En quoi Bayle est-il un historien? Une telle question n’est pas une question d’historien, mais plutôt une question philosophique et doublement incertaine: sur ce que cherche la critique spécifiquement historique, et sur ce qui fait l’éthique spécifique de l’historien; avec le problème de savoir comment notre auteur se débrouille entre ces deux préoccupations. En tous cas, nous observons qu’à ce double égard Bayle est resté de part en part philosophe, comme interrogeant sa propre pratique; et je poursuivrai çà et là cette interrogation vagabonde dans le contexte historiographique qui est le nôtre. L’important est pourtant ailleurs, comme au-delà de cette première observation: et le lecteur captivé par le fatras du Dictionnaire[1] pressent comme une imminence, une extrême actualité de l’écriture historiographique de Bayle, mais il aurait beaucoup de mal à définir laquelle. Ce qu’il ressent, je crois, n’est d’ailleurs pas à proprement parler une actualité, mais une vivacité. Quelque chose est né là, de si vivant que plus jamais on ne pourra faire comme si cela n’avait pas existé; il y a dans l’écriture de Bayle quelque chose d’inoubliable.
Est-ce l’actualité de l’historien critique, qui ne peut démanteler l’historiographie catholique officielle des guerres de religion et de la Révocation de l’Edit de Nantes qu’en s’interdisant de faire à son tour une histoire vilipendée? Sur tous les plans l’écriture de Bayle marque une séparation de l’Histoire d’avec l’Eglise et l’Etat qui n’était ni une tâche facile, ni même un horizon évidemment souhaitable pour les fidèles d’une République des Lettres à vrai dire très métaphorique[2]. Cette séparation est le premier geste de la Critique. Dans son éloge de celle-ci, Bayle en fait plus qu’un attribut méthodique ou philologique: une posture philosophique inédite, proprement moderne[3]. On peut la définir avec Elisabeth Labrousse comme l’application ou la transposition de la méthode cartésienne en histoire, avec quelques règles directrices comme la suspension du jugement, la passion pour l’établissement des faits dans leur exactitude, une certaine défiance de la mémoire, la constante conscience que la conscience savante (l’entendement) est limitée. On pourrait s’arrêter sur l’ensemble de ces traits, qui décrivent une cohérence historiographique certaine[4]. Mais il y a précisément ici un point de renversement du sens de la critique historique chez Bayle qu’il ne faut pas sous-estimer: la conscience savante est moins apte à établir directement des vérités qu’à critiquer les erreurs, c’est-à-dire les négligences dans la vérification, ou les préjugés dans l’approbation/rejet d’une proposition historique. Plus exactement encore, l’établissement des vérités s’effectue entièrement au travers d’une sorte d’histoire négative comme on parle de théologie négative, au travers d’une sorte de généalogie des erreurs, dont Bayle fait le projet même de son Dictionnaire, avec une véritable passion pour toutes les erreurs, les petites comme les grandes, «les rognures», ce qu’il appelle le «ramas des ordures» de l’histoire[5]. Bayle présente lui-même son Dictionnaire comme une compilation des erreurs, un «théatre des fautes» (DHC 2 p. 1210), «un entassement massif et divertissant».
Le sens de la critique, sinon le sens historique, n’est-il pas alors éminemment moral? La conscience morale restant seule, abandonnée par la conscience savante à la conscience de sa subjectivité, c’est-à-dire de ses limites, de son perspectivisme ou de son errance, ne nous retrouvons-nous pas avec l’actualité d’un historien éthique, tirant de sa pratique de l’histoire une sorte de morale générale pour les citoyens de l’histoire que nous sommes tous, et tout particulièrement une responsabilité de l’historien honnête et sincère dans une histoire toujours erratique? Bayle serait alors un peu comme Tacite, se lamentant de la décadence de Rome, et donnant en exemple les rares citoyens qui résistent héroïquement à cette destinée de l’effondrement inéluctable; ou bien à l’inverse comme un historien passionné des victimes et des Ecrasés, et annonçant leur relèvement[6]. Toutefois nous ne trouvons guère trace chez Bayle d’un sermon stoïcien, calviniste, ou janséniste, non plus que d’une vision prophétique des Lumières ni de quelque autre histoire messianique. Il n’est de toute façon pas assez narratif, au sens où il n’inscrit jamais ses propositions dans la continuité narrative d’une intrigue capable de donner au disparate de l’histoire un sens, une quelconque valeur morale de décadence, de progrès, ou de Rédemption. Le sens moral de l’histoire est plutôt l’humour qui éclate à chaque page, et le sentiment qu’il ne suffit justement pas de dire que «tout est vanité»: «J’allais finir sur cette belle moralité, lorsque…»[7], et Bayle poursuit contre le ton de «Sermon de Croisade» de ces Tartuffes qui ne voient que la paille dans l’œil des autres et qui ne pourfendent les erreurs que pour avoir le plaisir de médire de leurs adversaires et de faire les zélés auprès de leur camp, Nation ou Religion.
En quoi donc Bayle est-il un historien capable de nous toucher aujourd’hui, au-delà de sa probité critique et de son humour moral? Est-il besoin d’aller chercher ailleurs la vivacité inoubliable de ce geste historiographique[8]? Est-ce le soin apporté à la biographie de ses «témoins»? Témoins étonnés ou étonnants, on ne sait pas toujours si ce sont des êtres ayant vécu, parlé, désiré, et souffert, ou si ce sont les traces à partir desquels Bayle opère sa reconstitution minutieuse et fragmentée; nous laisserons volontairement l’ambiguïté sur ce point pour tenter de la résoudre autrement. Mais encore, cette vivacité: est-ce la diversité des récits et des points de vue narratifs auxquels il fait crédit? Est-ce le sentiment d’une histoire surprenante par son polycentrisme, son caractère multi-scalaire? C’est à ces quelques points en quelque sorte «supplémentaires» que je m’attacherai ici, en commençant par deux séries de considérations préalables, sur l’erreur historique et ses causes, et sur la véracité du témoignage historique et ses conditions.
La véracité du témoignage historique et la question de ses conditions
Pour ne pas perdre ce geste, le laisser s’estomper et tomber dans l’oubli, recommençons doucement. On l’a dit, la véracité historique a d’autres buts et d’autres règles que la vérité géométrique. Le fameux plaidoyer baylien pour la pluralité des types de vérité culmine d’ailleurs dans l’insistance sur cette affirmation que la vérité historique est plus certaine que la vérité géométrique:
On me dira, peut-être, que ce qui semble le plus abstrait et le plus infructueux dans les Mathématiques apporte du moins cet avantage, qu’il nous conduit à des vérités dont on ne saurait douter, au lieu que les Discussions Historiques et les Recherches des Faits humains nous laissent toujours dans les ténèbres, et toujours quelques semences de nouvelles contestations. Mais qu’il y a peu de prudence à toucher à cette corde! Je soutiens que les Vérités Historiques peuvent être poussées à un degré de certitude plus indubitable que ne l’est le degré de certitude à quoi l’on fait parvenir les Vérités Géométriques, bien entendu que l’on considérera ces deux sortes de vérités selon le genre de certitude qui leur est propre […]. Ainsi un Fait Historique se trouve dans le plus haut degré de certitude qui lui doive convenir, dès que l’on a pu trouver son existence apparente: car on ne demande que cela pour cette sorte de Vérités […]. César et Pompée ont existé et n’ont pas été une simple modification de l’âme de ceux qui ont écrit leur vie, mais pour ce qui est des Mathématiques… (DHC 2, p. 1217.)
On peut souligner au passage le ton étonnamment peu cartésien de cette page; s’il fallait nommer la filiation stylistique de la démarche, je la chercherai plutôt dans le pluralisme des méthodes et des degrés de vérité exposé par Aristote, dans le prologue de l’Ethique à Nicomaque, par exemple. Cela eclaircirait un certain «empirisme» de Bayle. Mais pourquoi faut-il que la vérité historique soit plus certaine que la géométrique? Quelle est l’objectivité spécifique, le type de certitude que l’on trouve dans les faits historiques? Est-ce la certitude du fait en lui-même, ou la certitude du fait pour un sujet à qui il est paru tel, et qui a été vécu ainsi? Et qu’est-ce alors qu’un sujet pour qu’il puisse avoir affaire à de tels faits, et ne les réduise pas à ses opinions ou à sa fantaisie? Quelle est cette forme spécifique de subjectivité pour laquelle il peut y avoir des faits proprement «historiques»?
Pour saisir ce redoublement de la question, nous devons reconnaître qu’il s’intercale entre les derniers points de suspension de la citation ci-dessus un passage de la plus haute importance, parce que son argumentation lui est complètement hétérogène. Certes, ce serait «passer d’un genre de choses à un autre» que de demander si telle guerre ou bataille a une réalité hors de notre esprit, pour autant qu’elle est parue telle, qu’elle a été vécue comme telle, et que des témoins contradictoires s’accordent du moins sur sa vérité de fait. Mais Bayle ajoute soudain cette remarque peut-être ruineuse[9], que ces démonstrations historiques «peuvent servir à un plus grand nombre de gens que celles des Géomètres; car peu de gens ont du goût pour celles-ci, ou trouvent lieu de les appliquer à la Réformation des mœurs; mais on m’avouera, Monsieur, qu’une infinité de personnes peuvent profiter moralement parlant d’un gros Recueil de Faussetés Historiques bien avérées; quand ce ne serait que pour devenir plus circonspects à juger de leur prochain» (ibid.). Et cette argumentation situe l’inutilité morale des vérités géométriques à l’intérieur d’une critique plus générale de l’utilitarisme qui conserve la géométrie pour perfectionner la fortification des places et ne laisse «que des Ingénieurs, qui ne feraient qu’inventer de nouveaux moyens de faire périr beaucoup de monde» (ibid., p. 1215)[10].
Le propos semble s’inscrire dans le basculement d’une problématique théorique à une problématique pratique; c’est le mouvement décrit plus haut passant d’une histoire critique à une histoire édifiante[11], tel qu’on le trouve dans la «Dissertation sur le projet d’un Dictionnaire critique» que nous venons de citer. La problématique proprement pratique, au sens aristotélicien mais aussi déjà et peut-être davantage kantien de ce terme, suppose que la méthode soit dans le même temps une éthique. En effet, la vérité critique du fait s’adosse à la véracité pratique qui est le propre d’une sincérité, c’est-à-dire d’une subjectivité ou d’un perspectivisme irréductible, et qui indique ce que nous appelerions aujourd’hui l’appartenance de l’observateur à l’observé.
J’ai avancé que ce basculement était «peut-être» ruineux. On peut balayer le doute en supposant que l’argument d’utilité morale est un ornement rhétorique au service de l’objectif critique, ou bien qu’au contraire l’argument de vérification critique est un simple chemin pour guider vers l’humilité morale. Mais si l’on prend au sérieux une oscillation qui me semble bien constitutive de la démarche de Bayle, on doit bien prendre au sérieux le risque d’un type de vérité spécifique à l’histoire, qui ne soit ni réductible à la démonstration géométrique ou physique, ni soluble dans le jeu arbitraire des opinions subjectives: c’est précisément ici que l’on recontre la question du témoignage, que l’histoire partage avec le droit, et peut-être aussi avec la religion.
Dans les Pensées diverses sur la comète, Bayle développe une double critique du témoignage. Ce qui permet d’affirmer une vérité, ce n’est d’abord pas le nombre des suffrages qu’elle remporte, parce que ceux-ci peuvent être tous fondés sur un mensonge ou une erreur première, comme dans l’histoire de la «papesse Jeanne»: d’où l’importance de la critique des sources et de leur soigneuse datation. Mais ce n’est pas davantage l’appui de telle ou telle Autorité politique ou religieuse, ou de la Tradition, même si celle-ci peut-être reconnue dans son domaine ou entraîner l’assentiment dans son «dogme»: sur ce qui échappe à son entendement clair et distinct et à ses connaissances directes, son avis n’a pas de poids spécifique. Le métier de l’historien consistera donc à peser les témoignages[12]. Il y a des conditions à la véracité du témoignage historique, et c’est elles qu’il nous faut examiner.
L’erreur historique et ses causes
Elisabeth Labrousse a remarqué avec profondeur que dans sa critique de l’erreur Bayle «fait passer l’attention du témoignage sur le témoin[13]». Pourquoi faut-il accorder un tel soin aux témoins de l’histoire?
Si l’on cherche à repérer l’origine des erreurs[14], il faut aller jusque dans cette disproportion originaire relevée par Descartes entre la volonté illimitée dans sa capacité à affirmer ou nier et l’entendement limité à ce dont il peut avoir l’information et l’intelligence claire et distincte[15]. Or on peut s’attaquer aux deux versants de la question: «les plus petites Faussetés auront ici leur usage, puisque par cela même qu’on rassemblera un grand nombre de Mensonges sur chaque sujet, on apprendra mieux à l’homme à connaître sa faiblesse, et on lui montrera mieux la variété prodigieuse dont les erreurs sont susceptibles. On lui fera mieux sentir qu’il est le jouet de la malice et de l’ignorance; que l’une le prend quand l’autre le quitte: que s’il est éclairé pour connaître le Mensonge, il est assez méchant pour le débiter contre sa conscience; ou que s’il n’est pas assez méchant pour débiter ainsi le Mensonge, il est assez rempli de ténèbres pour ne pas voir la vérité[16]».
Bayle relève ainsi deux sortes d’erreurs possibles. Celle qui vient de la volonté et qui est malice, erreur intentionnelle, quand la volonté ne s’est pas tenue à ce qu’elle savait ou croyait vrai; face à cela, la seule chose qui tienne, c’est la sincérité. Celle qui vient de l’entendement et qui est ignorance, quand l’entendement ne s’est pas tenu aux limites de l’information qu’il avait; pour la combattre il faut l’intelligence qui repose sur la connaissances de ses propres limites. Il faudrait donc que les témoins soient en même temps sincères et informés.
La sincérité du témoin consiste à garder la volonté transparente à la «conscience[17]». Cela suppose qu’il n’ait pas laissé envahir sa volonté par les passions, les préjugés, les habitudes, les préférences partisanes, et la plus sournoise de ces passions de la volonté qui est l’amour-propre[18]. Mais il est pour elle un danger pire, c’est celui du mensonge pieux (pour la bonne cause) qui n’a de force qu’à rencontrer la crédulité d’un public d’avance acquis à tout ce qu’il souhaite ou appréhende[19].
L’information du témoin consiste à garder l’entendement clair. Cela suppose de ne pas le laisser envahir par la fantaisie, le défaut d’attention, la négligence et la paresse. Il lui faut surtout ne pas s’en tenir à la hiérarchie établie des informations. Un dictionnaire des fautes «demande que toutes les fautes, petites et grandes, y soient marquées […] et moi je soutiens qu’il n’y en avait aucune qui fût importante[20]». Il n’y a donc pas des grosses erreurs et des petites erreurs, et au départ il faut les prendre «sans préoccupation» comme si elles étaient toutes au même niveau.
Bayle déconstruit ainsi une sorte de premier paradoxe du témoin: on a parfois des témoins informés mais pas sincères, on a parfois des témoins sincères mais pas informés. Car on peut trouver des témoignages assez proches du fait pour en être informés, mais ils n’y sont le plus souvent pas indifférents et manquent de distance. Et l’on peut trouver des témoignages suffisamment éloignés et distants pour être honnêtes, mais c’est leur information même qui est incertaine et discutable.
Pourquoi donc faut-il accorder un tel soin aux témoins de l’histoire? Parce que pour peser un témoignage il faut revenir au témoin, et peser en même temps en lui deux qualités hétérogènes: sa qualité d’information, qui suppose une certaine proximité aux faits en question, une capacité à s’en approcher sans se laisser intimider par l’écran des vérités déjà établies; et sa qualité de sincérité, qui suppose une certaine distance avec eux, une capacité à s’en distancer, à les respecter srupuleusement dans leur factualité, à ne pas se les approprier. Bayle demande donc à ses «témoins» historiques la double qualité, assez difficilement conciliable chez le même être historique, d’être à la fois proches et distants de ce dont ils parlent. Et il demande des historiens à la hauteur de cette oscillation par laquelle un sujet éloigné s’approche et se penche sur des «petites» choses jamais relevées, et un sujet proche de son sujet s’en désapproprie, s’en éloigne comme pour enfin le voir autrement.
Mais ce n’est pas tout! Car la qualité d’information du témoin (et de l’historien) est également indissociable d’une diligence comparative et d’une faculté d’argumentation critique qui supposent un pluralisme radical, l’acceptation d’une irréductible pluralité des sources et des points de vue. Or cela n’est pas très éloigné de la distance, de la désappropriation exigée du témoin sincère. Et la sincérité du témoin (et de l’historien) est indissociable d’une qualité de conviction proprement éthique, la faculté d’attester la cohérence du point de vue que l’on a adopté, qui suppose une capacité non seulement à la non-contradiction, mais à donner corps à son témoignage, à donner corps au passé dont on parle. Et cela n’est pas très éloigné de la proximité demandée au témoin informé.
L’historien ne peut travailler sans supposer, chez les êtres historiques dont il déchiffre les traces et dont il rapporte et reconstruit la sensibilité, une gamme d’attitudes variables, face notamment à ce qui était pour eux l’imprévisibilité, la contingence absurde du malheur auquel ils voulaient échapper, mais face aussi à l’irréversibilité effroyable du malheur déjà là, irréparable: ces attitudes se dispersent entre la proximité, la capacité d’éprouver la présence des faits et celle des possibilités non avérées et devenus insensibles, et la distance, la capacité à se distancer de faits restés trop sensibles, à tenir compte de l’irreversible, à se désinvestir d’une position perdue et à considérer les autres points de vue possibles. D’un autre côté l’historien doit supposer chez ces êtres cette autre gamme d’attitudes variables, face ici plutôt à la condition conflictuelle qui est celle de l’histoire entière (et l’arrière-plan omniprésent du Dictionnaire enténébré par les guerres de religion): dispersées entre le pluralisme, le sentiment qu’il faut faire place et droit à tous les autres témoignages possibles, et la cohérence avec laquelle on porte et soutient son point de vue dans le conflit, car nul ne peut se situer «au-dessus». Or la plupart de ces êtres ne parcourent pas les gammes entières et s’en tiennent à de très petites variations, même si elles sont déjà significatives. Pour l’historien qui veut comprendre la diversité des attitudes historiques indiquées par ses traces, les bons témoins sont ceux qui conjoignent les postures limites des gammes étudiées. Mais cette conjonction suppose pour lui celle d’une intelligence et d’une sincérité rarement conjointes. C’est à la reconstitution de cette gamme de postures conjointes de la volonté et de l’entendement, encore un peu rigide dans la description ci-dessus de ces quatre figures du rapport au passé, mais aussi à soi-même, au présent, et aux autres, que je m’attacherai maintenant, cherchant toujours à attraper le geste de Bayle, et à le poursuivre dans notre propre situation historiographique.
Le trouble du témoin, proche et distant
Maurice Halbwachs écrivait: «Tout témoignage devrait satisfaire à ces conditions contradictoires que le témoin sorte en quelque sorte du groupe lorsqu’il observe des faits sensibles, et que pour les rapporter il y rentre[21]». Examinons les deux bords de cette double-contrainte qui ferait la caractéristique du bon témoignage historique, son trouble spécifique.
L’observation des faits, et surtout des faits «sensibles», suppose une distance qui les insensibilise. Cette distanciation permet de les projeter tous, ceux qui nous semblent importants comme les plus petits, sur une sorte d’écran qui les met au même plan et brouille ainsi leur échelle, c’est-à-dire la perspective sous laquelle ils sont vus. Chez Bayle on peut lire cette distance égalisatrice comme l’insensibilité du cogito cartésien ayant suspendu tout ce qu’il croyait savoir pour reconstituer peu à peu d’autres enchaînements[22], ou comme l’empirisme d’un historien parti sans a priori («sans préoccupation» comme il le dit dans ses Pensées diverses sur la comète[23]) à la collecte des faits, ou plutôt ici de ces faits très particuliers que sont les erreurs (des «faits de fausseté[24]»). C’est peut-être cela qui explique le délicieux sentiment de fatras que l’on éprouve à le lire, comme s’il retenait tout et «n’importe» quoi avec la même vigilance, avec la même sollicitude.
Mais pour les exprimer et les raconter, le témoin doit se replacer dans le milieu sensible aux faits qu’il rapporte. Les faits historiques, en effet, sont tels parce qu’ils font sens pour des sujets qui y sont sensibles. Ici encore il ne s’agit pas d’évoquer la rituelle opposition des faits et des valeurs: les faits historiques sont des «faits de valeur». Ils ne sont des faits, inscrits dans un contexte, que relativement aux pratiques et aux sujets pratiques pour lesquels ce contexte importe. Et il faut créditer les acteurs (et les patients!) de l’histoire de la capacité à rapporter, exprimer, raconter, expliquer, interpréter, et donc à différer leur vécu. Sans quoi on n’aurait pas besoin de l’histoire, et les variations concomitantes des séries algébriques suffiraient pour décrire ce qui s’est passé et prédire ce qui sera. Or les mêmes actes et faits n’ont pas le même sens selon l’échelle ou la configuration où ils sont considérés[25]; et cela non seulement pour l’historien condamné à l’interprétation, mais pour l’acteur lui-même, composant et interprétant sans cesse son temps et sa vie en fonction des modifications imprévisibles et irréversibles de son contexte, de ses attentes, des conflits dans lesquels il est embarqué. Or Bayle n’a de cesse que d’avoir rapporté les faits à leur «histoire», à leur narration, à leur langage, au point de vue narratif sous lesquels on doit les raconter. Pour comprendre ce qui arrive à une petite hérésie, il faut montrer de l’intérieur comment on a pu y croire, y subordonner sa vie, y appartenir. Et si l’historien, pour comprendre la variété des réactions à une situation historique donnée, doit chercher les limites à ces variations, ce n’est pas seulement des contraintes extérieures qu’il découvre: il est méthodiquement obligé de faire crédit au désir de cohérence intérieure des acteurs. Pour qu’il y ait blasphème, il faut que cela soit selon la doctrine même du blasphémateur[26].
Bayle, disions-nous, demande à ses «témoins» historiques la double qualité, assez difficilement conciliable chez le même être historique pour autant qu’il ne soit pas trop troublé, d’être à la fois proches et distants de ce dont ils parlent. Or ce trouble du témoin correspond assez bien à la situation de Bayle lui-même, fils d’un pasteur provincial, converti sincère au catholicisme, ayant abjuré au bout de quelques mois et se trouvant du coup «relaps» et fugitif. Ayant été successivement dedans, dehors, puis à nouveau dedans son protestantisme filial (et dehors, dedans, puis dehors le catholicisme majoritaire de sa culture française), il garde un doute dans sa foi même, et un trouble d’identité qui le prédispose à cette oscillation «herméneutique» que nous avons décrite dans son interprétation historique, entre l’appartenance qui comprend et la critique qui compare et relativise[27]. Il ne cherchera plus à s’approprier trop vite les faits passés et sera scrupuleux quant à leur établissement, mais il saura également toujours s’approcher assez pour les créditer d’avoir été vraiment et sincèrement vécus.
Le meilleur témoignage est donc fidèle, et fidèlement soumis à ce dont il témoigne. Mais la vraie fidélité comprend la rupture, la distance soudaine, et l’obligation de réinterpréter ce dont on témoigne. Le bon témoin est troublé dans son témoignage par cette hésitation entre la distance et la proximité, qui caractérise celui qui, parce qu’il a rompu, découvre une autre fidélité.
Pluralité historique et cohérence des témoignages
La seconde oscillation spécifique à la situation historique du témoignage nous conduira plus loin encore dans ce rapport très particulier qu’il entretient avec la vérité. Car le faux témoignage est indissociable du vrai et l’accompagnera jusqu’au bout, sans qu’il y ait de critère définitif pour les discerner. On l’a vu en effet, ni l’«exclusivité» de la bonne information, ni le sentiment de «sincérité» ne sont des critères suffisants. Quel est donc ce rapport du témoignage à la vérité historique?
D’une part la pluralité ne lui est pas un accident extérieur, mais le déploiement d’une structure intérieure qui fait littéralement exploser sa conviction vers celle des autres; d’autre part le témoignage structure une responsabilité, c’est-à-dire une cohérence interne à chaque existence, qui limite de l’intérieur sa tentation relativiste. Nous avons là les indices qui désignent conjointement la véracité pragmatique du témoignage: l’acceptation de la pluralité des témoignages, équilibrée par la fermeté et la cohérence avec laquelle le témoin atteste sa part de vérité, et qui n’est pas seulement la cohérence de son discours, mais la cohérence de sa vie entière, de son mode d’être le plus propre. Cette structure du témoignage, entre pluralisme et cohérence, bouscule l’opposition massive entre la conviction engagée et la tolérance indifférente. Au contraire, pour Bayle, l’un est indissociable de l’autre[28].
En effet, il y a dans l’idée de témoignage l’acceptation implicite de la pluralité des témoignages. Car le témoignage n’a pas la certitude du cogito cartésien, qui est immédiate et se pose elle-même: le témoignage se rapporte à autre chose. Il n’est pas non plus de l’ordre du savoir scientifique, au sens des sciences exactes, car il se rapporte à une vérité que le témoin ne maîtrise pas, à une expérience qui n’est pas répétable ou reproductible à volonté. Mais il n’est pas exclusif d’un certain mode «véritatif». Au contraire, il suppose une procédure de vérification spécifique : la multiplicité des témoignages; non pas leur multiplication numérique, quantitative, mais leur pluralité, et le plus souvent leur conflit même, leur différend[29]. C’est la pluralité qualitative des témoignages, des points de vue, la pluralité des manières de raconter, des styles d’attestations, qui permet cette vérification par recoupement propre à la «vérification» des témoignages. Que vaudrait un témoin qui nierait toute valeur à tout autre témoignage que le sien?
Cette distance maintenue avec ce à quoi le témoignage se réfère, et qui est toujours tellement plus vaste, ou plus singulier, que chacun des témoignages rendus, fait place à la pluralité et au conflit. Et cela n’est pas sans entraîner une organisation très particulière du rapport à la vérité historique: il y a entre les témoins, entre les sujets de cette «république» des textes, une isonomie, une équité de principe, une équidistance à la vérité. Chacun a le même droit à faire valoir son témoignage, qui sera d’autant plus valable (dans la «pesée» où il faudra qu’à lui seul il en balance beaucoup d’autres) qu’il exprimera un point de vue jusque-là inexprimé, un argument inédit, une conviction au-dessus de tout soupçon.
Car justement, et c’est l’autre trait du témoignage authentique, ce dernier exige la cohérence interne avec laquelle on soutient son point de vue dans le conflit, on en répond, on en porte au sens propre la «responsabilité». Lorsque Bayle, dans le cas de bien des articles du Dictionnaire, s’attache à montrer comment on peut être «manichéen», «paulicien», «nestorien», etc., dans une suite d’objections et de réponses, il déploie et reconstitue une non-contradiction, une cohésion argumentative qui est un plaidoyer pour l’identité argumentative des êtres considérés: on peut comprendre leur cohérence parce qu’on peut expliquer (en réexaminant soigneusement les traces qu’ils ont laissées) cela même qui nous semblait incompréhensible.
Cette cohérence toutefois n’est pas uniquement celle de la non-contradiction argumentative de son discours: c’est aussi la non-contradiction performative par laquelle une vie, loin de contredire le témoignage affiché, en atteste la cohérence comme sa probité, son mode d’être le plus propre. Cette cohérence d’une vie, dans cela même qu’elle a d’hétéroclite, est celle d’un point de vue narratif: «David», «Job», mais aussi «Michel de l’Hospital» ou «La Mothe le Vayer» sont «quelqu’un qui et qui…»; et Bayle s’attache aux traits les moins concordants de cette identité narrative. En rapportant les moindres traits à l’unité, même intrigante et problématique, d’un point de vue narratif dont on peut biographiquement montrer la plausibilité, on donne ainsi corps à son témoignage, au passé dont on parle[30].
Je l’ai dit, le Dictionnaire représente ainsi l’expérimentation du pluralisme comme configuration d’écriture; et cette configuration n’a pas eu de postérité à la hauteur des possibilités qu’elle ouvrait pour l’histoire. Ce dont il s’agit, c’est bien d’une nouvelle forme d’histoire qui fasse crédit à la diversité et à l’hétérogénéité des «récits», avec ce geste de remettre les textes ou les discours dans leurs contextes, objectifs ou subjectifs, tout en rapportant ces contextes aux pratiques et aux points de vue sous lesquels ils sont pertinents. D’où la pluralisation des points de vue: rapporter chaque fait, chaque signification, chaque «fait de valeur» historique à son «histoire», à sa narration, à son langage. L’œuvre historique et critique consiste ainsi à construire une mise en scène, un dialogue des points de vue narratifs, une sorte d’intrigue qui pluralise les points de vue énonciatifs; d’où la forme du Dictionnaire, avec ses articles, ses références marginales vérifiées et discutées, ses interminables remarques de bas de page qui tiennent toute la page et ne se soucient même pas les unes des autres. Mais cette mise en scène n’est pas une mise en présence où l’on en viendrait, après quelques péripéties, à réconcilier tous les points de vue ou à trouver le point de vue d’où tout serait jugeable. C’est plutôt une mise en absence, avec des textes, des témoignages, des récits, des arguments, des plaintes et des accusations qui ne se répondent pas; on y a affaire à des fragments de langages, des bouts de discours et d’argumentation, jetés pêle-mêle, même s’ils sont contradictoires et incommensurables.
Ce que l’on éprouve au plus haut point, dans cette lecture du grand livre de Bayle, c’est conjointement cette pluralisation des points de vue énonciatifs et narratifs, cette pluralité irréductible des temporalités, et le sentiment que chacun d’eux a pu être vécu dans sa tentative de cohérence et de véracité.
Une vivacité historique inoubliable
Le Dictionnaire se présente ainsi à lui seul comme une bibliothèque fragmentée et lacunaire[31], un carrousel de références autour d’un «livre absent», qui serait une sorte de bible, de livre de tous les livres. Les lecteurs rescapés de la lecture de ces fragments incommensurables et placés à même le texte, ayant traversé le texte, se retrouvent ensemble dans un monde ou cohabitent des figures et des discours que l’on considérait jusque-là comme incompatibles. Dans le chaos narratif des témoignages et des justifications, il semble s’être agi pour Bayle de former un «récit» assez vaste et dispersé pour rapporter la pluralité des voix, une intrigue assez polycentrique pour porter en elle la pluralité des points de vue, non seulement en prêtant la voix à ce qui a été une fois dit, mais en plaidant pour ce qui aurait pu être dit et qui n’aurait de toutes façons pas été entendu par les autres.
En prêtant ainsi la voix aux absents, aux plus faibles, aux plus petites hérésies qui de leur point de vue étaient des orthodoxies, aux égarés de l’histoire, Bayle rappelle des dettes enfouies. Dette envers des promesses de vies possibles et heureuses, et écrasées sans jamais avoir pu s’accomplir, ou peut-être même des bonheurs bafoués et brisés pour n’avoir jamais été reconnus et partagés. Dettes aussi bien sûr envers des souffrances passées, envers les victimes non seulement des violences reconnues mais des erreurs jamais relevées. C’est ici probablement l’un des points de la vivacité inoubliable de l’écriture historiographique de Bayle. On l’entend consonner dans le même intervalle que cette Thèse III «Sur le concept d’histoire» de Walter Benjamin: «Le chroniqueur qui narre les événements sans jamais vouloir distinguer les petits des grands tient compte de cette vérité majeure que rien qui jamais se sera produit ne devra être perdu pour l’histoire. Il est vrai que la possession intégrale du passé est réservée à une humanité restituée et sauve. Seule cette humanité rétablie pourra évoquer n’importe quel instant de son passé. Tout instant vécu lui sera présent en une citation à l’ordre du jour — jour qui n’est autre que le jour du Jugement dernier[32]». Le même intervalle entre le souci égal des plus «petits» événements, la perspective d’une restitution de «tous» les temps au dernier jour, mais aussi l’ajournement de ce Jugement et l’obligation faite aux humains, «en attendant», de trouver un modus vivendi dans l’insurmontable conflit des histoires.
Il s’agirait donc d’abord de rappeler toutes ces choses passées et perdues, de relever les moindres erreurs et mensonges, d’énoncer les violences omises par l’histoire des vainqueurs et de réparer ce qui a été brisé. Il s’agirait de revenir au passé, non pour le commémorer comme ce qui «nous» prépare comme des œufs préparent une omelette, mais pour faire cesser cette occultation des conflits passés[33], ranimer ce qui dans le passé était possible et promis[34], et transformer ainsi l’irréversible par d’autres bifurcations[35]. Il s’agirait de sauver de l’oubli l’histoire des vaincus, et par là de rouvrir le présent à d’autres possibles, des possibles enfouis, et d’autres avenirs que celui de la répétition. Si l’historien «anamnète» a le pouvoir de «modifier» le passé, c’est-à-dire d’y montrer d’autres réalités que celles justifiées par le présent, d’autres possibles que ceux utilisés par le présent, alors rien de ce qui dans l’histoire des hommes est irréparable n’est dans l’avenir inévitable. Il n’est plus si futile de dire: «plus jamais ça». Toutefois le jugement ne nous appartient pas, et Bayle est à l’opposé de la croyance en une histoire rédemptrice qui serait un possible rappel de tout, où tous les récits et témoins concorderaient parce qu’il n’y aurait plus de lacunes, de blancs, de silences irrémédiables, et qui pourrait tout sauver parce qu’elle n’oublierait rien. Effrayante histoire qui s’égalerait elle-même à un Etat ou à une Eglise devenus prétendument universels, qui comprendrait mais aussi qui justifierait tout! La possibilité de briser l’oubli ne suppose-t-elle pas l’obligation de faire face à l’irréparable, de consentir à la perte? De consentir, en attendant un jugement sur le fond, à renoncer à ce que chaque mémoire, chaque histoire, comporte d’unilatérale, d’exclusive des autres, d’engoncée dans le conflit qui lui donne sa place au monde. Non pour surmonter ce conflit, mais pour le reconnaître enfin pleinement.
En formant ce récit polycentrique et fragmenté, il s’agirait donc en second lieu pour Bayle d’amener les mémoires les plus irréconciliables au point où elles doivent composer, cohabiter dans le même monde. Au moins déjà dans le même monde du lecteur. Et de même que le canon biblique a pu placer ensemble, canoniser, c’est-à-dire faire entrer dans la même «boîte noire», des versions[36] au départ incompatibles, comme pour obliger la communauté déchirée à habiter un espace commun, le Dictionnaire historique et critique n’a peut-être représenté cette «bible» des Lumières que parce qu’il a mis ensemble des propos ordinairement incompatibles et ouvert ainsi un autre espace de vie, plus dense que l’espace jusque-là «normal». Le Dictionnaire tisse un compromis au sens où il construit un mixte entre plusieurs langages, plusieurs univers de justification, et les oblige à cohabiter. C’est d’ailleurs la raison non seulement de son fatras, mais de sa fragilité comme discours: il conjugue des discours hétérogènes, il accepte le différend. Il part de l’écart entre deux récits, comme s’il n’y avait pas de langage acceptable pour tous, et plaçant le différend à même le texte, il propose un acte historique de véracité qui rend possible le remembrement de la mémoire et du tissu des sociétés.
Le paradoxe ici, pour qui sait combien Bayle et Leibniz se sont heurtés sur la question du mal et de la théodicée, c’est de les sentir tous deux animés de la même passion pour rendre «compossible» dans le même monde ce que l’on croyait exclusif[37]. En tissant une intrigue invisible, une enquête sur la trace des seules erreurs, en mettant en page des histoires incommensurables, Bayle les oblige à cohabiter dans un monde plus compliqué, plus dense[38]. La seule, mais décisive différence, c’est que Bayle renonce à postuler un point de vue optimiste et «divin» qui serait celui de la synthèse; il ne veut que nous apprendre à vivre ensemble dans le différend. C’est une assez belle définition de l’histoire.
Olivier Abel
Publié dans Pierre Bayle, citoyen du monde
sld H.Bost et P.de Robert,
Paris: H.Champion, 1999, p.343-362.
Notes :
[2] Walter Benjamin s’insurge contre ces maîtres de l’histoire que sont les vainqueurs: «ceux qui, à un moment donné, détiennent le pouvoir sont les héritiers de tous ceux qui, quand que ce soit, ont cueilli la victoire. L’historien, s’identifiant au vainqueur, servira donc irrémédiablement les détenteurs du pouvoir actuel […]. Quiconque, jusqu’à ce jour aura remporté la victoire fera partie du grand cortège triomphal qui passe au-dessus de ceux qui jonchent le sol» (thèse VII, «Sur le concept d’histoire», in: Ecrits français, Paris: Gallimard, 1991, p. 343).
[3] Parlant de ceux qui lisent Reinesius: ils «n’ont pas lu quelques pages de ses Ecrits qu’ils le mettent hors du rang de ces Humanistes qui n’ont que de la mémoire, et qu’ils le placent parmi ces Critiques qui vont au-delà de leur lecture et qui savent plus de choses que les livres ne leur en ont enseignées […]. Ils éclaircissent par ce moyen les lieux les plus sombres de l’Erudition et ils étendent les bornes de la science de l’Antiquité»: «Reinesius», cité par E. Labrousse, Pierre Bayle, t. 2: Hétérodoxie et rigorisme, La Haye: Nijhoff, 1964 (Paris: Albin Michel, 19962), p. 7.
[4] On le verra, Bayle proteste contre l’exclusivisme cartésien des vérités mathématiques, et soutient «que les vérités historiques peuvent être poussées à un degré de certitude plus indubitable» (DHC2, Projet p. 1216), même si l’on considère «ces deux sortes de vérités selon le genre de certitude qui leur est propre».
[5] «Vous serez sans doute surpris de la résolution que je viens de prendre. Je me suis mis en tête de compiler le plus gros Recueil qu’il me sera possible des Fautes qui se rencontrent dans les Dictionnaires […]. c’est vouloir nettoyer les écuries d’Augias» (DHC2, p. 1209: Projet d’un Dictionnaire Critique).
[6] Quelle est l’occupation de Jupiter? Esope répond: «il abaisse les choses hautes et élève les choses basses»; Bayle commente: «on ne peut douter que cette réponse ne soit l’Abrégé de l’Histoire humaine» («Esope», I).
[7] Projet d’un Dictionnaire Critique, DHC2, p. 1217.
[8] C’est un problème quasi kantien: qu’est-ce qui a rendu compatible cette rigueur et cet humour? Qu’est-ce qui fait «passer» le lecteur de la critique à l’éthique et l’inverse?
[9] A peu près aussi ruineuse pour l’argumentation que la réponse à celui qui rapporte à son propriétaire un chaudron troué: que le chaudron qu’il rapporte n’a pas de trou, que d’ailleurs on le lui avait prêté déjà troué, et que de toutes façons on ne lui a jamais prêté de chaudron. On reconnaît, dans cette fameuse histoire, quelque chose du style inimitable de Bayle mêlant avec un humour à la limite de l’absurde des arguments hétéroclites!
[10] On pourrait lire ce passage comme un préfiguration de l’opposition rousseauiste entre les progrès techniques et la stagnation morale de l’humanité. Mais il est plus plausible d’y lire la reconnaissance par Bayle de plusieurs temporalités qui s’embrouillent les unes les autres sans que l’une puisse prendre le pas sur les autres. En ce sens, il est très éloigné des Lumières, de cette tendance à revenir à une origine et à penser un progrès, sinon une évolution, une histoire naturelle. Ni l’humanité, ni aucune société n’avance ni ne recule à tous égards. Et quoi qu’en veuille les Etats et les Eglises il n’y a pas de synthèse possible du «sens» de l’histoire. Avant le superbe mot d’ordre lancé par Ricœur dans «Le christianisme et le sens de l’histoire» (Histoire et Vérité, Paris: Seuil, 1964, p. 97), Bayle avait pratiqué ce: «compliquons, compliquons tout!»
[11] Quand la critique, ôtant une à une les pelures des préjugés pour revenir au noyau même, s’aperçoit qu’il n’y a pas de fin à cette déconstruction, ou peut-être pire, qu’il n’y a pas de noyau et que le centre est vide, elle peut y sauter pour aller se dissoudre dans cette écriture absente, dans cette grâce, dans cet Absent; elle peut aussi se retourner et se mettre à reconstruire, à édifier une morale, une religion ou une cité de rescapés, tenant leur vie de cette crise et de cette transformation même. Cette brève et laconique histoire de l’esprit protestant, dont Bayle, Rousseau et Kant seraient des témoins, correspondrait assez bien à l’inversion de sens qui traverse les diverses postures de l’histoire décrites par Nietzsche dans la Deuxième considération inactuelle (monumentale, antiquaire et critique) et que l’on retrouve dans «les trois métamorphoses» qui inaugurent son Zarathoustra.
[12] Quand on pèse ainsi les suffrages au lieu de les compter, on s’aperçoit que l’extension d’un consensus ou l’antiquité d’une opinion ne prouvent en rien leur vérité (PDC1 p.36–38 et 133–136). On retrouve ici, derrière le cartésianisme, la tradition calviniste d’examen critique de la tradition.
[13] Op. cit., p.14.
[14] Ce qui déjà est un passage à la limite du geste de la Re-naissance ou de la Ré-forme, qui revient à l’origine comme à la Vérité. Car ce n’est pas seulement dire il y a aussi un commencement de l’erreur, mais: nous ne savons pas toujours ce qu’il y avait avant l’erreur, et parfois (or le trouble ainsi jeté est suffisant) «au commencement était l’erreur».
[15] Disproportion explicitement pensée par Descartes comme l’occasion de nos erreurs.
[16] DHC2 1217, Projet.
[17] Au sens où la conscience est «devant Dieu», appartenant à Dieu seul.
[18] Bayle est ici proche des jansénistes de Port-Royal et de La Rochefoucauld, dont la morale a souvent beucoup d’affinité avec la sienne.
[19] E. Labrousse, op.cit., p. 26.
[20] DHC1 Préface, p. 1.
[21] M. Halbwachs, La topographie des évangiles en terre sainte. Etude de mémoire collective, Paris: PUF, 1971 (19411), cité par Alban Bensa dans J. Revel (dir.), Jeux d’échelles, La micro-analyse à l’expérience, Paris: Gallimard/Seuil, 1996, p. 40. On retrouve dans le même ouvrage, p. 78, sous la plume de Bernard Lepetit, une question similaire avec la méthode employée au milieu du xixe siècle par F. Le Play dans son étude des milieux ouvriers: il tirait d’une micro-étude très soigneuse de quelques familles un certain nombre de propositions générales, qu’il soumettait à des «experts», notables locaux (maires, notaires, instituteurs, médecins), qui avaient la double caractéristique d’appartenance et de distance, d’appartenir à la fois au milieu humain étudié et au milieu social de l’observateur savant. Mais, comme l’observe Lepetit, «qui jouera entre le meunier hérétique du xvie siècle et l’historien d’aujourd’hui le rôle de l’expert?» Où prendre le témoin juste, représentatif? Et les structures les plus significatives d’une culture ne résident-elles pas «dans la manière dont elle n’est pas partagée» (F. Barth, cité p. 145)?
[22] Mais obsédé par les chaînons manquants et réglant sa méthode sur le principe qu’il ne faut «rien omettre» (Règles pour la direction de l’esprit, n° VII), comme le conseillera également M. Mauss (Manuel d’ethnographie, Paris: Payot, 1947, p. 5).
[23] «Il n’y a qu’à consulter les Annales du monde sans préoccupation pour se convaincre de ce que je dis» (PDC2, p. 313): qu’il n’y a pas davantage de malheurs ou de catastrophes dans les périodes qui suivent les comètes. Sinon, «on prouverait tout aussitôt que la sortie d’un homme hors de sa maison est la cause pourquoi tant de gens ont passé dans la rue toute la journée» (PDC2, p. 312). De toute façon, «il est ridicule de chercher les causes de ce qui n’est point» (PDC1, p. 137–139).
[24] Sorte de non-vérités ou de non-êtres qui s’avèrent d’une redoutable et tenace factualité historique, formant souvent bien davantage rhizome et système que la vérité.
[25] Car comment nommer, identifier, ce qui est aboli, qui n’est plus, qui fut et donc qui est autre que nous, sinon par des identités-nominations qui restent équivoques, réinterprétables?
[26] CP, p. 421a.
[27] On ne peut cacher ici la référence de ces réflexions à ce que Ricœur propose, faisant de l’histoire une intersujectivité indirecte (l’autre ne répond pas, je dois déchiffrer sa réponse sur des traces que j’interroge) mais où je peux à la fois adopter et neutraliser les croyances des humains que j’étudie (Histoire et Vérité, op. cit., p. 34-40).
[28] C’est ce que j’ai cherché à montrer dans mon étude sur le Commentaire Philosophique: «De l’obligation de croire», Etudes Théologiques et Religieuses, 61 (1986), p. 35-49, puis dans «La condition pluraliste de l’homme moderne», Esprit, 1996/7.
[29] Le différend n’est pas un hasard malheureux mais un trait constitutif de l’histoire, de l’historicité; et non pas seulement de l’écriture historique, mais de la condition historique. Comme l’écrit Sabina Loriga dans une belle étude sur «La biographie comme problème», il faut concevoir «le singulier comme un élément de tension: l’individu n’a pas pour mission de révéler l’essence de l’humanité; au contraire il doit rester particulier et morcelé. Ce n’est qu’ainsi, à travers différents mouvements individuels, que l’on peut briser les homogénéités apparentes (par exemple l’institution, la communauté, ou le groupe social) et révéler les conflits qui ont présidé à la formation et à l’édification des pratiques culturelles: je pense aux inerties et à l’inefficacité normatives, mais aussi aux incohérences qui existent parmi les différentes normes, et à la façon dont les individus, qu’ils “fassent” ou non l’histoire, façonnent et modifient les rapports de pouvoir» (Jeux d’échelles, op. cit., p. 231).
[30] Il n’y a pas d’histoire sans pluralité spatio-temporelle de points de vue, et la pluralité des sujets est la condition de leur temporalité, de leur historicité. Inversement d’ailleurs la temporalité du sujet est la condition de la pluralité des ego (le temps en moi fait de la place pour autre que moi et pour moi-même comme un autre). Et s’il y a narration, comme Ricœur le montre dans Temps et Récit, c’est précisément parce que le sujet doit se rassembler contre sa disperson temporelle, sa non-coïncidence avec lui-même, le fait que son identité ne soit pas identique à elle-même mais sans cesse réinterprétée à travers ses propres variations.
[31] Les entrées du Dictionnaire sont déconcertantes, par l’importance qu’il accorde à des personnages ou à des doctrines très secondaires, et l’absence de beaucoup d’autres plus importants: c’est que Bayle ne voulait que montrer l’incomplétude des autres Dictionnaires ou Histoires!
[32] J.-M. Ferry, dans L’éthique reconstructive, Paris: Cerf, 1996, p. 37, joint aussi l’expérience de l’irréparable et l’«appel à la force anamnésique des générations vivantes […] la seule forme de sotériologie qui nous reste».
[33] Occultation sur laquelle aucun modus vivendi dans les conflits actuels ne peut installer.
[34] «On peut parfois aller au-delà des faits achevés (la face explorée, consommée, du destin historique) et s’interroger sur ce qui a été possible ou, pour le moins, sur la tension entre ce qui est resté et ce qui a été imaginé» (Jeux d’échelle, p. 228-231). Evoquant la comparaison par Roland Barthes du discours historique et du discours psychotique (tous deux oublient les négations), Sabina Loriga propose ainsi de résister à la positive «platitude de la loi qui veut que seul ce qui s’est passé ait eu effectivement lieu, restituant ainsi au passé» l’incertitude qui était la sienne quant à l’avenir, ce poids d’imprévisibilité qui explique tant les attitudes des sujets de la micro-histoire.
[35] On l’a vu, le sujet historique, dans ses actions, doit déjà traiter et composer avec les conflits où il est pris, et avec l’imprévisible qu’il cherche à contenir le plus possible mais dans les limites de sa liberté. Toutefois l’historien qui cherche à comprendre la gamme entière des postures que ce sujet peut adopter doit aussi tenir compte du fait que ce dernier doit traiter avec l’irréversible, auquel il n’est pas d’avance aussi résigné que l’historien pourrait le croire.
[36] Des versions: des régimes d’historicité, de légitimité, d’identité, de langage, de temporalité, et donc des anthropo-théologies incompatibles.
[37] La fameuse bataille de Seneffe, où Condé fut vainqueur de Guillaume d’Orange, si souvent citée par Bayle, est l’exemple de ces tentatives désespérée des humains pour vivre dans le même monde, où la victoire des uns serait bien la défaite des autres. Mais justement l’histoire est faite autrement, et le différend où chaque camp se voit vainqueur, et où le malheur pourtant commun n’est même pas vu au même endroit, est une condition historique que l’historien doit traiter avec égard, s’il ne veut pas enfourcher l’histoire des vainqueurs.
[38] Car le pur flottement des petites plaques d’historicité juxtaposées échoue à dire l’oublié de chacune; seule la tension poétique qui met ensemble ce qui ne va pas ensemble, qui éveille des correspondances inédites entre les temps du passé ou du présent, peut «rendre» l’inoubliable.