé, dignité civique, ou religieuse, libertés, sécurité sociale, etc). L’intérêt de cette analyse est de différencier les biens, la distribution sociale des rôles et des identités, les contextes dans lesquels ils s’inscrivent, et de pointer un « dissensus » éthique fondamental. En fait ce dissensus se situe en même temps en amont du « contrat », dans la diversité culturelle des représentations du juste (voir 1); et en aval, dans la diversité des contextes où les règles s’appliquent (voir 9).
7. La laïcité, un projet inachevé :
Le témoignage est l’acte religieux par excellence; et pourtant c’est l’acte juridique par excellence aussi. La distance entre les deux est infime et infinie. Le témoignage évangélique comporte dès l’origine (les quatre évangiles sont quatre récits profondément différents) une pluralité irréductible (L 308): quelle serait la validité d’un témoignage qui prétendrait être le seul véritable?! Ce rapport pluraliste à la vérité est l’un des meilleurs vecteurs de l’éthique de la justice. Il s’agit de chercher l’argument que l’autre puisse entendre. Il signifie qu' »en attendant le jugement dernier » (et la recherche du juste se structure dans cette attente et non dans la présence de la justice), il faut bien comme dit P.Bayle « ne se permettre que les mêmes actions qui sont permises à toute la terre »; car n’importe qui a le droit d’utiliser les justifications dont je m’autorise (cet argument est celui même de l' »impératif catégorique » de Kant). Nous sommes tous plongés dans les ténèbres d’un monde de guerre, et ce sont nos conflits mêmes dont il nous faut trouver les règles. Ricoeur : n’exerce pas le pouvoir sur autrui de façon telle que tu le laisses sans pouvoir sur toi (SA 256, 259).
Les guerres de religion nous ont ainsi fait accéder au pluralisme religieux. L’idée qu’il n’y a pas de « forces » justes, mais des rapports de forces plus ou moins justes, structure la laïcité comme un paradoxe : elle se présente comme une voûte sociale sans pilier religieux, mais s’effectue dans ce qui fait la solidité d’une voûte : le poids, la pression réciproque exercée par la pluralité même des convictions, des confessions (au lecteur d’appliquer ce paradoxe au problème de l’enseignement des religions à l’école). Si celles–ci étaient sans poids, sans force, sans sincérité, la voûte de la société laïque ne tiendrait pas. C’est ce qui fait la fragilité de la laïcité aujourd’hui, et le fait qu’elle doive désormais s’étendre à d’autres « forces » religieuses que celles qui avaient été obligées à ce contrat. Si on peut parler d’identité différentielle ou à structure variable, les protestants latins peuvent témoigner que la pratique de la pluralité est la plus efficace des procédures d’identification.
Mais la laïcité comme pluralisme n’est pas encore réalisée dans nos sociétés, n’a pas trouvé son ampleur véritable. Car on a cru pouvoir établir un pluralisme religieux, sans y conjoindre un pluralisme politique et économique qui en est pourtant la condition et l’espace. Le pluralisme politique n’est pas réalisé dans les démocraties occidentales pluripartistes : ce serait l’institution d’un « droit différentiel », qui rendrait davantage compte du « conflit des légitimités », de la pluralité des types et des échelles de droits. Et le pluralisme économique n’est pas réalisé par le libéralisme : ce serait la promotion quasi–écologique de la diversité des « formes de vie », de travail, d’échange, d’habitation.
Il y a enfin dans le témoignage un principe de limitation du pluralisme, qu’il faut rappeler contre son dévoiement (quand le pluralisme justifie tout et le contraire, et notamment de vouloir gagner sur tous les tableaux). C’est que le témoin ne doit pas se contredire : et cette cohérence du témoignage, conjointement à son acceptation de la pluralité, est le seul indice que nous ayions de son authenticité et de sa justesse. Reprenant deux fils déjà tissés plus hauts, on voit encore une fois que le « mélange » est heureux : 1) l’éthique de discussion soumet les convictions à une exigence d’universalité, c’est à dire un souci interminable de l' »autre point de vue »; 2) l’éthique de conviction rappelle à la discussion (parfois cérébrale) que le juste s’ancre et s’enracine (de manière plus corporelle) dans la finitude des situations (SA 335).
8. Le rôle juridique de l’imagination :
On a déjà remarqué le rôle juridique de la fiction, à propos de l’origine du contrat (comparer SA 269 et HV 265): les règles de la justice de Rawls, par exemple, doivent être choisies par les acteurs derrière un « voile d’ignorance » quant à la distribution. On retrouve l’imagination sur l’autre limite qui est la pratique, l’usage du droit. Calvin écrit que la chose (le droit) est nécessaire et bonne, mais que l’usage peut en être pervers : si les intentions sont tordues, envieuses ou haineuses, « toutes les procédures des plus justes causes du monde ne peuvent être que iniques et méchantes ». C’est pourquoi il faut plaider et argumenter « comme si l’affaire, qui est débattue entre eux, était déjà amiablement traitée et apaisée ».
Il y a d’abord ici une « analogie de l’expérience », par laquelle j’accepte que comme moi les autres puissent dire « je » (TA 227 et 294) et soutenir leur droit. La fiction consiste ici à partir du fait que la solution est trouvée, mais qu’on ne sait pas laquelle. Dans une sorte d’anamnèse poétique, il faut reconstituer ensemble la réponse devant une question novatrice et qui peut être partagée : « quelle est la solution que nous aurions trouvée »? La fiction suspend l’engagement actuel, et permet au sujet, par variations imaginatives, de s’essayer comme « autre » que soi–même, et de jouer avec des possibles pratiques (TA 224). La pratique du droit, à partir d’un écart entre deux droits qui manifeste leur non–pertinence relativement à un cas, reconstruit une pertinence juridique (comparer TA 218 et SA 323), et redécrit autrement la réalité (TA 221). Ce faisant l’imagination juridique refait le monde de l’action et prépare l’agir, la capacité à donner à la situation une configuration nouvelle.
9. L’éthique du droit est stylistique :
Au départ la situation herméneutique du droit, c’est à dire sa condition d’être–interprété, visait en amont de la règle ses présuppositions implicites. Maintenant cette condition du droit concerne en aval de la règle la manière dont elle s’applique à une situation. L’interprétation est ici une pratique singulière et portant sur des singularités, et c’est pourquoi sa méthode est aussi une éthique : qu’est–ce qui guide le jugement, l’application d’un principe à une situation? En termes kantiens qu’est–ce qui schématise le jugement et lui permet de rapporter l’expérience à la catégorie, de déporter la catégorie vers l’expérience (TA 219), ou même de « schématiser sans concept » lorsqu’on doit juger en absence de règles ou dans le conflit des règles? En termes aristotéliciens, qu’est–ce qui corrige la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité (L 269)?
La forme du problème est « stylistique », dans la mesure où la pratique du droit est dans le même temps une structuration de la situation et une singularisation de la règle. En d’autres termes ce qui résiste à la règle, le « reste », appelle une régulation supplémentaire, une autre règle qui à son tour laissera un reste, etc (SA 322). Ainsi la justice propose–t–elle une structuration par la réciprocité, par la rétribution équitable, qui désigne le reste auquel s’attache la sollicitude et l’amour du prochain : ce n’est plus de la morale au sens strict, c’est une sorte de sagesse pratique qui nous renvoie de la norme de réciprocité à la sollicitude pour les singularités qui excèdent la norme (SA 309 et L 265).
Le conflit des droits (symétrique du conflit tragique des devoirs, SA 324– 325) ou des règles argumentatives, développe le sens de la diversité des échelles de jugement. Et la sagesse équilibre le souci de la cohérence des règles par ce sens de leur pluralité. La rationalité stylistique peut ainsi accueillir le débat entre l’universalité possible des principes de justice selon Rawls et la pluralité des sphères de justice selon Walzer. Ce qui résiste à la théorie de la justice peut en effet être relevé à partir d’autres règles, d’autres échelles.
La sagesse pratique oscille entre la mise en oeuvre de la pluralité des possibles et l’obligation de choix ou de cohérence qui limite cette pluralité. Il en est ainsi par exemple pour l’éthique de l’argent chez Calvin : 1) l’argent figure le « possible » et anticipe ainsi la pluralité des types d’échanges, de valeurs et de libertés; en ce sens–là l’argent n’est pas plus « stérile » que n’importe quel bien et son rendement suppose aussi qu’on y ajoute un travail; 2) l’argent marque une limite à la cupidité en obligeant les acteurs de l’échange à un minimum de réciprocité, et à choisir parmi les possibles. Soit dit en passant, on peut craindre qu’aujourd’hui il ne soit au contraire en train de devenir le principal moyen d’élimination des diversités humaines, en même temps que l’objet d’un désir illimité, perdant ainsi le double–sens moral dont il avait été le vecteur.
Le même style d’argument peut être employé à propos des innovations techniques (les bio–technologies notamment) : les choses sont indifférentes à ceux qui en usent avec sobriété, et c’est lorqu’elles deviennent objet de superstition ou de cupidité qu’il faut s’en abstenir (Calvin). C’est là aussi une éthique de l’imaginaire : il y a du possible, mais tout n’est pas possible.
Finalement, pour être praticables, les règles juridiques doivent pouvoir : 1) S’enraciner dans le tissu de traditions qui forment le « langage » de la société, faute de quoi elles ne pourront jamais correspondre à un contrat autonome; 2) S’universaliser, c’est à dire se rendre « traductibles » en différentes langues, acceptables pour une diversité de formes de vie, et aptes à organiser le débat public; 3) S’interpréter dans le contexte dramatique des situations singulières, en cas de dilemme entre deux devoirs ou droits. Ces trois critères doivent être respectés simultanément.
10. La justice selon l’espérance :
C’est l’imagination qui mesure l’écart entre l’intention oubliée et la forme historique du droit, la pluralité parfois incoordonnable des règles de justice, l’écart entre la règle et la singularité. L’imaginaire social se loge dans cet écart; tantôt pour le réduire et le légitimer, et c’est la fonction de l’idéologie comme dissimulation mais aussi comme reproduction du lien social (TA 379, 385); tantôt pour l’augmenter et le radicaliser, et c’est la fonction de l’utopie comme destruction mais aussi comme invention du lien social (TA 389, 391).
Ce à quoi il faut renoncer, c’est à faire la synthèse entre les deux formes d’imagination, comme si on pouvait se figurer la justice de manière totalisée et achevée, et faire la synthèse du bonheur humain.
Ricoeur écrit : « le mal véritable n’est pas la violation d’un interdit mais la fraude dans l’oeuvre de totalisation »(CI 414). Le jugement dernier est absent. Le mal est coextensif à la synthèse même du religieux et du politique : »si le mal du mal naît sur la voie de la totalisation, il n’apparaît que dans une pathologie de l’espérance ». Il reste un écart.
Olivier Abel
Publié dans Actes, Cahiers d’action juridique n°7980, Avril 1992.
Note :
[1] Citées entre parenthèses par les initiales et le n° de page, les oeuvres de Ricoeur ici utilisées seront : Philosophie de la volonté 2 (Finitude et culpabilité) Paris Aubier éd.1988 (FC), Histoire et Vérité Paris Seuil 1964 (HV), Le conflit des interprétations Paris Seuil 1969 (CI), Le Mal Genève Labor et Fides 1986 (M), Du texte à l’action Paris Seuil 1986 (TA), Soi– même comme un autre Paris Seuil 1990 (SA), Amour et Justice Tûbingen Mohr 1990 (AJ), Lectures 1 Paris Seuil 1991 (L).