La laïcité est fragile, tant dans l’ambiguïté géniale de son concept et de l’histoire qui l’a mise en place, que par la force des processus de mondialisation et d’urbanisation à laquelle elle est soumise. Ses résultats ont peu à peu différé de ses intentions, et nous sommes écartelés entre des cultures où la religion n’est plus qu’un paravent identitaire, et des formes de foi religieuse déracinées de toute tradition et de toute culture. C’est pourquoi il est bon d’aller prendre appui sur les philosophes qui n’ont pas hésité à penser la part religieuse du politique, comme Rousseau, et des théologiens qui n’ont pas hésité à penser les responsabilités politiques de la religion, comme Karl Barth. C’est ainsi que la laïcité doit être replacée sous la sauvegarde commune de toutes les parties prenantes.
Pluralisme. Sécularisation. Comparaison Turquie-USA-France. Mondialisation. Urbanité. Ouverture-clôture. Religion civile. Eglise confessante. Passions démocratiques.
La question de la laïcité ne cesse de revenir. Nous devrions nous faire à l’idée que c’est normal, que nous devons nous installer durablement avec cette question, non en prétendant la résoudre, la dissoudre dans une solution enfin stabilisée, mais en acceptant de devoir « faire avec » l’embrouillamini de questions qu’elle désigne. La laïcité est d’ailleurs comme toutes les grandes inventions morales et politiques : elles doit être réitérée, réinventée, sinon à chaque génération, du moins assez régulièrement pour que le pacte en soit placé sous la commune sauvegarde. Dans le propos qui suit je me contenterai de quelques remarques. Les premières porteront sur la fragilité de la laïcité, sur les mutations qui déstabilisent la laïcité traditionnelle, si l’on peut me passer cette expression. Les secondes porteront des deux côtés de la liaison du théologico-politique, pour tenter de penser quelques-unes des conditions politiques mais aussi théologiques de la laïcité, et de redisposer les cartes sur la table.
Fragilité de la laïcité
Je voudrais partir du sentiment d’une fragilité de la laïcité, et du sentiment que cette insécurité réside déjà dans le mot. Car la laïcité est équivoque, et chacun peut lui donner le sens qu’il lui préfère. Il est donc nécessaire d’ouvrir le débat à l’amplitude entière des significations possibles du terme (même s’il s’agit ensuite de donner une certaine régulation à l’espace de ce débat). En effet, je suis frappé que souvent, parlant de laïcité, personne ne parle vraiment de la même chose, ni dans le même langage ni avec le même vécu, et que les adversaires s’opposent en répondant à des questions différentes. C’est pourquoi, avant d’entrer en matière, il est bon de placer nos voix comme ne prétendant pas maîtriser la question mais faire cercle autour d’elle. C’est justement parce qu’elle est vulnérable que la laïcité doit être placée sous la sauvegarde de tous, conjointement, sous notre commune responsabilité, parce qu’elle est encore sans doute pour longtemps une indépassable condition de l’existence sociale aujourd’hui.
Histoires croisées de la laïcisation et de la sécularisation
Or ce geste même, dans sa pragmatique, me semble donner à penser et à dire beaucoup de choses sur ce qu’a été et ce qu’est la laïcité. Elle tient à la prise en compte fondamentale, dans les présupposés de notre constitution politique comme dans la radicalité de nos convictions, de la condition pluraliste des sociétés modernes. Une société pluraliste, c’est d’abord une société qui est sortie des guerres de religion. Non pas sortie par en haut, avec la condescendance éclairée de ceux qui refusent de se battre pour des chiffons obscurantistes, mais sortie par en bas, avec l’humilité de ceux qui savent qu’il n’y a pas d’issue aux ténèbres et que les guerres de religion ne sont jamais très loin. C’est donc une société qui a accepté, non pas seulement comme un renoncement, une résignation, mais comme une approbation, que le fait religieux, à l’échelle de l’humanité, ne se présente pas de manière unifiée. Il en est des religions comme des langues : il n’y a pas plus de religion universelle qu’il n’y a de langue universelle, et il n’y a pas d’ « espéranto » de la religion. Or ce défaut d’universalité ou d’unification religieuse n’est pas seulement un fait : avec la laïcité il devient une valeur. Pour cela, il a fallu renoncer à ce mythe double que si nous avions tous le même Dieu nous serions enfin réconciliés, ou (mais c’est au fond la même idée) que si enfin nous étions complètement débarrassés des Dieux nous serions réconciliés.
Un tel renoncement, tant de la part de chacune des religions que de la part des diverses formes d’anti-religion, a été difficilement obtenu, au travers de conflits dont on a peu à peu découvert qu’ils étaient insolubles. Il a fallu pour cela sortir de la puérilité de ce mythe double, de croire à la possibilité de débarrasser le politique de toute conflictualité. Pour le dire autrement, en acceptant le caractère indépassable du conflit, la laïcité a défini un principe d’équité entre les confessions religieuses (au sens large), qui consiste à ce qu’elles renoncent ensemble et simultanément à la prétention hégémonique, à la prétention chacune à être l’unique pilier du Vrai ou du Juste. Ce qui fait la solidité de la structure laïque, c’est comme ce qui fait la solidité d’une voûte, pour reprendre une image de Bayle : le poids, la pression réciproque exercée par la pluralité des traditions, des confessions. Si ces confessions étaient sans force, sans véhémence, sans sincérité, la voûte de la société laïque ne tiendrait pas. C’est ce qu’on a souvent oublié, et c’est peut-être justement ce qui fait la fragilité de la laïcité aujourd’hui, la fragilité de la modernité. Et puis il faut noter que les religions ont été plus loin dans le pluralisme que le monde politique et économique. On a cru en effet pouvoir établir un pluralisme religieux, mais sans penser jusqu’au bout le pluralisme politique et économique, qui en aurait été pourtant le complément indispensable.
La laïcité est donc fragile parce qu’elle est elle-même depuis le début une équation, un compromis qui installe durablement une ambiguïté de lecture, un conflit d’interprétation. On peut même parler d’un paradoxe de la laïcité, dans la mesure où elle représente à la fois un cadre juridique neutre pour la diversité des traditions placées autour d’un vide central, et un puissant mouvement de pensée d’ailleurs lui-même pluriel, et constituant l’une de ces traditions — une tradition qui se doit d’être exemplaire, dans sa façon de plaider la pluralité des convictions. Ce qui serait inacceptable, ce serait une tradition de pensée qui prétendrait avec véhémence être garante à elle seule du « vide central », et qui aurait ainsi le beurre et l’argent du beurre. Or c’est ici sans doute le point délicat : les confessions ont été désacralisées en perdant leurs prétentions absolutistes et exclusives, mais la religiosité humaine ayant besoin d’absolu la laïcité elle-même tend à devenir la religion de l’Etat, la religion civile, l’appareil idéologique chargé de dire la vérité absolue. La religion laïque entre ainsi en conflit avec la constitution laïque : la première voudrait que la souveraine laïcité ait une autorité sacrée au-dessus de tous les partis ; la seconde voudrait que l’on n’ait pas besoin de sacraliser la neutralité juridique qu’elle défend.
C’est précisément cette tension et cette ambiguïté qui fait le problème de la laïcité, et qui en a fait le génie. Car les réalisations historiques de la laïcité ont été des compromis complexes et délicats entre un principe républicain, qui préfère mettre en avant le mot « laïcité », et exige de laisser la religion au vestiaire en entrant dans l’espace public, et un principe démocratique, qui préfère mettre en avant le mot « sécularisation », et exige de laisser faire le jeu des processus socioculturels de privatisation, de subjectivisation et de pluralisation des croyances. Il serait donc utile, pour comprendre où l’on en est, de retracer à grands traits l’histoire de ce paradoxe ou de ce compromis, de façon à mesurer les déplacements de problématiques et peut-être les malentendus. Si l’on examine les exemples historiques de laïcisations et de sécularisations, d’ailleurs assez différents selon que ces processus se sont fait jour dans des sociétés plutôt catholiques ou plutôt protestantes, plutôt nordiques ou plutôt latines, on constate qu’elles sont aussi disparates que l’ont été les Lumières, l’Aufklärung ou l’Enlightenment, mais aussi les divers Romantismes, nationalismes, etc. Et que ce disparate tient à la différence de traitement de la pluralité religieuse, mais aussi du droit de quitter une religion ou de se convertir.
En comparant des pays comme la Turquie ou comme les USA, on voit me semble-t-il qu’on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable laïcisation républicaine si on ne laisse pas faire une certaine sécularisation, subjectivisation et libéralisation religieuse. C’est ce qui s’est passé en Turquie : la laïcité y est peut-être d’autant plus affichée qu’elle est très incertaine dans une société (qui se croit) mono-religieuse — il faut savoir que la laïcité turque incarcère les citoyens dans une identité religieuse, et voit d’un très mauvais œil les conversions. Or on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable laïcité institutionnelle, qui protège équitablement les droits civils, et notamment ceux des minorités contre la majorité, sans accepter le libéralisme d’un minimum de sécularisation démocratique, et sans cesser de faire de la confession majoritaire une sorte d’appareil idéologique d’Etat. Faute de quoi cet appareil peut échapper à l’Etat, car on ne peut jamais entièrement instrumentaliser sans risque la religion. Dans le cas des USA, on observe un peu l’inverse : le droit de conversion est très établi, tellement même qu’on a le sentiment que c’est une société de grande permissivité religieuse. Mais la tolérance n’est pas tout, et l’on ne peut pas aller très loin dans le sens d’une véritable sécularisation si on n’établit pas les cadres d’une séparation laïque qui empêche la surenchère religieuse de trop peser sur l’esprit des lois. Une sorte de religion civile, sécularisée dans des bouts de messianismes qui ont rompu les amarres avec les églises, risque sinon d’envahir la vie politique de façon dangereuse, jusqu’à vouloir faire la loi (voir le livre de Sébastien Fath, Dieu bénisse l’Amérique, Paris, Seuil, 2004).
En France, la laïcité est fragile pour un motif encore un peu différent, c’est qu’elle est un pays catholique qui s’ignore. Il faut probablement être juif, musulman ou protestant, ou simplement un peu étranger, d’une façon ou d’une autre, pour le sentir ; non pas forcément comme une oppression, mais comme une curiosité, une perpétuelle surprise. La France est un pays « catholique », bien plus par son anti-catholicisme que par son catholicisme réel, qui est plus vivant et subtil. La société française, les mentalités françaises, ont épousé en creux la forme de cette substance dont elles se sont vidées, qu’elles ont caricaturée et refoulée dans l’immémorial. Je ne parle pas des messes officielles auxquelles le pays entier communie à l’occasion des malheurs nationaux. Je parle ici de cette France profonde dont le catholicisme est le cher vieil ennemi, l’adversaire intime qui toujours éclipse tout autre. La République jacobine a pris la forme moniste de la monarchie absolue et communie dans l’unité indivisible du corps politique — on a simplement remplacé le mythe de l’unification nationale sous un seul culte par celui de l’unification sous l’idée qu’il n’y a pas de Dieu, sans voir que c’est cette unanimité même qui est à la fois religieuse et puérile ! Je parle aussi de cette « société de cour », et de la forme prise en France par le libertinage. Des chanteurs les plus anarchistes à la télévision la plus commerciale et aux philosophes les plus appréciés, il est de bon ton en France de se moquer un brin des règles et des institutions. Un petit grain d’immoralité se porte à la boutonnière, et l’on considère comme délicieux l’art de transgresser les lois, mais sans trop les abîmer. On le fait d’autant plus tranquillement que l’on aime au fond la Loi, que l’on veut des normes fortes, et que l’on s’effraye des vides juridiques. Il faut à nos libertins de salon un État fort ou un Père tutélaire, qui rappelle la norme, quitte à ce que les pratiques réelles méandrent bien loin de tout cela. Pire : il existe en France, même si très marginalement et inconscient de lui-même, un post-catholicisme antidémocratique, d’autant plus fanatique souvent que résolument athée, et dont l’une de meilleures figures historiques est celle de Charles Maurras. Aujourd’hui les athées de ce « catholicisme » intégriste se recrutent bien autant chez des ultra-révolutionnaires de type maoïste, vitupérant la démocratie et son mol humanisme. Certes ce post-catholicisme anti-moderne est marginal, mais il arrive qu’il donne le ton. Et pour celui qui a une oreille avertie, cela arrive même assez souvent — mais je le redis : les premiers qui aient une véritable capacité critique à l’égard de cet anti-catholicisme utltra-catholique, ce sont les catholiques eux-mêmes, je veux dire ceux dont la foi est assez vivante et crédible pour ne pas se laisser figer, refouler et muséifier dans une culture « morte » ; et le récent discours de Benoît XVI aux Bernardins était une superbe charge contre cette réduction du catholicisme à une culture.
A l’abri d’une laïcité qui pourrait n’être bientôt plus que de façade, on trouve donc de plus en plus des religions purement identitaires, intégristes, réduites à leur apparat culturel, ou même à des bouts de religion sécularisés mais dépourvus de toute foi et de toute inquiétude théologique. Alors les français devront être catholiques, les turcs sunnites, les américains protestants, car ce serait le fond presque inconscient de leur culture, et ils en auraient besoin comme on a besoin d’un système immunitaire. Mais le plus grave est que nous sommes un peu partout désormais pris en cisaille entre ce Charybde et le Scylla de l’autre péril : à l’abri de la sécularisation, les religions se détachent de leur culture : elles se déterritorialisent, et deviennent l’objet de décisions subjectives qui rompent avec leur tradition, et qui deviennent incultes — incultes de leur propre tradition religieuse. Cette rupture de la foi avec la culture, sur l’autre bord, n’est plus le lieu d’une dialectique tendue, mais d’un fondamentalisme sans racine, comme tombé du ciel.
Mondialisation, pluralisme et urbanité
Dans des contextes divers ainsi, on voit que le compromis historique et délicat établi par la laïcité et la sécularisation est déchiré. La mondialisation est passée par là, accélérant les échanges d’idées, d’images, mais aussi les déplacements de populations. Le monde s’est encore un peu plus décloisonné, et la France est désormais aussi un pays musulman, où il y a peut-être plus de musulmans pratiquants et vraiment croyants que dans nombre de terres d’islam traditionnel. Cela seul nous oblige à refaire le pacte pour que tous y puissent prendre part, à repenser une laïcité élargie, capable de faire place à ces brassages de populations sans obliger toutes les mémoires à communier dans nos ancêtres Clovis ou Henri IV. Mais la mondialisation, c’est aussi un formidable recloisonnement, et de nombreuses frontières nouvelles sont apparues, accompagnant le besoin d’identité, d’immunité, de communauté suscité par la généralisation même des échanges. A l’uniformisation technique répond la balkanisation ethnique. Au besoin d’échanger avec d’autres que soi répond le besoin d’avoir un soi, d’avoir des racines — fussent-elles électives.
Ainsi le cadre classique de la laïcité, l’Etat-Nation, est en train lentement d’exploser ou d’imploser, en tous cas de muter. Et si la laïcité a pu, à l’époque des nationalismes, définir à peu près une surface de légitimité en faisant tenir ensemble appartenance à une tradition nationale et modernisation rationnelle, ce n’est plus le cas : l’écart entre les deux exigences est actuellement trop grand. La « nation moderne » est un cadre trop vide pour l’identification et trop étroit pour la modernisation. C’est pourquoi la laïcité et la sécularité est partout en crise, prise entre ces deux exigences et ces deux demandes contradictoires.
Les uns sont surtout terrifiés par l’uniformisation culturelle mondiale qui avance comme un bulldozer, ils voudraient retrouver des racines, une mémoire et une histoire nationale ou culturelle fortes contre la mondialisation : ils insisteront plutôt sur la République entendue dès lors comme une identité au-dessus des factions, et marqueront une grande méfiance à l’égard de la juxtaposition post-moderne de petites plaques de communautés-réseaux. Les autres sont surtout terrifiés par la balkanisation nationaliste ou religieuse qui fait partout surgir les barbelés des cicatrices frontalières ; il se méfient des régimes autoritaires et isolationnistes qui abritent les nouvelles formes de mafia, et ils voudraient plutôt élargir la démocratie internationale, le jeu des droits de l’homme et la confiance faite à l’autonomie de la culture, de son pluralisme spontané. Les premiers voudraient un pacte politique dont la fondation serait pure de toute allégeance antérieure ou extérieure, une rupture fondatrice. Les seconds voudraient plutôt un Etat co-fondé, pluri-fondé sur la multiplicité même des allégeances, et du droit pour chacun de faire valoir cette pluri-appartenance.
Ou pour le raconter autrement, les anciens régimes (typiquement les régimes impériaux classiques) protégeaient la diversité des communautés mais en incarcérant les individus dans ces communautés. C’est un prix que nous ne pouvons plus payer, car les libertés individuelles nous sont trop précieuses. Dans l’effondrement de cet ancien régime, et sous l’idée de « libération nationale » a surgi la liberté laïque des individus-citoyens dans le cadre de l’État-Nation, mais cette fois dans la dénégation de toute appartenance à une culture, ou une tradition particulière, or nous ne pouvons plus nous permettre de supprimer à ce point tout ce qui faisait les « corps intermédiaires », les appartenances. Ce double mouvement est bien décrit par Michaël Walzer dans son beau Traité sur la tolérance (paru chez Gallimard en 1998): « Les deux projets de la politique moderne apparaissent ainsi entrer en compétition l’un avec l’autre : faut-il accorder la préférence à l’émancipation de l’individu ou à l’engagement collectif ? Il n’existe aucun argument décisif en faveur de l’une ou l’autre proposition. Les situations de tension doivent être traitées au cas par cas (…) La vieille conception de la différence, qui rattache les individus à leur collectivité autonome ou souveraine, se heurtera à la résistance des individus dissidents et ambivalents ; mais, à l’inverse, toute conception de la différence qui ne prenait en compte que les dissidents se heurtera aux hommes et femmes luttant encore pour s’approprier, mettre en pratique, élaborer, réviser et transmettre une tradition religieuse ou culturelle commune. » (p.126-133).
L’histoire même de nos villes correspond bien à ces deux mouvements. C’est que nos villes ne sont plus ce qu’elles étaient. Et si jadis la ville nous donnait le sentiment que nous pouvions laisser nos différences au vestiaire pour entrer dégagés dans l’espace public, et nous détacher des obligations communautaires du « terroir » pour nous perdre dans la grande et joyeuse liberté anonyme des villes il semble maintenant que la hantise de se dissoudre dans l’anonymat, d’être sans qualité et interchangeable, nous fait fuir l’anonymat et demander davantage d’identité, de sécurité, de familiarité, d’appartenance. On voudrait personnaliser les liens, rétablir une proximité possible, demander que soit pris en compte les attachements, refaire une sorte de village affinitaire, basé sur des liens électifs et des attachements choisis. Nous sommes au temps des gated communities, y compris dans la France des municipalités, bien plus communautariste de fait qu’elle ne le croit. Et les individus solitaires recherchent leur tribu, leur village, en oubliant les universaux urbains véhiculés par leur propre culture. Entre le melting-pot de la « cité séculière » que décrivait jadis Harvey Cox et les nouvelles gated communities des villes post-modernes, on mesure bien l’inversion du paradigme, ou du moins sa complication — car les deux processus sont sans doute entrelacés. En tous cas on peut dire que le problème de la laïcité est aussi un problème d’urbanité, c’est à dire de civilité capable de respecter l’équilibre entre le besoin d’émancipation et le besoin d’attachement.
Cette inversion de signe a enfin affecté l’idée même de laïcité. En 1905, en France, l’idée de République représentait les forces de l’ouverture et du progrès, et la tradition néo-kantienne jusque chez Auguste Sabatier et Bergson, opposait les religions closes aux religions ouvertes, les religions de l’autorité aux religions de l’esprit. C’est ce qui inspirait les penseurs de la loi de 1905 : des religions sorties de l’enfance, de l’imaginaire des punitions et des récompenses, des religions purement libérales et spirituelles. Les ritualismes superstitieux allaient disparaître en faveur de la vraie liberté de pensée, de partager ses pensées sans entrave — car pour Kant il n’y a pas de liberté de penser sans liberté de communiquer publiquement ses pensées. On mesure le résultat ! Cent ans plus tard, c’est la part la plus spirituelle, la plus libre, la plus communicable des religions qui s’évapore ; et il reste au contraire les obligations rituelles, les interdits alimentaires ou vestimentaires, les réflexes identitaires ou intégristes, bref tout ce qui devait disparaître. C’est là le noyau dur du « fait religieux », loin des nuées ennuyeuses et volatiles de l’herméneutique et des « défilés gris du signifiant ». Cette dernière expression, que j’emprunte à Régis Debray, indique bien l’inversion du paradigme. On peut même dire que les nouveaux intellectuels de la République défendent une certaine clôture républicaine, contre l’idéologie libérale de l’ouverture et de l’échange à tout crin.
La question du théologico-politique
Après avoir ainsi brossé à grands traits quelques unes des mutations qui ont déstabilisé la laïcité, je voudrais dire pourquoi il me semble nécessaire de reprendre les deux côtés de la liaison du théologico-politique. Dans son remarquable ouvrage Détresse du politique, force du religieux, Paul Valadier revient sur le nœud théologico-politique de la modernité, estimant que la prétendue séparation du politique et du religieux se trouve désormais ébranlée, et conduit des deux côtés à des impasses périlleuses. Il appelle à une réarticulation des deux termes qui ne les confonde pas, mais qui cesse de croire qu’on puisse les dissocier si vite. Ce n’est en effet peut-être pas un hasard si la naissance de l’Etat moderne et du « sujet » moderne a été accompagnée de troubles et de guerres de religions. C’est qu’il fallait aussi une mutation du régime théologique — et cette mutation n’a pas seulement été la conséquence, mais dans le même temps la condition de cette émergence. C’est tout l’ébranlement politique du temps des Réformes que cette séparation intérieure, cette désacralisation de l’ordre politique et cette autonomie des lois « judiciales » des cités humaines. La sécularisation et la laïcité elles-mêmes n’ont pas seulement été subies, mais préparées par un choix « théologique » délibéré, qui a fait la modernité.
Or aujourd’hui, et pour une période qui semble installée pour un certain temps, nous sommes en train de passer à un régime que nous ne savons pas nommer, et qui doit être à la fois à la hauteur de la puissance des processus « techniques » de mondialisation, et de la complexité des processus « ethniques » de balkanisation. Voilà notre problème commun. C’est un moment d’autant plus périlleux qu’il s’accompagne d’une profonde dérégulation du théâtre de la guerre. La guerre s’attaque au cœur de nos systèmes complexes, et de la fragilité de nos réseaux urbains, où le moindre accident devient aussitôt une catastrophe, parce que ce sont des constructions denses et des agglomérations humaines qui sont frappées. Nous devrons nous souvenir que la guerre civile n’est jamais loin, que nos sociétés sont fragiles, mais aussi que nous manquons non de sécurité, mais de confiance, et que, comme écrivait magnifiquement Emerson, « toute protection contre un mal nous place dans la dépendance de ce mal ».
Mon ambition n’est pas ici de proposer une nouvelle équation qui réponde au problème, mais seulement d’examiner quelques-unes des conditions tant politiques que théologiques qu’il faut prendre en compte pour poser un peu plus à fond la question. Et pour cela je voudrais prendre appui sur deux auteurs, l’un majeur pour la philosophie politique et la tradition laïque elle-même, Rousseau, et l’autre majeur pour la théologie et ce qu’il appelait la dogmatique ecclésiale, Karl Barth.
Figures politiques de la religion
Il est très remarquable que les plus grands penseurs fondateurs de la philosophie politique moderne, de Calvin et Hobbes, et de Spinoza à Rousseau, aient dû statuer sur les rapports du théologique et du politique, et sur le statut herméneutique des Ecritures. On les voit ne pas hésiter à dire ce qu’ils attendent de la religion. Je prendrai ici comme fil conducteur le chapitre sur « la religion civile » qui termine Le contrat social (c’est le chapitre 8 du livre IV). Cet emplacement en épilogue, à la fois dedans et dehors, qui cadre la place du politique par une mise en scène, un bord ou une marge métapolitique, est déjà par lui-même très significatif. Le paradoxe de la laïcité se retrouve ici. Kant utilise ce procédé dans les quatre remarques qui achèvent chacune des parties de La religion dans les limites de la simple raison. Ce qui est d’ordre proprement religieux apparaît comme un discours de la limite.
Après avoir brossé une histoire des différents régimes du lien théologico-politique (avec une critique intéressante des régimes hébreu, romain, anglais, mais aussi un éloge appuyé du régime mahométan initial), Rousseau élabore une typologie des figures du lien entre la religion et l’Etat. La première est le cas où la religion est de part en part la religion de la cité, une religion politique, une religion des divinités protectrices de la cité. Les dieux sont rois. L’avantage en est la cohésion politique et religieuse, le courage que cela donne aux citoyens. L’inconvénient est le fanatisme dans le rapport aux autres cités, la superstition, et la difficulté à être vaincus, parce qu’on est défaits jusque dans sa confiance religieuse. La seconde figure est celle qui distingue deux pouvoirs irréductibles l’un à l’autre, le pouvoir temporel du Prince, du Magistrat, et le pouvoir spirituel du Pontife, de l’Evêque. Pour Rousseau, ce régime ne présente aucun avantage, place les humains en perpétuelle contradiction avec eux-mêmes, et ne fonde que de l’hypocrisie, de la violence, et de l’instabilité. La dernière figure propose une religion de la pure humanité, qui est celle de l’évangile entendu au rebours de toute l’histoire chrétienne. D’un point de vue religieux elle serait la meilleure, mais elle est tellement détachée de la chose politique qu’elle ne saurait servir de ciment à aucune société, qu’elle « laisse aux lois la seule force qu’elles tirent d’elles-mêmes sans leur en ajouter aucune autre », et qu’elle désarme d’avance le citoyen qui ne saura défendre sa patrie que dans les limites que lui autorisent l’amour des ennemis.
Sur ce très bref aperçu, on peut déjà faire plusieurs remarques qui devraient rester pour nous comme des maximes à ne pas oublier lorsque nous abordons ces questions. La première de ces « conditions politiques » pour penser le problème est qu’il n’y a aucune bonne solution. Chacune présente des inconvénients spécifiques, et il est remarquable que Rousseau ne propose pas une hiérarchie de ces alternatives. Tout se passe comme si chacune venait tour à tour corriger les deux autres. Même la solution la pire, celle du double régime qui caractérise la chrétienté historique, peut à certains égards apparaître comme la moins mauvaise, ou du moins comme ayant des arguments à faire valoir face aux effets pervers de chacune des deux autres. A cet égard Rousseau est vraiment un auteur des Lumières, qui pense la pluralité du possible, et cette tradition proprement critique a été souvent oubliée dans ce qu’on pourrait appeler l’idéologie française qui accompagne la laïcité.
La seconde remarque est qu’il ne saurait être question, au moins dans Le contrat social (mais la lecture d’autres textes de Rousseau le confirmerait sur d’autres registres), d’éliminer tout rapport du politique au religieux. Il cherche à prouver contre Bayle « que jamais Etat ne fut fondé que la religion ne lui servit de base ». Rousseau ne fonde pas le pacte politique sur la justice, sur la distribution équitable des biens et des charges, ou sur la mutualisation des intérêts. Il le fonde sur une sorte de sentiment amoureux. En son fond, la pacte est affectif. Même la justice en son cœur comporte une dimension de pitié, et l’origine des sociétés est comme l’origine des langues, quelque chose qui ressemble davantage à un consentement amoureux qu’à un pacte militaire ou économique. C’est pourquoi le politique, dans sa rationalité propre, est inséparable d’un fond qui semble affectif et irrationnel, et qui chez Rousseau est profondément religieux. L’amour est ce sentiment ou cette force, parfois terrible, qui rapproche les êtres, leur fait éprouver leurs ressemblances et leur profonde identité.
Que se passerait-il si l’on supprimait ce fond religieux, cette piété, cette pitié, ce fond affectif des sociétés ? Elles vireraient à l’utilitarisme et à l’instrumentalisation mutuelle des humains dans la froideur égoïste des rapports de force — qui ne peuvent fonder aucun vivre-ensemble, aucune volonté « générale ». Or c’est ce qui s’est produit : l’histoire de l’inégalité parmi les hommes est l’histoire de ce refroidissement. Un historien « rousseauiste » comme l’est Michelet raconte bien la Révolution comme cette irruption d’un oublié fondateur. Et ce désir d’enthousiasme, dont Kant aussi a parlé d’une façon positive, fait le noyau mythique du jacobinisme républicain. Il me semble même que c’est ce point difficile que R.Debray avait tenté de penser dans sa Critique de la raison politique. Ricœur l’avait déjà observé dans son article d’Esprit sur « le paradoxe politique », en mai 1957. C’est qu’il n’y a pas de rationalité politique, même la plus formelle, qui ne doive reconnaître sa part d’obscurité, de force irrationnelle. Et le dépérissement du religieux accompagne une sorte de dévaluation de la parole, de perte de confiance dans les pouvoirs du langage, une « décrédibilisation » généralisée. Je ne crois pas plus à la parole d’autrui que je ne lui demande de faire crédit à ma parole. La république ne peut plus compter sur des citoyens civiques et frugaux prêts à endosser l’intérêt général, la démocratie ne peut plus compter sur des militants disposés à donner de leur temps, de leurs forces, de leurs passions pour animer la discussion. Or la vivacité du consensus-dissensus républicain-démocratique avait besoin de citoyens qui prennent les paroles pour des engagements crédibles. La politique peut mourir de froid.
Figures théologiques du politique
La question n’est donc pas uniquement politique, l’autre moitié du chemin est théologique, car ce qui est en cause c’est l’entière équation du théologico-politique, et comme des auteurs aussi divers que Machiavel, Calvin, Hobbes ou Spinoza l’avaient compris, les deux faces sont indissociables : il faut d’autant plus les penser ensemble que l’on souhaite en séparer les registres. Si on ne les pense pas des deux côtés, si on nie la part « théologique » du politique, un peu comme on nierait l’irrationnel spécifique propre à chaque type de rationalité, les registres refusionnent aussitôt : les exemples historiques abondent, de cette sacralisation du politique d’autant plus forte que l’on a refusé de penser la partie « théologique » de l’équation.
Mais de la même façon que la pensée politique doit penser la dimension religieuse, la pensée théologique pense la dimension politique du théologique. Sur ce versant de la question, nous pouvons repartir de la remarquable analyse que le théologien Karl Barth proposait des relations entre « L’Eglise et l’Etat, hier, aujourd’hui et demain ». Ce texte, paru initialement en novembre 1936 dans la revue Evangelische Theologie à Munich, et traduit pour une revue suisse (Les cahiers protestants, avril 1937), est intéressant pour son contexte, puisque Karl Barth, chassé de l’université de Bonn en 1935 par le régime national-socialiste contre lequel il avait rédigé en 1934 la confession de Barmen, et réfugié à Bâle, est précisément en train d’organiser le réseau d’une Eglise confessante — une Eglise qui refuse de prêter allégeance au Fürher.
Karl Barth propose une typologie des « formes que l’Eglise peut revêtir en face de l’Etat ou que l’Etat de son côté peut donner à l’Eglise ». En tant que théologien, il ne s’intéresse pas à ce qu’est l’Eglise pour l’Etat, mais à ce qu’elle est pour elle-même, et aussi à ce qu’est l’Etat pour l’Eglise : une puissance d’ordre à laquelle il faut se soumettre pour préserver le monde du chaos, mais dans les limites invisibles et provisoires que lui assigne la Seigneurie unique du Christ. L’Etat peut assumer ce rôle « avec bonne volonté, indifférence ou mauvais vouloir », et c’est ainsi que « les formes nationale, libre ou confessante de l’Eglise sont en effet des propositions venant du dehors et que l’Eglise doit examiner (…) aucune de ces formes n’est en principe mieux adaptée ».
Suivons cette typologie. Il y a d’abord l’Eglise nationale, où l’Eglise est officielle et attachée à l’Etat. Rien ne l’interdit dans les Ecritures, mais rien n’y oblige, et si une Eglise doit devenir une Eglise d’Etat, elle ne peut le faire que par fidélité aux Ecritures, « et non pour des raisons d’ordre ou de tradition ». Une telle Eglise a justement la plus grande responsabilité de parler ouvertement s’il lui semble que l’Etat trahit — ou sinon elle trahit elle-même pour justifier l’ordre établi. La seconde figure est celle de l’Eglise libre, entièrement dégagée de l’Etat, et cela ressemble davantage à la forme des communautés du Nouveau Testament (avant Constantin). Le risque est ici que l’Eglise se laisse réduire une société privée qui ne se soucie que des besoins religieux de ses ouailles, alors que « l’Evangile a des prétentions totales et que l’Eglise est par là-même dangereuse pour l’Etat ». La troisième forme de l’Eglise dans son rapport au politique est celle de l’Eglise confessante. C’est quand « au lieu de soutenir ou de tolérer l’Eglise, l’Etat devient lui-même, ouvertement ou secrètement, une contre-Eglise qui combat la véritable Eglise » — Karl Barth suggère que c’est alors le cas dans l’Allemagne à laquelle il s’adresse. L’Eglise ne saurait ni souhaiter ni refuser de devenir confessante, et si elle le fait par fidélité à l’Evangile, elle sera soumise à la persécution et à la séduction mensongère, elle sera abandonnée par beaucoup, mais si elle tient son cap elle ne saurait sombrer.
Sur ce bref aperçu, on peut ici encore faire plusieurs remarques qui nous aident à pointer les conditions théologiques du problème politique. On observe d’abord que Karl Barth, appuyé sur sa lecture de l’épître aux Romains, prend le temps d’un détour, d’une distance, d’une large respiration, sans doute bien utile dans les temps d’angoisse qui sont alors les siens : « hier, aujourd’hui et demain ». On prend le temps, il ne s’agit pas de dire que la seule Eglise valable est l’Eglise confessante. C’est une question de moment historique. Mais pas davantage pour l’Eglise libre ou l’Eglise d’Etat on ne saurait dire qu’il y a une seule bonne solution, je veux dire une équation théologico-politique parfaite : l’Etat le meilleur n’est toujours pas forcément très bon pour l’Evangile. Le politique varie, et le théologico-politique est ainsi placé sous le sceau de l’examen critique et du provisoire. Chaque formule a ses forces et ses inconvénients — on pourrait même tenter de jeter des passerelles entre la trilogie de Rousseau et celle de Karl Barth. Cette observation est précieuse à rappeler en un temps où chaque Eglise estime avoir le « bon rapport » au politique. Ce rapport est relatif à des situations historiques qui peuvent changer, et la fidélité s’atteste dans ces moments-là.
Seconde observation : il ne saurait être question, pour Karl Barth (y compris pour le Karl Barth qui en 1917-1918 avait vitupéré avec énergie le « Dieu avec nous » inscrit sur les casques allemands) d’éliminer tout rapport de la théologie au politique. Il est trop calviniste pour abandonner cette nécessité d’une institution de l’Etat, distincte de l’Eglise dans son mandat, qui est de préserver l’ordre et l’équité des lois. Mieux, c’est la pierre de touche de la théologie de Karl Barth, que de vouloir penser les conséquences de la théologie pour la politique, de ne pas abandonner la politique aux politiciens technocrates ou démagogues, mais de penser une souveraineté de Dieu qu’aucune puissance terrestre ne puisse borner ni récupérer. C’est un discours de perpétuelle désacralisation de la politique, mais aussi de réinstallation dans la durée politique des consensus et des dissensus humains. Au fond, et contrairement à l’image qui en est restée, c’est d’abord de l’intérieur du politique que les chrétiens doivent œuvrer à l’autonomie de la rationalité politique (une rationalité sans absolu). Et c’est seulement quand toutes les possibilités de modifier le politique de l’intérieur ont été épuisées que l’on peut entrer dans une résistance vigilante et confessante.
Que se passe-t-il quand les Eglises sont dégagées de leurs responsabilités politiques ? Reprenons un exemple historique. La séparation des Églises et de l’Etat en France répondait à un besoin de séparer des sphères foncièrement différentes, que l’histoire avait trop mêlées. Il fallait rendre à César ce qui était à César et à Dieu ce qui était à Dieu, désacraliser l’Etat et rendre aux Églises la liberté critique qui était celle du christianisme primitif. Les prêtres devaient cesser d’être des fonctionnaires publics, les religions devenaient une affaire de choix personnel, et allaient s’entretenir toutes seules. Au début ce fut une libération mutuelle, et les Églises émancipées ont poursuivi leur œuvre en s’appuyant sur la puissance sociologique de l’élan acquis, vaquant libres à toutes sortes d’actions bénévoles. On peut dire que la qualité évangélique des Eglises en a été améliorée. À la longue cependant l’élan s’est dissipé : les bénévoles se sont fatigués de ne pas voir la relève, le tissu des corps intermédiaires s’est défait, et il ne reste que des militants, de plus en plus mobilisés, « croyants », agrippés à leur fidélité, ou nouveaux convertis par pur choix individuel. On s’aperçoit que ce régime de séparation des Eglises et de l’Etat, qui nous semblait pourtant si conforme à la fois à la modernité démocratique et au message évangélique, favorise malgré nous ce que nos religions comportent de plus crispé, sectaire et insomniaque. Tout cela ne va pas sans une crise profonde de l’institution, entendue justement comme ce qui demeure quand tout repose, comme ce qui est plus durable que nos paroles et actions fugaces. Comme si le présentisme si général de notre époque affectait les Églises en les réduisant à une sorte de charité charismatique ou thérapeutique, sans aucune dimension plus large de mémoire ou d’espérance. La religion meurt de nervosité.
On le voit : cette crise « politique » des Eglises n’est pas sans lien avec le discrédit de toute « passion » démocratique. Ce sont des deux côtés le même affaissement dont nous souffrons. Et c’est bien des deux côtés qu’il faudra réveiller des ressources inédites, indispensables au courage et à l’intelligence collectives.
Olivier Abel
Publié in Transversalités (revue de l’ICP), n°108, oct-déc 2008.