I – La notion de saison peut-elle être culturelle ? La saison d’été de l’an dernier est depuis longtemps achevée et la mode de la saison fut à Marivaux, qui termine doucement de s’ébruiter. Quand la mode devient une certaine atmosphère, elle reste saisonnière mais on sait qu’elle reviendra. Cette constance de Marivaux, parmi les saisons perpétuelles du paysage français, donne à penser que ce théâtre n’est pas seulement une figure inconstante, destinée à capturer l’imagination publique le temps éphémère d’une célébrité, mais qu’il participe du fond même d’où naissent ces figures. La mode Marivaux n’est pas un hasard, une rencontre fortuite de quelques rêves privés; elle tombe trop bien, à l’aplomb de nos faits et gestes, elle est bien trop consonante à notre réalité commune, ce rêve sans issue. Ce que je veux désigner ici, c’est en quoi la scénographie de Marivaux, par un travail terrible où l’art masque l’art lui-même selon notre récente prédilection pour les Lumières, dénude notre société; et le plaisir indécis que nous y prenons, que signifie tout cela ? Partant, je veux parler sans fard de l’inconstance et d’un marivaudage français qui est non moins gestuel que langagier; et montrer que Marivaux est à ce marivaudage ce que Machiavel est au machiavélisme: pour reprendre le mot de Merleau-Ponty, il vend la mèche, il dénude le procédé. Après Marivaux, on ne peut plus faire pareil. Lejeude Marivaux dans la scénographie des relations est tel que les règles sont ébranlées par là-même qu’elles sont observées.
II – Car les jeux de l’amour et du hasard ne sont pas sans règles; ces règles, toutefois, ne sont pas normatives; elles sont plutôt descriptives. Par là, je préviens une objection possible, que si personne n’avait lu de telles pièces de théâtre, personne n’y aurait joué sa vie, et que le texte, bien souvent, précède et structure le monde. Cela est vrai; mais sous une modalité très frontalière ici, puisque le texte de Marivaux n’est rien moins que normatif, quelque contraignantes qu’apparaissent les règles de son jeu. Marivaux raconte un temps et un espace très purs, presque schématiques; il raconte une fiction: il se trouve que cette fiction décrit fort bien notre monde. Lorsqu’à l’instar de la physique cartésienne, Marivaux réduit les relations à une suite géométrique de figures et de mouvements, il suit cette épure d’une morale seulement descriptive, si fréquente dans le classicisme et dont La Rochefoucault est un des meilleurs représentants. Nous avons du mal à entendre cette forme classique où l’« on déteste ceux à qui on a fait du mal » et où la morale de l’intention cède le pas à une chorégraphie des comportements. Peu à peu cependant notre oreille déformée par le romantisme s’y réhabitue, et Marivaux devient limpide comme une belle soirée.
III – Prenons La double inconstance, où deux parfaits amoureux sont dissociés par une infidélité symétrique, sans que l’on puisse vraiment dire lequel des deux a commencé: eux-mêmes d’ailleurs n’en prennent acte, sentimentalement, qu’à la fin. Scénographie froide, donc davantage une mise en absence qu’une mise en présence, il semble que deux mensonges croisés y fassent une vérité. On sent tout de suite que l’éclairage est multipolaire. Pour qu’il y ait drame, il faudrait qu’il y ait un éclairage unique, une optique exclusive: une unité de drame. Bien sûr et par convenance, parmi les partitions possibles des scènes relationnelles, Marivaux ne retient que celles qui s’achèvent bien. Mais c’est surtout la réversibilité générale des points de vue dramatiques, la symétrie des drames, qui nous rend nos propres drames si aisément supportables et qui fait chez Marivaux cette quasi-absence de drames. Deux drames croisés font une comédie. Comédie surprenante d’ailleurs, puisque mêlée d’une indéfinissable tristesse et que le rire y est presque empêché par une tendresse, par un pleur soudain qui nous submerge. Car, devant cette description, nous sentons subitement que même s’il y avait des coupables dans ces histoires,il y a davantage encore de souffrance. Cet absurde, que Marivaux nomme peut-être hasard, n’entraîne aucun cynisme; au contraire, il fait de la gentillesse une obligation, le sentiment que dans la distribution aléatoire des rôles, je pourrais être à la place de n’importe lequel de mes prochains.
IV – Or, ce qui me surprend le plus, dans le marivaudage français, dans l’inconstance quasi-géométrique des relations autour de nous, c’est précisément une extrême gentillesse. Et toute gentillesse est dès l’abord respectable, peut-être parce que la gentillesse est d’abord faite de respect et de tolérance. Quoiqu’on en pense, la société française est une société où nous portons rarement jugement les uns sur les autres. Peut-être grâce à ces Lumières, à cet éclairage multipolaire où l’on sait la relativité des jugements: ce n’est pas par indifférence que l’on ne juge pas trop, c’est par gentillesse et cette scénographie abstraite où tout semble possible n’est jamais cynique. D’ailleurs, l’amour survient toujours parce que la douleur est inséparable du plaisir et que l’on ne connaît pas la douleur sans l’amour. Les enquêtes sur l’amour dans la société française peuvent varier les modèles: les Français demeurent sentimentaux. Mais sans « dogmatisme du sentiment », nous savons que tout ce qui n’est pas visible pour les yeux n’est pas forcément spirituel pour autant, et que nos sentiments sont bien plus inclinés par nos gestes et devant les hommes que devant Dieu. Certains peuvent regretter le romantisme, ce cher vieil obstacle de la morale chrétienne, mais l’éclairage de Marivaux est davantage plausible. Surtout du côté jardin, dans notre vieille province somnolente.
V- Que signifie tout cela, ce plaisir indécis à des possibles extrêmement réglés, cette froide géométrie où l’émotion surprend ? Je voudrais pousser un peu plus loin la méditation sur cette inconstance trop constante – tellement plus constante que nos façons de nommer le mariage et d’inscrire le couple dans nos formes de narration et de langage ! La première chose à dire est bien sûr que nous n’avons rien inventé, mais que nous sommes tenus de répondre pour la forme d’inconstance qui est la nôtre. Car notre inconstance n’est pas la même que celle de nos grands-parents. Et même la liberté sexuelle aujourd’hui n’a rien à voir avec celle d’après 68 qui était une « libération »ou ne déréglementation dont on s’aperçut trop tard qu’elle ouvrait de nouveaux marchés au fétichisme général. Dans la page « idées »du Monde, ce printemps, quelqu’un faisait remarquer que, de nos jours, la liberté sexuelle est une véritable ascèse, un « idéal », une discipline de l’individualité pure; quelque chose ,d’extrêmement moraliste et presque protestant. Parce que le protestantisme est au coeur d’une des formes décisives de notre culture, nous sommes ici maîtres de l’interrogation et responsables. Nous sommes responsables d’une certaine inconstance parce que nous avons fait de l’individu le lieu d’un jugement final sur lui-même; nous exigeons de l’individu protestant une authenticité, disons une « conscience », qui ne s’acquiert que par une austère discipline de libre examen nonobstant la tradition et le poids des usages. Dans une société intégrée par la tradition et où les œuvres étaient comptabilisées, l’infidélité était une transgression qui confirmait la règle; dans la société post-protestante, l’infidélité est l’effet possible et presque secondaire d’une discipline de la véracité. Face à cela, nous sommes les maîtres de l’interrogation, parce qu’il s’agit d’une morale qui a perdu sa signification originaire: car l’ascèse protestante ne conduit pas à la conscience de soi devant les hommes ni surtout devant soi-même,mais devant Dieu. Dans la pensée protestante (préexilique !), la conscience désigne exactement ce en quoi nous sommes seulement devant Dieu. Cette pointe oubliée, ne restent que l’individualisme et une féroce discipline narcissique de la solitude: exister par soi-même, se suffire.
VI – Menons la réflexion un peu plus avant encore. Ce qui reste néanmoins commun à cette discipline narcissique et à l’éthique protestante, et que la géométrie courtoise des marivaudages met à nu, c’est une certaine recherche de connaissance, et précisément ici de connaissance de soi. Je m’explique : quelle que soit sa subordination à l’intérêt vital de l’espèce comme au mixage fondateur du lien social, il reste quelque chose d’absolument personnel dans l’amour, dans l’érotisme même; et il faut ici tenir avec Platon que le cœur de l’éros réside dans le désir de se connaître soi-même; nous avons un peu trop oublié que le désir de connaissance pouvait être une forme originaire du désir même, et trop oublié que la connaissance pouvait être un désir. La personne ne connaissant pas et désirant se connaître multiplie les relations comme pour s’offrir à I a connaissance; et puisque je ne me connais que dans cette dispersion, chaque relation me conduit à un visage de moi-même. Dans le monde théâtral ou cinématographique qui nous sert ici de miroir par excellence, je veux tenir pour certain chez quelques acteurs ou actrices que le désir d’être connu est encore le suppléant de ce désir de connaissance de soi; désir qui tremble dans la manière même dont ils s’offrent à la connaissance. La beauté n’est peut-être rien d’autre. Enfin, la scénographie relationnelle que Marivaux dénude est quelque chose comme cela, et sa géométrie marque assez qu’il s’agit de connaissance. Marivaux a raison: il faut reconnaître la nécessité et l’universalité de ce motif avant de juger l’inconstance. Qui donc jettera la première pierre ?
VII – Ce motif de l’inconstance dans le désir de connaissance de soi est néanmoins susceptible d’être critiqué et repris sous une considération éthique. Il faut probablement accepter une certaine inconstance parce que la vie est irréductiblement multiple, parce que les relations, et celles mêmes que nous entretenons avec une seule personne, s’inscrivent dans l’espace et dans le temps comme un divers que nous réunifions après coup. C’est d’ailleurs ce divers, ce multiple, que l’évangile de l’Incarnation à la rencontre du néo-platonisme a refusé d’effacer dans l’ unité pure (et nous devons l’idée de Trinité à cette tension entre le multiple et l’un). La tolérance, cet éclairage dispersé, n’est pas une erreur du christianisme.
Mais si cette inconstance est acceptée comme le signe même d’un désir de connaissance de soi au travers de la disparité de l’existence, cela montre assez que cette connaissance reste insuffisante, et qu’elle désire quelque chose d’autre et qui surmonterait ce disparate. Sans ce désir qui en est la vertu, toute connaissance – et par excellence la connaissance de soi – n’est plus qu’une technique de la suffisance, une discipline narcissique (et il existe aussi un narcissisme à deux, plus inébranlable peut-être que l’autre). Ce que nous devons désigner avec constance, c’est cette incomplétude de l’homme; c’est cet endroit où le désir de connaissance de soi s’efface dans la tendresse même qui est d’exister par quelqu’un d’autre.
Voici la demande d’unité seule qui peut tenir en respect la dispersion de l’existence. Parmi les plaisirs incertains de ces jeux saisonniers, au travers de cette atmosphère où la lumière oblique, une nouvelle courtoisie s’infiltre peut-être dans nos mœurs. Il ne faut pas s’effrayer trop vite, puisque nous pouvons encore interroger et répondre.
Olivier Abel
Publié dans Autres Temps n°8 Mars 1986