I. La crise de la laïcité :
Nos laïcités sont plus fragiles qu’on ne l’imagine ; et l’Europe comme la Turquie doivent accepter que le facteur religieux, qui pèse sur la perception réciproque, doit être posé de manière plus explicite. Il est temps de réfléchir aux enjeux et aux conséquences culturelles de l’intégration européenne, qu’elle se fasse avec la Turquie ou sans elle. De toutes façons l’Europe économique ne sera stable et viable que si elle trouve les contrepoids politiques, juridiques, et même éthiques nécessaires à son fonctionnement ; et c’est peut–être le choc de l’Europe économique avec les pays de l’Est et avec les pays de la Méditerranée qui va l’obliger à se définir comme communauté politique et culturelle.
Dans le grand dégel qui caractérise notre fin de siècle, il me semble en effet pouvoir discerner le basculement de l’Europe, jadis exclusivement tournée vers la façade atlantique dominée par la loi du marché, vers ses deux autres façades : vers celle de l’Est, dominée aujourd’hui par ce qui me semble être une crise des nationalités (avec des risques militaires non négligeables); et vers la façade méditerranéenne, dominée par une surenchère identitaire entre deux civilisations. Il faut noter qu’en ce sens des villes comme Paris se trouvent aussi sur la frontière méditerranéenne. Et dans la mesure où une culture se fait davantage par ses frontières que par son centre, c’est bien sur cette « européanité » et sur cet « islamité » des frontières que se joue le sort de nos cultures.
Tels sont les trois fronts (économique, militaire, culturel) sur lesquels l’Europe doit aujourd’hui se définir. Or la Turquie (qui est en même temps libérale, nationaliste, islamique) se trouve elle–même à l’une des intersections les plus aigües entre ces trois frontières. Et pour en venir à notre sujet, la crise de la « laïcité », aussi bien en Europe en général qu’en Turquie, désigne cette frontière sur laquelle nos cultures sont entrées en turbulence.
A. La crise européenne de la laïcité.
La laïcité est en crise en Europe, car la perspective de l’intégration européenne doit parvenir à faire fusionner dans une réglementation à peu près commune des laïcités disparates, issues d’histoires nationales et de rapports de forces tout à fait différents : les « Lumières » anticléricales, l' »Aufklärung » légèrement piétiste et l' »Enlightenment » utilitariste, par exemple, s’opposent et se combinent diversement selon les pays avec des Romantismes eux–mêmes divers, tantôt réactionnaires et tantôt révolutionnaires. D’où de vieux malentendus croisés, et encore actifs aujourd’hui dans les débats entre intellectuels européens.
Ce qui est désormais difficile pour la laïcité européenne, c’est de répondre à l’inquiétude de ceux qui déplorent l’absence d’identité, l’amnésie d’une société incapable de se souvenir d’elle–même (et d’ailleurs non moins incapable d’oublier), et de répondre en même temps à l’inquiétude de ceux qui redoutent le retour de traditions intégristes et exclusives.
Mais le révélateur de cette crise européenne de la laïcité, c’est la présence de millions de musulmans et la difficulté de les intégrer dans les termes d’un contrat qui faisait de la séparation du religieux et du politique la base de la possible coexistence entre le droit civil et la sincérité religieuse. Décuplée par la crainte de voir dans nos villes les activistes de l’Islam (lesquels, non seulement en Allemagne mais en France aussi, sont souvent de nationalité turque) déstabiliser des consensus établis non sans peine (au terme de longues guerres de religions et d’un longue conquête de l’autonomie du politique), cette nouvelle difficulté montre sans cesse les limites culturelles et géographiques des laïcités européennes, et au fond leur instabilité.
Par ailleurs, il faut que l’Europe cesse de croire qu’elle a inventé la laïcité. En Islam un sujet doit être jugé selon l’école de droit islamique dont il relève, et plusieurs écoles peuvent exister sur le même territoire ; il y a là en germe un pluralisme juridique dont nous aurions beaucoup à apprendre. L’Empire ottoman, qui se proclamait lui–même héritier de Rome et de Byzance, fait partie de la mémoire européenne, de ses trafics et de ses alliances ; or il lui a bien fallu trouver les techniques juridiques pour faire coexister des langues, des religions et même des droits différents. La dualité entre la loi islamique et la législation impériale est un des rythmes fondamentaux du monde ottoman, et c’est d’ailleurs un des arguments de Pierre Bayle dans sa polémique pour la tolérance civile contre « La France toute catholique » de Louis XIV([2]). Plus tard, les « tanzimat » ont été très loin dans l’invention d’un modèle de laïcité qui était finalement assez original. Enfin les réformes de Mustapha Kemal étaient plus avancées dans la voie de la laïcité que ce qui existe encore dans bien des pays européens aujourd’hui.
Si l’Europe oublie cela, cela veut peut–être dire que pour elle la Turquie, c’est toujours la « barbarie »: mais alors la laïcité n’est plus qu’une notion coloniale que nous lui avons imposée, comme la liberté du marché, et comme celle de nation (au nom de laquelle précisément furent perpétrés certains des crimes sans cesse reprochés depuis lors à la Turquie).
B. La crise de la laïcité turque.
De son côté la Turquie semble elle–même en situation de devoir redéfinir sa laïcité, qui est aussi en crise de diverses manières. Peut–être précisément Mustapha Kemal a–t–il été trop loin, ou trop vite, et comme on l’a vu en France un laïcisme total peut se retrouver soudain très proche d’un extrême cléricalisme([3])! Je tenterai de montrer, dans ma deuxième proposition de réponse à la crise de la laïcité, que la laïcité est un mixte : qu’elle est moins le geste par lequel une force anti–religieuse sépare le politique du religieux, que celui par lequel une pluralité de confessions ou d’idéologies (religieuses ou anti–religieuses) se dessaisissent ensemble de la prétention à légiférer pour les autres, et cherchent ensemble les règles qui leur permettront de coexister dans une société possible.
La crise de la laïcité turque est probablement aussi due au fait que Kemal Atatürk, en laïcisant le pays, a imposé un modèle juridique, une tenue vestimentaire, une réforme de l’écriture, etc, qui manquaient de bases sociales. Bref, il s’est attaqué aux aspects « superficiels » de la question alors que la réussite de la « greffe laïque » aurait nécessité des points d’ancrage dans une infrastructure sociale mieux assise.
Certes il y avait dans les villes une bourgeoisie qui soutenait ses vues, et le kémalisme s’est constitué autour d’un bloc de fonctionnaires (notamment l’Ecole et la Santé) qui furent le vecteur social du laïcisme, avec des valeurs sécularisées qui servirent de modèle de modernisation et d’identification. Même les militaires devinrent les instituteurs et les médecins du corps social. Il suffit malheureusement de voir les salaires de l’ensemble de ces fonctionnaires aujourd’hui, surtout ceux de l’Education, pour comprendre que ni la modernisation ni l’identification sociale ne se font plus tellement par ce vecteur–là !
D’ailleurs les bases sociales de la laïcité doivent elles–mêmes se situer au niveau des structures religieuses. Or les réformes kemalistes ont finalement plutôt servi à renforcer la tendance légaliste et ritualiste du sunnisme officiel, comme appareil d’Etat (qui lui échappe parfois des mains), au détriment des tendances plus hétérodoxes, qui sont souvent plus mystiques, mais aussi moins ritualistes, insistant davantage sur la conversion du coeur ou sur la nécessité de penser ensemble la foi et la science. Les « nurcu » par exemple, furent généralement mal vus par Ankara. Ce sont pourtant ces branches actives de l’Islam qui sont, au fond, les plus « européanisées ».
Ii. Trois propositions pour la laïcité :
Après ces remarques d’amateur, j’en viens à mon sujet. La réflexion que je propose ici est d’abord de philosophie politique et répond à la question : à quelles conditions pouvons nous continuer à employer le mot « laïcité » dans le contexte contemporain. Le même concept qui a pu avoir un « effet d’intelligence » (rendre quelque chose intelligible) à une époque donnée peut très bien avoir un « effet d’inintelligence » (il rend la chose inintelligible) à une autre époque. A quelles conditions la notion de laïcité peut–elle acquérir une intelligibilité neuve ?
Cette première proposition sera la plus conceptuelle, et réside dans une critique de nos manières de penser. Mais il faudra ensuite examiner ses conditions et ses interprétants politiques et religieux. C’est pourquoi d’une part la deuxième proposition est une réflexion mixte, sur les rapports du politique et du religieux, et constitue une critique de nos Etats. D’autre part la troisième proposition sera la plus proprement théologique : je crois en effet que nous devons comprendre qu’on ne peut pas imposer la laïcité de l’extérieur, sans qu’il y ait une structure d’accueil interne aux religions qui rende la greffe laïque possible. C’est cette structure théologique que je tenterai de désigner, et qui suppose une critique des religions. Les trois propositions de réponses pour la laïcité mettront donc successivement en cause nos manières de penser, nos institutions politiques, nos formes de religion.
A. La laïcité est une équation entre identité et urbanité.
La clarté vide ou la totale obscurité de la notion de « laïcité » vient me semble–t–il de ce qu’on l’emploie comme une catégorie simple, alors qu’elle est déjà un complexe, c’est à dire un jugement, une équation à plusieurs termes. Il s’agit en effet de faire tenir dans la même équation les réponses à deux questions : 1) réponse à la question de l’identité et de la légitimation du lien civil dans une société bouleversée par la révolution industrielle et la mondialisation des techniques ; 2) mais aussi réponse à la question de la coexistence dans la même « urbanité » de plusieurs identités et de plusieurs formes de société, qui doivent renoncer ensemble à la prétention hégémonique.
Loin d’être une idée simple et fondamentale, la laïcité est donc la résultante précaire, et à réinventer sans cesse, d’un rapport de forces entre diverses traditions et diverses modernités.
Du côté de l' »identification », le problème tient en partie à cette tendance du politique à construire sa légitimité en solidifiant l’un par l’autre un empire territorial et celui d’une croyance. Ce que fait Constantin, c’est ce qu’auront tendance à faire tous les Etats, chrétiens comme musulmans, puis les nations modernes([4]). Mais du côté de l' »urbanisation », le problème tient à l’incroyable complexification, sous la pression des guerres, du commerce et des mouvements de population (et en Europe surtout depuis l’éclatement de la Réforme et de la Contre–Réforme), de la carte des identités ; ainsi les cartes des Etats et celle des religions ne peuvent plus coïncider. La laïcité apparaît à la rencontre de ces deux facteurs : c’est cet éclatement, cette division à l’infini d’une identité conçue comme exclusive, dans un espace ou pourtant tout s’échange et communique, c’est cette complexification qui obligea nos sociétés à ce passage à la limite qu’est l’invention de la laïcité.
La première formule de cette invention fut l’idée moderne de « nation », qui est bien à sa manière une équation subtile entre tradition et modernité. Mais si la laïcité a pu, à l’époque des nationalismes, définir à peu près une surface de légitimité en faisant tenir ensemble appartenance à une tradition nationale et modernisation rationnelle, ce n’est plus le cas : l’écart entre les deux exigences est actuellement trop grand. La « nation moderne » est un cadre trop vide pour l’identification et trop étroit pour la modernisation. C’est pourquoi la laïcité est partout en crise.
Mon hypothèse ici, c’est que le destin de l’idée de « laïcité » n’est pas entièrement indexé à celui de l’idée de « nation ». Au contraire, je pense que la laïcité trouvera son plein développement lorsqu’elle aura pu se dissocier du cadre étroit de la nation, qui en fut peut–être la gangue primitive, mais qui maintenant l’étouffe.
Peut–être cependant la notion de laïcité est–elle définitivement compromise, avec un certain colonialisme culturel européen notamment. Mais demeure le problème dont la laïcité cherchait la solution : celui d’un équilibre difficile entre une demande d’identité et une demande d’urbanité. Et il n’y aura pas de solution tant que l’on ne tiendra pas ensemble les deux branches du problème. La demande d’identité interpelle peut–être plus particulièrement le pôle politique de la laïcité, et la demande d’urbanité interpelle alors plus particulièrement son pôle religieux. C’est ce que nous allons voir dans les deux propositions suivantes.
B. La laïcité est impossible dans un pays mono–religieux.
Au risque de choquer les sensibilités françaises aussi bien que turques, je dirai maintenant que l’affrontement massif entre une religion dominante et un laïcisme anti–religieux est une très mauvaise situation pour la laïcité réelle d’un pays. En effet nous avons vu que les bases sociales de la laïcité doivent elles–mêmes se situer au niveau des structures religieuses. Le fondement de la laïcité, c’est d’abord l’existence concrète dans un pays de plusieurs confessions sensiblement égales en force ou en prestige. Je ne dis pas que la multi– confessionnalité soit la laïcité : mais elle est la condition nécessaire de sa concrétisation.
Certes la laïcité ne se borne pas à juxtaposer des confessions : elle–même déploie quelque chose comme un mythe intégrateur. Mais ce mythe a toutes les chances d’être bien plat s’il ne fait qu’épouser les formes d’un adversaire unique. C’est un peu ce qui s’est passé en France, et la laïcité française, qui est tellement anti–catholique, présente tous les caractères d’un catholicisme sécularisé : ce qui triomphe avec la Révolution Française, c’est une vue plutôt catholique de ce que doit être la société comme « corps » social. Aujourd’hui encore, pour bien des intellectuels laïques, le Catholicisme est faux mais c’est quand même la seule bonne religion. Et quand l’Islam devient la deuxième religion du pays, les laïcistes sont presque plus inquiets que le Front national([5]).
En Turquie également le nationalisme s’est traduit par la dénégation de toute pluralité ethnique, religieuse, linguistique, et par la totale marginalisation des minorités chrétiennes. La mémoire nationale, au moins autant qu’en France, a été construite de toute pièce et pour les besoins de la cause, comme une histoire épique ou comme un monument à l’unité, et dans un assez grand mépris pour l’histoire réelle. La société s’est retrouvée en situation d’amnésie, coupée de sa mémoire multiple, et donc incapable d’une véritable remémoration : son identité, tant politique que religieuse, ne pouvait plus être qu’imaginaire, fantasmée dans le rite de l’unité nationale (et quand celle–ci vacille, fantasmée dans celui de l’unité de l’Umma islamique).
Un de mes objectifs ici est de montrer que le laïcisme a ainsi scié la branche sur laquelle la laïcité pouvait être assise ! La laïcité a du mal à s’établir dans un pays mono–religieux, d’une part parce qu’en endossant la fonction sociale de la religion adverse, elle devient alors elle–même une quasi– religion, avec des cérémonies, des statues, des rituels, etc.; mais c’est une religion trop instrumentale pour durer bien longtemps. D’autre part parce qu’elle structure en face d’elle une religion qui cherche à (re)prendre sa place, qui ne cherche plus qu’à fournir une identité et une légitimité politique, bref une religion qui devient elle–même quelque peu fantasmatique (on ne me fera pas croire que l’Islam n’est qu’un méga–nationalisme).
Mais accepter de fonder concrètement la laïcité sur la reconnaissance de la pluri–confessionnalité de la société exige de renoncer au schéma unité de territoire–unité de religion ; il n’y a pas d’Etat raisonnable qui puisse, à terme, prétendre fonder sa légitimation sur une identité religieuse ou ethnique exclusive. Nous sortons tout juste des guerres de religions. Ce que nous avons découvert avec horreur, entre la Saint–Barthélémy et Auschwitz, c’est que nous devons nous résigner à ce qu’il n’y ait partout que « la maison de la guerre »: il n’y a pas plus de Royaume de Dieu réalisable sur la terre comme régime politique qu’il n’y a de totalement véritable « maison de l’Islam »([6]). C’est en acceptant cette existence de la « guerre » que nous pourrons en empêcher les logiques folles.
Allons plus loin : il n’y a pas plus de tout à fait véritable « Chrétienté » ou « maison de l’Islam » qu’il n’y a de possible un Etat qui serait constitué d’une seule nation : nous avons vécu sur ce rêve, depuis la Révolution Française et surtout depuis les grandes guerres nationalistes. Il est temps d’en sortir. Même si la nation est probablement l’une des formes les plus opératoires de la mobilisation d’un pays pour sa défense, aucune nation ne saurait se prétendre native d’un territoire à titre légitime et exclusif. Aucune nation n’est « pure » et sans mélange, identique à tous égards (ethnique, linguistique, religieux, historique, etc.). Non seulement la laïcité a du mal à s’établir dans un pays mono–religieux, mais elle a du mal à se développer dans un pays « mono–national », surtout dans un temps où les nationalismes sont devenues de terribles religions. Les droits des minorités sont la pierre de touche des véritables droits laïcs.
C. La laïcité suppose la multiplicité des langues de dieu.
J’en viens à ma proposition la plus « théologique », car je ne crois pas à la possibilité politique d’une société pluraliste si le pluralisme ne s’inscrit pas dans la constitution théologique des discours en présence (fût–ce le discours laïciste !). Il faut donc maintenant effectuer une critique du discours religieux. La première condition de ce pluralisme théologique réside dans une certaine « subjectivisation » de la croyance ; si le sujet croyant est un sujet parlant, énonçant sa foi, il est essentiel que ce sujet ne soit pas seulement assujetti au langage institutionnel, à la langue de cette énonciation, mais qu’il soit aussi, par la singularité de sa parole même, porteur à son tour d’un langage instituant.
Cette capacité à réinterpréter les Ecritures dans des contextes neufs, de rouvrir les traditions pour montrer en elles des réserves de sens inédites, cette capacité à accepter la pluralité des interprétations, à renoncer au monopole de l’interprétation légitime, est probablement la meilleure manière de réarticuler appartenance traditionnelle et distance critique, identité et urbanité.
On me dira que l’Islam, comme le Catholicisme et les autres grandes religions (mais aussi comme tant d’idéologies), peut difficilement se résoudre à une telle subjectivisation, à ne pas imposer sa Loi à l’espace public, et à s’en tenir à n’être que l’un des termes dans l’équation de la société civile. L’objection est importante. Mais quand des étudiants musulmans de l’université de médecine de Capa disent que : « dans cette société personne n’est musulman, la religion n’est qu’une hypocrisie », que « la société turque est un monde à re– convertir et que le vrai Islam n’est pas seulement un rite, au niveau de quelques gestes apparents mais que c’est dans le « coeur » qu’on se convertit », que « être juste, c’est faire que Dieu puisse sourire à ce que nous faisons (God smiles), car Dieu n’est pas lointain, sévère et abstrait : il est proche et il peut sourire »; bref, que « l’Islam n’est pas une croyance, une hypothèse: c’est de pratiquer le Coran, de vivre « dans » le texte ; l’Islam doit être « vécu » entièrement, et sinon il vaut mieux le renier », que font–ils d’autres, ces étudiants, sinon proposer précisément le schème d’une subjectivisation de l’Islam([7])?
La seconde condition de ce pluralisme théologique réside justement dans l’acceptation réciproque par les religions qu’elles ne sont que des langues, subjectives ou instituées, et qu’il ne saurait pas plus y avoir une religion universelle et unique qu’il n’y a de langue universelle. Si bien même une religion ou une langue parvenait à s’universaliser, un principe interne de différenciation la conduirait bientôt à se disloquer. C’est ce que raconte le mythe de la tour de Babel : la pluralité des langues humaines est proprement divine, voulue par Dieu. Mais la pluralité des religions humaines est du même ordre. Ce dont je fais ici l’apologie, ce n’est pas exactement du polythéisme ou du panthéisme, qui répondent à d’autres questions, mais d’une sorte de « polyglottisme », de « multilinguisme » religieux. On pourrait dire que « si le multiple peut aimer Dieu, c’est parce que Dieu aime le multiple »!
On me dira : dans ce pluralisme théologique, il n’y a pas véritablement de Révélation, et la Vérité est forcément Une. Mais ceux qui me diront cela sont des usurpateurs ! Au nom de quoi revendiquent–ils pour eux le monopole de la langue de Dieu, ou de sa légitime interprétation?! Par quelle présomption grotesque réduisent–ils la transcendance divine à se tenir entièrement dans les formes de leur cérémonies et de leurs commentaires, dans leur manière de s’habiller et dans leurs structures de parenté, dans leurs seuls dogmes ou dans leur seule langue ?! La religion n’a quand même pas pour seul but l’identification de soi ni la légitimation d’une société. Dieu est plus vaste que nos langues, et que nous le voulions ou non, nous sommes tous à équidistance de Dieu. La laïcité n’est possible que pour des religions qui acceptent de se plier un minimum à cette simple exigence. Mais c’est aussi une exigence théologique, et il faut aller jusqu’au bout de cette critique des religions.
Conclusion
Il y a donc trois sortes de conditions sous lesquelles nous pouvons continuer à employer le mot « laïcité » dans le contexte contemporain, et particulièrement dans celui d’une Europe qui serait enfin capable d’accueillir la Turquie. La première est une condition philosophique : reconnaître que la laïcité est une notion à plusieurs termes, qui répond à une demande simultanée d’identification et de complexification. La seconde est une condition politique : il faut que les Etats reconnaissent que leur laïcité ne pourra vraiment s’établir que sur une mémoire religieuse concrète, cultivée comme telle, et multiconfessionnelle. La troisième condition est plus théologique : il faut que les diverses confessions religieuses reconnaissent la diversité des langues de Dieu, et que le « Dieu » qu’elles honorent est plus grand que l’honneur qu’elles lui rendent.
La laïcité ainsi définie est une obligation à l’âge de la mondialisation des techniques mais aussi une obligation à l’âge de la balkanisation des identités. La rationalité politique se trouve soumise aujourd’hui à une double pression : d’une part celle qui réduit le politique à la « technocratie » par la gestion des simples contraintes du marché ; et d’autre part celle qui réduit le politique à un « tribalisme » par la surenchère des identités religieuses et nationales. Dans ces conditions la définition commune d’une nouvelle laïcité peut aider la rationalité politique à sortir de ce double danger.
Car une telle laïcité ne serait pas sans effet sur les prétendues contraintes du marché mondial. Prenons l’exemple du marché des médias : rien n’est moins laïque que la monopolisation de la télévision par une vision du monde en série, uniformisée et repersonnalisée autour de quelques figures vides et passe–partout. La laïcité ne prendra pied que si la diversité réelle des cultures s’exprime à la télévision par des créations originales, capables de puiser dans les ressources mythiques, esthétiques ou éthiques propres à chacune d’elles, et d’en délivrer la teneur universelle. Cela même ne serait pas sans conséquences sur les modes de consommation.
Et une telle laïcité ne serait pas non plus sans effet sur la redéfinition de ce que peut être aujourd’hui une « nation ». D’abord d’un point de vue militaire, une armée ne saurait être vraiment républicaine si l’accès aux écoles militaires et aux responsabilités d’officier est interdit à certaines ethnies ou catégories de la société, et de manière plus générale à tous ceux qui n’ont pas été éduqués à part pour cela. Ensuite nous sommes peut–être venus à un stade où il nous faut accepter que plusieurs nations coexistent sur le même territoire, et l’Europe devra bien inventer les techniques constitutionnelles et juridiques pour faire vivre ensemble des populations qui relèvent de législations différentes. La Nation ne peut plus être l’Etat, au sens des grands Etats modernes.
C’est en distribuant ainsi les obligations réciproques entre les différentes forces en présence que semble pouvoir être désignée la pierre de touche d’une laïcité véritable.
Olivier Abel ([1])
Publié dans CEMOTI (Cahiers d’étude sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien) n°10, 1990, CERI Paris. Paru en turc in Defter Mayis 1990, Istanbul.
[1]Philosophe (j’ai enseigné au Lycée Galatasaray d’Istanbul de 1980 à 1984), et protestant (j’enseigne actuellement à la Faculté Protestante de Paris dont je suis le Doyen), c’est à ce double titre seulement que j’ose parler de la laïcité ; je ne traiterai donc pas de l’aspect sociologique du problème, pourtant essentiel. L’intervention d’un protestant dans le débat sur la laïcité est forcément un peu compliquée, d’abord parce que les protestants sont en France une minorité, comme les juifs et les musulmans, ensuite parce qu’ils appartiennent à la tradition chrétienne, comme les catholiques, enfin parce qu’ils se sont battus au premier rang pour construire la laïcité républicaine. C’est pourquoi ils partagent un peu tous les points de vue. En outre, à l’échelle européenne, les protestants français sont dans une situation particulière parce qu’ils appartiennent en même temps à l’Europe latine du Sud et à l’Europe protestante du Nord. Cette position dialogale, surtout quand on a un peu voyagé et qu’on a pris la mesure de la petite province du monde d’où l’on est natif, est un terrain favorable au développement d’une pensée proprement philosophique, avant tout attachée à l’articulation ou à l’écartèlement des points de vue dans un dialogue par le travail de l’interrogation.
[2]Première digression : Le « Dictionnaire historique et critique » de P.Bayle (1647–1706), ainsi que ses ouvrages de controverse après la Révocation de l’Edit de Nantes, furent une mine d’arguments utilisés sans cesse tout au long du dix–huitième siècle, en faveur de la tolérance et de la séparation du politique et du religieux. Mais il ne faut pas croire que la tolérance soit chez Bayle un thème sceptique, une solution condescendante qui surmonterait les conflits obscurantistes par l’accès aux « Lumières »: c’est plutôt l’aveu qu’on est tous dans les ténèbres sans espoir d’en sortir.
Le coeur de l’argument de Bayle est le suivant : en matière de croyance religieuse, un homme « peut bien croire qu’il ne se trompe pas, il ne peut pas le savoir de science certaine », et sous une forme plus ironique : « tout ce que la conscience bien éclairée nous permet de faire pour l’avancement de la vérité, la conscience erronée nous le permet pour ce que nous croyons être la vérité ». La chose au monde la mieux partagée, c’est la possibilité de l’erreur, et cela avec la plus entière sincérité. Même lorsqu’elle est dans l’erreur, « les droits de la conscience sont directement ceux de Dieu même » ; et nul n’a le droit d’énoncer une argumentation (d’ailleurs risible) du genre : je suis dans la vraie religion, donc tu es dans la fausse et je peux te forcer à écouter tous mes arguments jusqu’à ce que tu te convertisses.
Ce qui fait la solidité de la tolérance chez Bayle, c’est donc précisément la véhémence des sincérités, leur intolérance même : c’est le fait qu’elles s’opposent entre elles qui forme la solide voûte de l’obligation à la tolérance réciproque. C’est la force des sincérités, leur force de foi, qui doit les conduire à accepter que « n’importe qui » appartient à Dieu, et que nous sommes tous à équidistance d’une vérité qui : 1) « ne peut agir si elle ne devient particulière et pour ainsi dire individuelle. Quelle est donc la vérité qui oblige l’homme ? C’est celle qui s’applique à Jean et Jacques.. »; 2) appartient à Dieu seul (un conflit sur le Juste et le Vrai est une « affaire de longue haleine comme chacun sait de sorte qu’en attendant le jugement définitif du procès on ne pourra rien prononcer sur les violences ». C’est en renonçant ensemble à la prétention d’être l’unique pilier, d’avoir le monopole de la Vérité et de la Justice, que les diverses sincérités religieuses structurent la voûte de la tolérance civile.
[3]Deuxième digression : Peut–être que la laïcité combattante que nous avons connue en France comme en Turquie est une étape, un seuil nécessaire de laïcisation. Je comprends bien par exemple qu’en France, étant donné la force du catholicisme et la faiblesse des autres religions, la laïcité ait eu besoin de se présenter comme une alternative totale, et donc comme une véritable religion (avec son calendrier de fêtes, ses lieux de pélerinage, ses cérémonies, ses monuments, bref toute une iconographie et une liturgie).
Il me semble toutefois qu’une laïcité n’est vraiment établie que lorsqu’elle n’a pas besoin de se présenter elle–même comme une religion civile (comme le montre l’exemple de la Rome tardive, une religion civile, au sens d’une religion instrumentale et liée à la représentation du pouvoir, et faite pour les besoins de la cause, est toujours une religion faible et manipulable à loisir par les despotismes). Il y a laïcité lorsque le politique et le religieux ne se battent plus pour la même fonction.
[4]Régis Debray, dans sa « Critique de la raison politique » (Paris Gallimard 1981), montre bien en ce sens que le « Cujus regio, ejus religio » (à chaque royaume sa religion) continue à structurer la rationalité politique de tous les Etats, obligée de se légitimer par quelque chose qui la transcende.
[5]Il faut ajouter à leur décharge qu’il sont aussi inquiets parce que l’Eglise catholique a tendance à appuyer les revendications musulmanes pour justifier ses propres demandes et grignoter ainsi des positions perdues. De manière plus légitime encore les militants laïcs sont inquiets parce ce sont souvent dans les rangs des instituteurs, enseignants ou éducateurs qu’ils se recrutent, or ce sont eux qui éprouvent quotidiennement la gravité de la situation dans les ghettos d’immigrés.
[6]« En attendant » le Royaume de Dieu ou la véritable Maison de l’Islam, nous sommes bien obligés d’accepter que leurs territoires ne sont que symboliques, dans nos coeurs, dans l’espace ouvert par nos lectures ou par nos gestes, dans nos éthiques ; mais impropres à être coulés dans le moule des lois ou dans le béton des Etats. Et « en attendant » il nous faut bien inventer les règles d’un véritable droit, c’est à dire d’un conflit entre divers droits, et d’une possible coexistence de nos diverses identités sur le même territoire. C’est pourquoi nous devons nous soumettre ensemble à l’obligation d’une certaine non-contradiction. Nous ne pouvons pas revendiquer ici la tolérance et ne pas la pratiquer ailleurs. Nous ne pouvons pas nous justifier par une argumentation que nous refuserions à nos adversaires.
[7]Troisième digression : Ce qui me frappe d’ailleurs, dans un tel discours, c’est l’analogie avec les discours du « Réveil » (vaste mouvement piétiste d’origine anglaise qui a secoué l’Europe protestante au siècle dernier). Le « Réveil » est un piétisme pour société en voie d’industrialisation et d’urbanisation rapide, avec un fort exode rural, et pour laquelle les formes religieuses classiques deviennent froides et insignifiantes. Il exprime le problème du rapport de la communauté traditionnelle avec la science et la technostructure du monde industriel. Il répond à une dépersonnalisation du monde par un Dieu très personnel. Il répond sans doute aussi à une crise de la figure familiale et politique traditionnelle du Père.
Ce n’est pas un hasard si une des étudiantes de Capa a écrit un article dans « Zaman » contre « Baba Devlet ». Le réveil islamique est lui aussi un mouvement qui ne croit pas à la religion de la multitude, et il juge inévitable que de larges couches de la population, qui jusque là se croyaient « musulmanes », devant le choix personnel de cette totale soumission de la vie et du coeur, préfèrent rompre avec l’Islam. C’est ce qui se passe en ce moment en Turquie, pour la première fois : le réveil islamique produit aussi une société plus agnostique et plus véritablement laïque.