Chaque fois que nous approchons d’une échéance électoraIe, nous en revenons à quelques observations simples, que nous oublions ensuite. Tout mandat électoral, par exemple, est trop long pour les abus du pouvoir ou ses faiblesses, et trop peu pour l’exercice des responsabilités. Nous ne savons plus si la moyenne de ce trop et de ce trop peu fait la qualité du système électoral : la seule chose que nous sachions encore ou désormais est qu’il nous faut ensemble critiquer ces abus ou ces faiblesses et fonder en rationalité cet exercice des responsabilités. Or, nous avons dans le même temps le sentiment d’une impuissance générale et d’une pression montante des forces irrationnelles sur le débat politique. Ce sentiment est très net à l’occasion du langage : voyez ce vocabulaire usé, cette dévaluation des termes (qu’il s’agisse des Droits de l’homme ou des libertés, etc.) ; voyez en même temps cette inflation de discours tout faits, cette amplification des plus vieilles rhétoriques, voyez enfin cette difficulté à formuler des énoncés proprement politiques, ce silence embarrassé là où de tels énoncés pourraient être dits, comme si l’on savait d’avance qu’ils ne seront pas écoutés. Par ailleurs, les observations les plus simples nous conduisent devant les mêmes dilemmes, les mêmes impasses, les mêmes éclaircissements subits: je veux dire qu’ici nul n’a déjà de réponse et que nous sommes tous contemporains des mêmes pensées, des mêmes questions. Ces observations décrivent donc probablement un état de fait incontournable ; j’ai tenté de les réunir sous trois énoncés principaux.
Tout pouvoir est pragmatique
Par pragmatique, on pourrait entendre que le pouvoir, qu’il le veuille ou non, est obligé à se soucier des échéances les plus brèves et à négliger le long terme ; rares sont les décisions politiques que n’explique pas l’échéance pressante, là même où elles s’habillent des valeurs les plus idéales. Ce serait déjà grave quand les plus grands problèmes qui s’offrent à la décision se rapportent au long terme, et quand ces problèmes ne sont d’abord insolubles que parce qu’ils ne sont pas même posables. Mais je tiens cette dialectique du court et du long terme pour un cas particulier d’une dialectique plus radicale entre les moyens et les buts : en effet, tout pouvoir est pragmatique en ce qu’il porte immédiatement sur des moyens ; son pragmatisme est ainsi que, pour lui, les moyens commandent les buts. Dès lors l’efficacité des moyens, leur « performativité » tient lieu de légitimité : une rationalité technocratique envahit le pouvoir sous la figure de « l’expert » et semble se substituer à la rationalité politique. Lorsque les lois se trouvent de plus en plus moulées dans le béton et plastifiées sous les codes informatiques, il n’est plus très certain que l’on puisse désobéir ; une loi « physique »n’est plus vraiment une loi politique. Et puis l’expert (qui sait qu’une innovation technique est imposable au concurrent ou à l’adversaire) fait passer cette « imposabilité » pour une contrainte objective, pour une nécessité ; les moyens sont ainsi valorisés pour eux-mêmes, et celui qui a le savoir, la maîtrise technique des moyens peut se poser en pédagogue et détenteur de la légitimité. Le dilemme de Weber entre éthique de responsabilité (où la maîtrise des moyens seule peut répondre des résultats) et éthique de conviction (où l’on veille à la pureté des buts, à la transcendance des fins par rapport aux moyens) a été porté par des responsables socialistes jusqu’au débat public : le pouvoir a dû avouer qu’il était pragmatique ; cela veut dire aussi qu’il a besoin d’instances à lui extérieures, capables de débattre des fins et de critiquer la prétention pédagogique des technocrates. J’ajouterai encore que la substitution de la performativité à toute légitimité politique est foncièrement nihiliste : elle signifie qu’il n’y a d’autre valeur que arbitraire. Elle conduit le monde contemporain à l’anéantissement, bien moins probablement par la destruction atomique que par cette évacuation des fins (les raisons des décisions), proportionnelle à l’accumulation des moyens (les conséquences des décisions), qui caractérise notre époque. Le premier indice de ce nihilisme est l’effritement du langage, notamment la dévaluation des termes par lesquels une société politique se respecte. Mais ce processus entraîne des défis multiples et majeurs, d’autant plus graves qu’ils échappent par principe aux pouvoirs étatiques. Cependant, l’impuissance politique et la pression montante des forces apolitiques et irrationnelles se font sentir sur un tout autre point qui est le suivant.
Tout pouvoir est particulier
Ce particularisme du pouvoir signifie d’abord qu’il est incapable de sortir de son point de vue et de son métropolisme, alors que les plus grands problèmes se décident ailleurs. Jamais autant qu’au cours de ces cinq dernières années, nous n’avons senti combien nous étions tributaires des décisions des U.S.A. Ce constat géopolitique n’est pas inutile car le nombrilisme politique des sociétés, la croyance qu’elles ont en leur suffisance, est effrayant : prendre conscience de notre dépendance, c’est aussi lever les yeux sur notre monde véritable, dont nous sommes une province passablement somnolente. Mais il faut généraliser cette observation pour dire que tout pouvoir (même celui de la Maison Blanche ou du Pentagone) est particulier, quand les grands problèmes ne peuvent être clairement posés qu’au niveau planétaire, global, systémique, et sont insolubles à l’échelon particulier. S’il n’y a pas de pouvoir qui surmonte ce particularisme, il y a un rêve césaro-papiste inextinguible qui entraîne quelques pouvoirs à prétendre à l’universalité. Les grands régimes marxistes en furent les formes les plus récentes, mais la militarisation inhérente à cette prétention porte en elle l’enfermement nationaliste, et c’est encore un intérêt particulier qui se fait passer pour universel. Ce que nous regretterions volontiers de certains marxismes actifs et critiques, ce n’est donc pas la prétention à des solutions totales, mais le sentiment dont ils furent porteurs que les vrais problèmes sont ceux du Tout ; nous devons également retenir le sentiment géographique et planétaire de l’engagement et des responsabilités, sentiment géographique qui fait trop souvent défaut aujourd’hui. Ce que nous savons néanmoins, c’est précisément que le pouvoir est inscrit dans un « territoire » fermé par un système de défense qui est moins idéologique que militaire. Comme l’écrivait Régis Debray, l’unité de territoire postule l’unité de croyance, et la situation de guerre est cette pourvoyeuse de béton qui a coffré autant d’Etats que de doctrines (cujus regio, ejus religio). Comment ne pas être frappé par la relativité des croyances, quand ce qui était « vrai » en-deçà d’une frontière s’avère « faux » au-delà ? Ici, le débat politique est écrasé par une force irrationnelle que l’on peut nommer tribalisme et dont les symptômes sont les malheurs des minorités de toutes sortes et la balkanisation nationaliste de la planète (peut-être proportionnelle à l’uniformisation des techniques). La figure du chef répond à celle du technocrate pour éliminer tout dialogue proprement politique.
Toutefois, cela fait partie de la raison et de la modestie politique que d’accepter la territorialité de mon point de vue, sa non-universalité ; et que les contradictions entre les différents intérêts sont irréductibles à quelque synthèse générale. Observer que les grands problèmes sont de niveau planétaire et systémique. C’est aussi accepter le particularisme de notre point de vue et c’est cette relative impuissance et ce dilemme que quelques responsables socialistes ont eu le courage de porter au débat public. Cela est précisément faire front au tribalisme ambiant par le fait même qu’en portant en soi le dilemme ci-dessus, on accepte de n’être pas seul et de ne plus faire tourner le monde autour de soi. Le point de vue de ma communauté, ni sa force, ne sont justes ni rationnels par eux-mêmes mais dans le rapport de plusieurs points de vue et de plusieurs forces. Toutefois, ce niveau de rationalité politique échappe au pouvoir de l’Etat qui reste celui d’un point de vue et d’une force particuliers. Tout cela nous conduit à une troisième observation, la dernière.
Nous ne sommes pas assez intelligents
La validité de cet énoncé doit être restreinte au champ de la rationalité politique. J’entends par là que nous avons tous commencé à découvrir avec stupeur, à la lecture des meilleures informations, des plus décisives, qu’elles n’étaient pas encore assez intelligentes pour saisir la complexité et les amplitudes de la situation. L’inintelligence est bien sûr ici de juger au-delà de ce que l’on sait. Les jugements politiques procèdent alors par des comparaisons abusives où le comparé est incommensurable au comparant, d’où une profusion d’images simplistes ; il faudrait spécialement dénoncer ces sentences de causalité simple (dugenre « la cause du chômage c’est… ») qui ressemblent toujours à la recherche d’un coupable émissaire. Si nous sommes le plus souvent obligés de juger sans connaissance claire, au moins que nous entourions nos propositions de précautions telles que : « sous tel point de vue, il est plausible de dire que… ».
Mais l’inintelligence est aussi de courir sans cesse après le maximum d’information, comme s’il existait quelque part un savoir déjà fait auquel il suffirait d’avoir accès. Cette information ne saurait répondre à nos questions que sur le mode pragmatique (à la manière de tests questions-réponses) et partial (qui détient cette information ? à quel usage ?). L’accès aux informations décisives n’est la condition que du succès, dans notre monde. Or, il s’agit plutôt, aujourd’hui, de réformer notre intelligence même. Et l’on peut dire au moins que cette intelligence qui nous manque n’est pas celle de l’information pragmatique, mais celle de l’information problématique par laquelle je rapporte une réponse aux questions qu’elle engendre: cette intelligence est celle du dialogue infini.
On peut dire aussi que cette intelligence qui nous manque est celle de savoir (au moins à titre lacunaire) rapporter l’information aux totalités dans lesquelles elle s’inscrit. Reprenons nos dilemmes précédents : le pragmatisme et le particularisme du pouvoir sont incontournables; aussi bien ces deux caractères font-ils partie de la rationalité même de l’Etat qui les accepte comme limite. Il faut donc dire contre un certain dogmatisme que la rationalité de l’Etat n’est pas totale; mais également, contre un scepticisme fréquent dans les récentes rhétoriques, que tout n’est pas irrationnel dans l’Etat et qu’il n’est pas le « Mal ». Toutefois, ce pragmatisme et ce particularisme écrasent la rationalité politique entre la menace technocratique et celle du tribalisme. Et c’est ici que les impuissances du pouvoir politique désignent le manque d’instances extérieures à lui, et qui doivent assumer cette intelligence ou cette conscience : celle des fins, au moins sur le mode du dialogue, et celle des totalités, au moins sur le mode de l’ignorance sue. Mais aujourd’hui, mille discours de remplacement profitent de ce manque, et cette double instance est usurpée.
Olivier Abel
Paru dans Le Monde Diplomatique mars 1986 et dans Autres Temps n°8 Mars 1986