Quotidiennement, il arrive à peu près à tout le monde de dire « pardon » comme on dit merci ou bonjour, non et oui. Il serait donc déraisonnable de penser que seuls des croyants, au sens religieux, utilisent une telle expression[1]. Pourtant, dès qu’il s’agit de la notion de pardon, nous abandonnons le sujet au domaine religieux, soit pour admirer son caractère extraordinaire et quasi-impossible, soit pour le liquider comme quelque chose qui ne saurait intéresser que des gens bizarres, ce qui revient à peu près au même. C’est à cette conception du pardon comme d’une parole sublime et magique, ou honteuse et idiote, que je m’en suis pris à plusieurs reprises[2]. Je voudrais ici brièvement expliciter pourquoi, et m’interroger sur cet écart entre les pratiques « ordinaires » et la réflexion.
Que se passerait-il si cette manière de penser le pardon comme une limite inaccessible débouchait sur son évitement systématique? Si nous devenions impuissants à y voir un acte de langage conditionné par son contexte, ou un compromis boiteux préférable à la haine, ou même une parole comique capable de tempérer le tragique de nos liens? Pour ma part je verrais avec inquiétude notre société devenir un système pour éviter d’avoir à dire merci ou pardon, comme d’avoir à exprimer tout refus ou toute véritable approbation. Et c’est en examinant successivement trois registres aussi divers que celui du langage ordinaire, du conflit historique des mémoires, et des déchirements du lien amoureux, que j’essaierai de penser l’idée qui règle ces variations dans nos usages des expressions du pardon.
Les conditions du pardon ordinaire
Il arrive certes que nous demandions pardon comme pour supplier l’autre, à qui nous avons fait subir un tort, de nous dire que ce tort n’est pas complètement irréparable. Mais il nous arrive également, en disant « pardon », de signifier quelque chose comme « faites-moi place comme je suis à mon tour disposé à vous faire place », « poussez-vous un peu, moi je me pousse bien ». L’usage du mot pardon se confond ici avec celui des banales excuses. Bien sûr on peut dissocier radicalement l’excuse et le pardon, qui n’aurait de sens que face à l’inexcusable, comme le montre Jankélévitch : mais quand on a commencé sur cette voie, on est bientôt tenté par l’argument hyperbolique qui consiste à estimer que le pardon ne prend tout son sens que face à l’impardonnable.
C’est pourquoi il n’est pas inutile, avant de construire ou de déconstruire le concept, d’étaler ainsi la diversité des usages effectifs, qui recouvrent souvent l’expression des excuses, et ces variations du langage nous aident à distinguer une ample variation du pardon entre deux limites : sur l’une nous avons un pardon simplement nécessaire pour coexister durablement, comme un invariant que l’on retrouve dans toutes les cultures sous des figures différentes[3] ; sur l’autre limite nous trouvons un pardon absolu et quasi-impossible, inconditionnel, mais dont on peut dire qu’il « arrive », comme le rappel d’un Don premier qui excède tous nos échanges et toutes nos conditions.
Entre ces deux figures limites du pardon se trouve cependant la gamme des formes et des dilemmes d’un pardon plus ordinaire, plus conditionnel et d’ailleurs plus discutable, probablement plus intéressant du point de vue de la philosophie morale. Dans cet intervalle nous trouvons en effet diverses figures intermédiaires d’un pardon possible qui peut se produire sous certaines conditions pragmatiques et réalisables, qui font que le pardon n’est ni une parole magique (quand ces conditions ne sont pas réunies le pardon est une parole en l’air ou une mauvaise farce) ni l’expression ou la description d’un sentiment, d’une intention intime qui lui préexisterait. C’est ainsi que commençait ma première étude sur Le pardon[4].
Il faut suivre ici les magnifiques remarques d’Austin, notamment dans son Plaidoyer pour les excuses. Dans sa mise en cause de la séparation entre langue et parole, entre sens et usage, par l’observation des énoncés performatifs (qui élargissent la notion de vérité parce qu’ils ne renvoient pas à un état de choses mais sont des actes de langage), puis dans l’effacement de la dichotomie entre les énoncés descriptifs et les énoncés performatifs (puisque tout énoncé peut avoir quelque chose de performatif), l’analyse des excuses joue un rôle central. Il en est des excuses et du pardon comme de la promesse et de tous les performatifs : « il est clair que les énoncer ce n’est pas décrire ce qu’il faut bien admettre que je suis en train de faire en parlant ainsi, ni affirmer que je le fais : c’est le faire » dit Austin[5]. Mais justement il n’y a pas de « force » magique particulière aux performatifs, rien de particulièrement contraignant ou efficace sinon la fragilité même d’une parole qui ne s’appuie sur rien d’autre ; et dont il ne faut pas croire qu’elle exprime et constate en quelque sorte une intention. Comme l’observe Sandra Laugier, ce serait « la porte ouverte à tous les abus », car je pourrais alors toujours décrire un changement d’intention. Dans un très bel article sur « L’acte de langage contre la pragmatique ; sens, acte et intention », elle écrit :
« … les théories pragmatiques semblent s’enfermer dans une alternative sinistre, entre une conception non-critique d’un pouvoir immédiat de la parole à la première personne, et une dissolution complète de l’acte de parole dans la liste infinie de ses conditions d’efficacité (…) C’est Austin qui dans ses textes philosophiques fut le premier à dénoncer aussi bien l’illusion d’une sacralisation du langage, que l’illusion descriptive d’une possible théorie générale des conditions d’usage – de réussite et d’échec – du langage. »[6]
Comme le dit Austin, « notre parole, c’est notre engagement ». Si rien dans le langage ne m’oblige à tenir ce que je dis (on n’est pas plus « tenu » par une promesse que par un ordre), nous ne sommes engagés que par la fragilité même de notre parole, qui peut échouer ou s’avérer aussi creuse qu’une fausse-promesse, qu’un faux-pardon. Il me semble que c’est d’autant plus grave pour le pardon que celui-ci est une parole qui brise l’inflation des paroles que l’on ne prend plus au sérieux, des promesses ou de menaces que l’on ne tient jamais, l’inflation des invectives ; comme pour remettre le « compteur » à zéro, restituer au langage son crédit, rétablir une communication affaissée. Sandra Laugier montre que pour Austin, dans les « actes de langage », l’action est aussi problématique, fragile, incertaine, éphémère, que le langage : l’acte peut échouer, tourner mal, comme une parole peut s’avérer mensongère. D’où l’importance des excuses, qui aident à comprendre ce que c’est qu’agir ( souvent mieux que les justifications ou les buts de l’action), et le caractère acceptable ou non des types d’excuses (inadvertance, erreur, habitude, accident, erreur, etc.) permet aussi de distinguer les formes d’action.
Quelles sont donc les conditions du pardon « ordinaire », de ce pardon en quelque sorte conditionnel auquel nous cherchons ici à faire droit? Remarquons d’abord qu’elles ne sauraient être présentées comme des règles exhaustives ni absolues mais comme des indications, qui font en quelque sorte que le pardon demandé ou donné est acceptable (je ne dis pas accepté mais simplement) perçu ou compris comme tel[7]. Elles caractérisent un pardon qui n’est ni obligatoire (c’est un acte imprévisible) ni impossible (c’est un acte acceptable, plausible). Ce sont des circonstances ou des conditions d’énonciation qui accompagnent généralement l’usage des expressions du pardon, qui les font accepter dans la communication ordinaire, et que l’on peut résumer sous les règles suivantes (dont je montre au fur et à mesure les principales difficultés) :
1) Le pardon n’est pas une parole magique, immédiate, qui tirerait un trait sur tout, mais c’est une parole, une rupture avec le silence, une libération de la mémoire. Il permet et suppose la remémoration d’un passé jusque là trop douloureux pour se formuler. En ce sens là, le pardon ne se commande pas, c’est un acte de volonté passive, comme un accouchement, qui prend du temps.
2) Nul ne peut se pardonner à soi-même, parce qu’il faut pouvoir se voir soi-même autrement, comme le dit Arendt ; et s’il est parfois vital de se pardonner à soi-même (le tort que l’on a fait à autrui ou à soi-même) c’est la chose la plus difficile, puisque cela suppose de s’aimer soi-même comme un autre.
3) Il ne faut pas confondre le pardon demandé avec le pardon obtenu, comme on le fait souvent en parlant « en gros » de pardon : un pardon peut être demandé et non accordé, il peut aussi être donné et ne pas être reçu. De toutes façons il y a entre les deux la différence entre un tort commis et un tort subi (avec ce tragique supplémentaire que celui qui l’a commis souvent l’a subi).
4) Il ne peut être pardonné qu’à « celui qui » a reconnu son tort, et personne ne peut se repentir à sa place (c’est ce qui se passe pourtant lorsque des « représentants » de la mémoire, religieuse ou politique par exemple, se repentent publiquement pour ce qu’ils n’ont pas fait, ce qui suppose des conditions proprement politiques de représentance).
5) Celui qui pardonne doit être « celui qui » a subi le tort, et nul ne peut usurper cette place (mais à la différence des enfants des coupables, qui ne sont en rien coupables, les enfants des victimes sont encore souvent victimes en quelque chose, et cela introduit un décalage irrémédiable).[8]
6) On ne peut pardonner que lorsque tout a été fait pour tenter de réparer (dans une société où l’on « jette » trop facilement, on ne fera jamais assez l’éloge de la réparation). On peut toujours réparer plus qu’on ne croit, et ce travail, accompagné par la conscience de l’irréparable, nous enseigne à ne plus recommencer.
7) On ne peut pardonner que ce qu’on peut punir, ce qui suppose un contexte où le rapport d’intimidation a suffisamment changé pour que ce soit physiquement possible (pas trop pour que la question soit encore pertinente), mais aussi une situation suffisamment claire et un passé suffisamment établi pour que l’on puisse désigner les victimes et les coupables, et distinguer le reproche que l’on adresse à ceux-ci (leur faire sentir qu’ils ont fait mal) de la haine (leur faire mal).
Etc. D’autres règles restent à observer, et toutes ces conditions ne sont pas toujours réunies : quelques-unes suffisent pour que l’on reconnaisse que l’on a affaire à un pardon. Chacune d’entre elles désigne quelque forme de l’impardonnable. Comme on le voit, chacune de ces conditions est donc discutable, et soulève de nombreux dilemmes, souvent liés à la distribution des rôles dans le « scénario », mais qui sont des dilemmes plus ou moins solubles dans le jeu ordinaire de la conversation[9]. En effet le mérite de ces règles n’est pas de définir des catégories indéplaçables, mais au contraire d’obliger les uns et les autres à accepter un certain « bougé », un certain arrangement tant pour se soumettre à ces règles que pour les adapter à des situations trop singulières. C’est justement la rigueur de ces règles qui permet de les réinventer dans des contextes où elles ne « collent » pas tout à fait. Et qui fait que dans un grand nombre de cas, nous nous pardonnons à peu près les uns aux autres les torts dont nous nous demandons pardon, et souvent et heureusement sans trop y prendre garde.
Le problème politique de la mémoire
Là où tout se complique, c’est que dans la plupart des situations historiques réelles, là où les torts infligés ont été trop graves, on a affaire à des conflits insurmontables, où l’on ne s’entend pas même sur le tort, ou à des faits irréparables et anciens, dont furent victimes ou coupables des générations disparues, on a affaire à des situations où le crime est trop grand pour être puni, ou trop enchevêtré avec d’autres pour que l’on puisse isoler une causalité simple dans un échange de surenchères[10]. C’est de cette observation que repart l’étude publiée dans Esprit en 1993 sur « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire ». Écartant alors un pardon ordinaire et en quelque sorte « moral », qui prétendrait clarifier les choses à bon marché, j’ai néanmoins voulu penser une forme de pardon capable de déplacer des identités engoncées dans des conflits insurmontables, ou des mémoires enfoncées dans des passés irréparables. Je distinguais alors deux sortes de tragiques et de pardon.
Le pardon a en effet affaire à différentes formes de préférence pour le malheur, par lesquelles les humains font et augmentent leur propre malheur. La première, comme l’observait Bayle, est qu’ils préfèrent se faire du mal pourvu d’en faire à leurs ennemi, plutôt que se procurer un bien qui tournerait aussi à l’avantage de ces ennemis. La seconde est qu’ils préfèrent échanger des violences plutôt que ne rien échanger, comme pour se prouver qu’ils sont bien dans le même monde (mais la violence et le malheur justement pulvérisent la réalité commune, plonge les uns et les autres dans des mondes insensibles les uns aux autres). La troisième tient au fait que ne parvenant pas à partager leur malheur, à le communiquer, les humains préfèrent encore faire mal, faire éprouver aux autres le malheur[11]. Cette première série tient à ce tragique spécifique au malheur, qui fait que le malheur est vraiment un mal : que le malheur ne soit pas commun, pas partageable. Mais nous pouvons repérer une deuxième série de préférences pour le malheur, qui relève d’un autre tragique spécifique au malheur, sans lequel le malheur ne serait pas vraiment malheur : son caractère irréversible. C’est que les humains préfèrent faire subir ce qu’ils ont subi, plutôt que de savoir ce qu’ils ont subi, de s’en souvenir et de le sentir au point de pouvoir sentir ce que d’autres subissent ou ont subi ; c’est ce que Nietzsche appelait le ressentiment. C’est aussi, comme le disait Ricoeur, que les humains préfèrent encore que leurs malheurs soient la rétribution ou la conséquence d’une faute ou d’une erreur, plutôt que d’accepter qu’il s’agisse d’un malheur absurde, simplement bête à pleurer, quitte à ajouter au malheur l’accusation ou l’auto-accusation, et le mal supplémentaire qu’elle apporte du fait qu’on ne punit pas sans détester, sans faire du mal en plus de la rétribution. C’est enfin que les humains préfèrent surenchérir sur l’irréversible, en rajouter à l’irréparable pour qu’il soit au moins aussi leur acte, plutôt que de le subir passivement, que d’en faire la désespérante expérience à l’état pur.
Face à ces deux séries de préférences pour le malheur, on peut poser deux questions :
1) Y aurait-il d’une part un pardon capable de répondre à un tragique de conflit, où le différend est insoluble parce que l’on ne s’entend pas sur le malheur ? La seule issue à ce malheur qu’est le caractère incommunicable, non-commun, impartageable du malheur, résiderait dans une sorte de compromis, une composition des mémoires qui les oblige à se réinterpréter ensemble mais sans s’abolir, une intrigue capable de faire accepter le différend lui-même. Le pardon recherché ici animerait cette invention à plusieurs du compromis par le renoncement à l’unilatéralité qui définit le point de vue tragique, cette étroitesse de l’angle d’engagement qui fait que l’on s’enfonce dans son droit comme dans son tort, et finalement dans son malheur.
2) Y aurait-il d’autre part un pardon capable de répondre à un tragique de l’irréversible ? La seule issue à ce malheur qu’est le caractère irréparable du malheur réside dans l’acceptation de la « perte » (il y a un travail du pardon, comme on parle du « travail du deuil »), quant à ce qui s’est passé, et qui rouvre la mémoire enfouie quant à ce qui du passé n’est pas fini, en ressuscite les possibilités écrasées, et brise ainsi la dette et l’oubli. Le pardon apparaît ici par sa vertu de faire que ce monde-ci soit bien présent, mais qu’il ne soit pas fini, qu’il soit susceptible d’autre chose que de se répéter.
Mais pourquoi parler encore de pardon sur ces lisières-là, où nous sommes aussi éloignés des circonstances du pardon ordinaire que de l’inconditionnalité du pardon pur ? À vrai dire ici je retiendrai surtout la première, qui est la moins habituellement associée au pardon, et qui me semble politiquement la plus urgente dans bien des contextes de guerre, d’après-guerre, de haines immémoriales ou neuves, ou de conflit des mémoires. Mais justement : comment ai-je pu une seconde penser « sauver » le pardon en le rapprochant d’une notion aussi boiteuse que le compromis ?
À ces questions s’ajoute un problème philosophique de conceptualité : pourquoi m’éloigner du partage des concepts proposé par Arendt en allant chercher le pardon en dehors de l’axe du rapport de l’action à l’irréversible ? En parlant de promesse et de pardon, l’une face à l’imprévisibilité, l’autre face à l’irréversibilité, j’indiquais en effet l’inspiration de mon propos. C’est sur ce couple de la promesse et du pardon que Hannah Arendt achève le chapitre sur « l’action » dans Condition de l’homme moderne. Mais remarquons d’abord le fait que l’imprévisibilité n’est pas seulement ce que la promesse doit réduire ou mettre en échec : c’est aussi l’horizon d’une action qui demande l’imprévisibilité, et justement le pardon est la seule réaction proprement imprévisible. Ni que l’irréversibilité n’est pas seulement ce que le pardon doit suspendre ou mettre en échec : c’est aussi l’horizon d’une action qui demande qu’après ne soit plus comme avant, et justement la promesse est un acte de langage proprement irréversible.
C’est pourquoi, à la différence de Hannah Arendt, j’ai proposé d’étendre le pardon à ce qu’elle considérait comme relevant de la promesse : la capacité à faire alliance[12], à se « compromettre », à s’obliger mutuellement ; c’est-à-dire à accepter un compromis durable dans le différend, à établir un accord qui tienne compte du désaccord. Cela est particulièrement nécessaire quand le désaccord consiste en un différend quant au malheur lui-même. En effet la morale moderne s’est peut-être trop facilement construite autour de l’idée que si les humains diffèrent (téléologiquement) quant à leur visée du bien ou de la vie bonne, ils conviennent (déontologiquement) pour écarter ou limiter le mal qu’ils peuvent se faire. C’est une idée un peu naïve, car ils peuvent aussi être dans un désaccord proprement irrémédiable quant au malheur lui-même, ne pas le voir au même endroit. Le malheur, on l’a vu, c’est justement que le malheur ne soit pas commun.
Ce qui embrouille encore les choses et les rend si délicates, c’est le décalage que nous avons noté au passage entre les enfants des victimes, qui sont encore quelque part des victimes, et les enfants des coupables qui ne sont pas coupables. Un malheur se transmet, une blessure se transmet, même si on ne le veut pas, alors qu’une culpabilité ne se transmet pas[13]. Cela ne signifie pas que les héritiers que nous sommes tous d’histoires violentes sinon victorieuses soient déchargés de ce que Ricoeur appelle le travail de mémoire, mais que c’est une mémoire politique. Par la réouverture d’une mémoire commune plus vaste, nous nous rendons contemporains les uns des autres, nous nous déplaçons pour aller prendre une part de responsabilité, et faire en sorte que de tels malheurs ne puissent se reproduire. Quand Willy Brandt va s’agenouiller sur le mémorial de la Shoah, c’est un geste de reconnaissance politique, et non l’aveu d’une culpabilité juridique ni morale[14]. On le voit, les conditions ordinaires du pardon sont ici transgressées, car « normalement » celui qui demande pardon doit être celui qui a commis le tort, et celui qui accorde le pardon doit être celui qui l’a subi. D’où l’insistance que je mets sur les conditions politiques d’un tel geste, qui exige de chacun un déplacement, une prise de parole, une sorte de communication de responsabilité, de partage.
Face à l’impossibilité de trouver un langage commun pour formuler le tort commis ou subi, le pardon travaille à élargir le langage de chacun, à construire un langage mixte qui oblige chacun à faire place, dans son langage, à la possibilité du langage de l’autre. Le pardon est ici ce qui nous permet de nous tenir dans le différend lui-même, d’intérioriser le conflit. Le pardon soutient le différend, justement pour ne pas l’augmenter par la haine et ne pas interdire tout « modus vivendi » ultérieur. Il autorise une sorte de débrayage de la mémoire inéchangeable, non pour changer de mémoire comme de chemise, mais pour accepter que d’autres mémoires soient possibles, et pour rembrayer sur une mémoire commune plus vaste. Ma thèse est donc qu’on ne peut mettre fin à un différend entre des contemporains en le ramenant à un accord, mais en installant ensemble les deux versions de telle sorte que chacune accepte la possibilité de l’autre, dans un travail de concessions réciproques, de narration à plusieurs voix. On ouvre ainsi un espace de cohabitation non en liquidant le passé, mais en obligeant les protagonistes à le réinterpréter ensemble, par un travail d’invention à plusieurs, d’imagination du possible, à la limite de la fiction. Il y faut au moins cette fiction minimale par laquelle j’accepte que comme moi les autres puissent dire « je » : ce sentiment soudain que je ne suis pas seul au monde, que nous sommes co-présents, permet au sujet de s’essayer comme « autre » que soi-même, de se voir à partir d’autres points de vue.
Le pardon apparaîtrait ainsi au détour d’une parole qui sans l’avoir cherché se trouve avoir permis à d’autres d’entrer dans ce travail où l’on cherche ensemble un langage qui puisse exprimer le tort subi et être entendu par celui qui l’a commis, énoncer le tort commis et être entendu par celui qui l’a subi. Le pardon, qui sait qu’au départ le malheur est tel que l’on ne peut ni s’en souvenir ni l’oublier, reconstruit ainsi une intrigue entre plusieurs mémoires, et les obligeant chacune à faire place à la possibilité de l’autre, leur permet à chacune d’aller plus loin dans la remémoration. Il n’y a pas d’anamnèse solitaire. C’est là un problème profondément politique. En effet il s’agit de ne pas laisser en place les présupposés établis dans l’esprit des uns et des autres, mais de les bouleverser. Il s’agit de ne pas laisser chacun à sa place, mais de l’obliger à se déplacer, à venir se replacer dans l’intrigue, dans l’histoire, en disant : « c’est moi », « me voici », je suis votre contemporain, et nous voici ensemble. Nous nous rendons ainsi contemporains les uns des autres par ce déplacement qui nous permet de tenter de partager le malheur, et le bonheur, sans croire trop vite qu’on y arrive.
C’est ici un dernier argument que je voudrais avancer en faveur d’un pardon un peu plus compliqué, intrigué, « compromis ». On l’a vu, le pardon a un effet sur la mémoire, puisqu’en la mêlant à d’autres, il la brouille, et qu’en l’autorisant à aller plus loin dans la remémoration il la bouleverse. Et pourtant le pardon demande d’abord de formuler la mémoire telle qu’elle est, de dire le tort. C’est le paradoxe et c’est pour cela qu’avec le pardon, on est le plus proche de la paix, mais aussi le plus proche de la guerre. C’est au moment du pardon que se rejoue toute la scène. Il faut reprendre tous les rôles, une dernière fois, pour changer ces rôles, pour les repartager. C’est un moment d’autant plus fragile que les plus grands désirs de partage peuvent se retourner dans les plus intenses sentiments d’incommunication. Cela ne se fait pas sans précaution, surtout quand on a affaire à des torts irréparables. Il y a d’ailleurs autant de manières de sortir des conflits violents qu’il y a des formes différentes de conflit. Mais comme la sortie du conflit ne saurait se faire sans rétablir un lien social ou établir une nouvelle forme de l’accord, la violence peut être relancée par le conflit entre les différentes issues heureuses que l’on souhaite au conflit. Rien n’est plus inexpiable que la guerre entre des visions de réconciliation d’autant plus inconciliables qu’elles sont plus dévouées à la paix, rien n’est plus irrémédiable.
On le voit, dans tout cela il s’agit de restituer au pardon une dimension politique[15], que sa réduction à l’axe de l’irréversibilité, des rapports entre le deuil et la naissance, entre la mémoire et l’oubli, ne permettait pas vraiment. Mais on a vu que les deux axes ne s’excluaient pas : au contraire ils se complètent, et face au « tragique d’irréversibilité », où l’on a affaire à un irréparable tel qu’on ne peut l’oublier ni s’en souvenir[16], le pardon travaille à libérer la mémoire, pour faire le deuil de l’irréparable, pour consentir à l’irréversibilité et à la mortalité, et faire place à la naissance, à la possibilité que tout puisse recommencer autrement[17]. Et nous retrouvons ici l’observation importante de Hannah Arendt, que sans cette capacité du pardon qui caractérise l’action humaine, nous resterions à jamais comme des apprentis-sorciers, enfermés dans les conséquences irréversibles de nos paroles et de nos actes. Sans la faculté de pardon, notre responsabilité se réduirait à notre causalité, sans jamais plus pouvoir en sortir, bifurquer autrement[18]. Ou bien notre causalité est-elle toute entière notre responsabilité, comme celle des anges dans la scolastique, dont les actes sont immédiatement et irrémédiablement déroulés jusque dans leurs extrêmes conséquences? Sans la faculté de pardon, nous manquerions le caractère temporel, évanescent, fragile et vulnérable, de nos actions comme de nos paroles.
Au fond, dans les circonstances tragiques de l’histoire de la violence, il n’y a plus de morale, il n’y a plus de règle, on n’est plus dans le monde ordinaire. Tout le problème politique du vivre ensemble tient au travail de mémoire et d’oubli, de mise en intrigue des mémoires dans un compromis partagé ou un modus vivendi tel que l’on puisse sortir des temps sombres et revenir au monde ordinaire, mais sans se laisser éblouir par la lumière du monde ordinaire, en sachant le malheur toujours possible. Ne supprimons donc pas la possibilité du monde ordinaire, de ce monde où l’on peut dire merci ou pardon, oui ou non, et dont ont rêvé tout ceux qui vraiment ont éprouvé le malheur.
Pardon et comédie conjugale
Il n’y a pas que l’histoire des peuples et le conflit de leurs mémoires qui soit tragique. On le sait depuis les tragiques grecs, la famille condense tous les noeuds du tragique. Cela n’est pas nouveau, et ce tragique n’est pas susceptible d’amélioration par le remodelage de la différence des sexes et des générations. Car cette articulation déjà est tragique : comment à la fois établir une véritable égalité des sexes, et respecter une irréductible différence de génération? L’une suppose un minimum de symétrie, l’accord entre des égaux, la possibilité de leur différence, de leur désaccord, et leur alliance toujours à réinterpréter. L’autre suppose la prise en compte de l’asymétrie car la filiation n’est pas contractualisable, le maintien d’une différence entre le grand et le « petit », et la possibilité que celui-ci grandisse à son tour[19]. La famille condense ainsi, comme Hegel l’avait vu, les deux types de tragique que je discernais dans le développement précédent. Plus encore, peut-être, la famille doit sans cesse, et sur ces deux volets, assurer le passage entre un régime de justice (égalité et différence) et un régime d’amour, la conversion perpétuelle de l’un dans l’autre. C’est un apprentissage délicat, et ici encore, courir trop vite à un pardon d’amour qui brûlerait les étapes des justes différends serait extrêmement néfaste et dangereux.
Je ne retiendrai que la question du lien conjugal, de ses déchirements, de ses divorces. La conjugalité n’est en effet pas faite seulement de consentement, d’attirance et de tendresse : elle doit être capable également de soutenir le dissentiment, la distance et le respect. C’est ensemble le dissentiment et l’assentiment, l’attirance et la distance, le respect et la tendresse, qui font la conversation du lien amoureux. Comme le montrait le grand poète puritain Milton dans son Traité et discipline du divorce, une libre conjugalité doit tenir compte de la possibilité du désaccord, et le divorce doit être institué si l’on ne veut pas, sous couvert de consentement, ouvrir une carrière immense à toutes les formes de la vengeance. La conjugalité est un travail continuel sur les désaccords eux-mêmes, qui fait de l’amour une courtoisie, une intrigue où les discordances au départ acceptées font partie de l’accord, de sa durabilité même, de sa capacité à se réinterpréter dans les circonstances de la vie.
Cette capacité à réinterpréter ensemble le passé autrement marque une première apparition du thème du pardon, et de ce que Stanley Cavell commentant quelques films hollywoodiens des années trente appelle « les comédies du remariage ». À cet égard on peut maintenir l’articulation étroite du pardon à la fidélité, à condition de comprendre la fidélité comme inséparable de la courtoisie, de cet enchevêtrement narratif qui sait les ruptures, les discontinuités introduites par le temps, la distance, les méprises, l’absence. Une fidélité qui comprend la « tempête », selon un des grands thèmes de la littérature puritaine, justement[20]. Que devient la fidélité pour celui jeté par la tempête sur une île déserte? La fidélité se marque par la capacité à réinterpréter l’existence après coup. Et une relation est un perpétuel exercice de réinterprétation, dans lequel l’amour ou l’amitié atteste sa capacité à traverser la tempête, et sans lequel rien ne dure que le durcissement sur une position ou la dispersion éphémère. Mais persévérer dans un lien, accepter sa temporalité, suppose cette capacité à réinterpréter, c’est à dire à ressaisir autrement le passé, le présent, et le futur, en le rapportant à autre que moi-même. Réinterpréter suppose cette capacité à supporter et à désirer l’écart entre mon interprétation et celle de l’autre. Réinterpréter consiste à rouvrir dans le passé des promesses enfouies et pas encore tenues. Et de même qu’un malheur actuel rouvre des malheurs anciens, cicatrisés et vraiment finis, ressuscite terriblement des deuils achevés qu’il faut pourtant refaire, un bonheur actuel peut rouvrir dans le passé des joies inaperçues, des ressources de plaisir, des promesses de bonheur. Réinterpréter consiste à oser recommencer, à recommencer autrement[21].
Tout cela, on le voit bien, est une manière de parler du pardon. Ce n’est pas très étonnant : l’enchevêtrement des relations par lesquelles nous nous essayons, cherchant qui nous sommes et nous demandant les uns aux autres « qui dites-vous que je suis? », touche au pardon par tous les bouts. C’est l’autre qui, en me faisant place dans sa vie, m’encourage à me distinguer tout en faisant place à mon tour pour d’autres. C’est l’autre qui, dans le pardon, me permet de me voir moi-même autrement. Ici encore l’intéressant n’est pas le pardon pur, solitaire et sublime : c’est le pardon partagé. Ce n’est pas la grande réconciliation qui lave tout le linge sale une fois pour toutes, c’est cet art du sursis, de la fragile chance redonnée à une relation que l’on répare parce qu’on ne va pas tout jeter à la première déception, qu’on n’a qu’une vie et qu’on ne va pas la passer à comparer les possibilités. Comme le dit Cavell,
« Dans ma lecture de The Lady Eve[22], j’ai indiqué que de façon remarquable, entre toutes les comédies du remariage, His Girl Friday ne s’achevait pas, même de façon sous-entendue, par une demande de pardon réciproque de l’homme et de la femme, et j’ai suggéré que c’était une façon d’interpréter l’effroyable noirceur de cette comédie (…) Si ce monde noir est dépourvu de pardon, il contient, comme nous le savons et conformément à la loi du genre, l’équivalent du pardon, à savoir la possibilité d’un sursis, accalmie réelle, si elle est à chaque fois temporaire, de la douleur du monde. Et le temporaire pourrait être aussi bien que le permanent, pourvu qu’il dure assez longtemps ou se reproduise de manière assez certaine »[23].
Au fond, ce à quoi touche le pardon, c’est au scepticisme, c’est à dire à l’impuissance à parler à autrui, à le reconnaître comme autrui, à le sentir, le toucher et à être touché par lui. C’est l’impuissance à avoir confiance dans l’existence d’autrui et dans sa propre existence, confiance dans la parole d’autrui et sa propre parole. C’est cette confiance que le pardon restitue (et il restitue quelque chose qui n’avait jamais été). C’est pourquoi l’étude de Cavell est si importante pour nous. Comme le dit Sandra Laugier dans un texte à paraître :
« La thèse de Cavell, dans A la recherche du bonheur, est que les comédies de remariage représentent sur un mode comique le trait essentiel du scepticisme – le fait que la condition humaine est la séparation, que je suis irrémédiablement éloigné d’autrui et du monde – et mettent en scène la capacité, chez les héros et héroïnes de ces films, de surmonter cet état de doute et de séparation, de se retrouver. Or l’instrument de ces retrouvailles est précisément ce qui est menacé dans le scepticisme, à savoir d’abord la reconnaissance, et la conversation, dont les comédies de remariage offrent des exemples inégalés. »[24]
Elle cite alors Cavell :
« Au cœur de chaque moment de la comédie du remariage, il y a le mode de conversation qui unit le couple central. Il y a une belle théorie de la conversation dans le texte révolutionnaire de Milton qui justifie le divorce, et fait de la volonté de conversation (d’une meet and happy conversation) le fondement du mariage, et même le fait du mariage »[25].
Et conclut que « la conversation ordinaire est l’instrument de la reconnaissance et du pardon ». Il n’y a pas de re-connaissance sans être passé par le deuil, par l’expérience de la perte, mais aussi par l’expérience que la réalité n’est pas ailleurs, qu’elle est là en chair et en os.
Une telle acceptation est au centre des comédies du remariage – acceptation de la répétition, celle du re-mariage, et celle du retour permanent des jours et des nuits. Accepter l’ordinaire n’est possible, dans ces comédies, qu’à travers une mort (la perte de l’autre et du monde) et une renaissance. »[26]
C’est pourquoi, là encore, nous ne devons pas prendre le pardon comme une parole magique, comme un pouvoir magique accordé à la parole ou à l’action. Au contraire, comme dans La Tempête de Shakespeare, le père doit renoncer à ses pouvoirs magiques pour prix du pardon[27]. C’est à ce prix en effet que les personnages redécouvrent l’ordinaire, sa fragilité, ses risques et ses merveilles. La nature du pardon apparaît au dénouement des comédies romanesques, dans cette demande de pardon d’après Frye cité par Cavell qui les repère dans Bringing up Baby et The Philadelphia Story :
« lorsque nous nous réveillons après un rêve, lorsque nous passons un monde dans un autre, et nous devons souvent considérer l’action principale d’une comédie comme « les erreurs d’une nuit », comme se déroulant dans un monde de rêve ou de cauchemar loin duquel la scène finale nous rejette brusquement pour en faire une illusion »[28].
Avec ces comédies du remariage apparaît un dernier trait du pardon. Le pardon, c’est magique? Non, c’est comique. Le pardon ne bouleverse pas les identités et la mémoire par un coup de baguette magique, mais il retourne le sentiment tragique, qui tient au fait que l’on est identifié à un rôle jusqu’à la mort sans pouvoir en sortir (Antigone), prisonnier d’une mémoire douloureuse, en faisant de l’étroitesse de ce point de vue la possibilité même de saisir l’étroitesse des autres points de vue. Le pardon est en ce sens une sortie du tragique par son acceptation tragi-comique. Dans l’article sur le cinéma cité ci-dessus, Sandra Laugier écrit :
« Cette dualité de l’ordinaire constitue le couple remariage/mélodrame, et fait la tristesse des comédies les plus drôles : les comédies du remariage s’achèvent sur l’acceptation de notre condition, de la séparation. C’est la tristesse inhérente à la comédie : « Nous pouvons joindre nos mains tant que nous voudrons, une main reste la mienne et l’autre la tienne »[29]. On touche ici peut-être au cœur de l’ordinaire du cinéma : la mélancolie inhérente à la comédie, dans la reconnaissance qu’elle opère de notre nature, est aussi celle de la finitude même de cette expérience ».
Le dénouement du pardon est ainsi d’accepter d’être accepté, d’apprendre de l’autre « qui » l’on est, et d’abord de reconnaître par l’autre son désir, comme le bonheur de perdre mutuellement sa virginité[30], et que la vie continue.
Cette brève exploration des trois registres est certainement trop allusive mais il nous faut conclure. On pourrait dire du pardon ce que Sénèque disait du don : que « l’un doit oublier à l’instant qu’il a donné, l’autre n’oublier jamais qu’il a reçu »[31]. Mais Derrida objectait joliment que celui même qui reçoit le don, si c’est vraiment un don, ne doit pas davantage s’en apercevoir, sinon il contracte une dette symbolique, une contradictoire « obligation de gratitude ». Bref, des deux côtés le don ne doit pas « apparaître », ne doit pas se « présenter », il doit rester à l’insu, un événement, un « il y a », une donation mais absente, dérobée. On le voit, Derrida cherche à sortir le don de la logique de l’échange et de l’économie où Mauss et ses commentateurs l’ont mis. Mon propos a ici été inverse, parce que je cherchais un pardon plus ordinaire, ou un pardon qui dans les circonstances même de l’impardonnable, fraye la possibilité de revenir (autrement, forcément) au monde ordinaire.
Mais y a-t-il unité conceptuelle du pardon entre ces thèmes, entre ces usages apparemment si disparates du pardon? Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt écrit qu’au simple fait d’être né nous répondons par l’initiative, l’action, la capacité à rompre et à commencer nous-mêmes quelque chose de neuf. C’est par ce courage que nous essayons d’exprimer et de dévoiler « qui » nous sommes, en acceptant de l’apprendre des autres ; d’où ces diverses interprétations de soi que nous tentons devant eux, et qui sont autant de réponses à la question « qui ». Cette identité qui ne se découvre qu’au travers de ses variations (cette identité-ipse que Ricoeur distingue de l’identité-idem, d’une identité qui resterait toujours même qu’elle même) suppose deux limites. C’est qu’avec le temps comme avec les autres on devient autre que soi-même, et on a affaire à soi-même comme un autre. Dans cet écart le sujet cherche à la fois à se « maintenir » comme « ipse » malgré l’altération, dans l’altération même (c’est la promesse), et à faire place à l’autre, y compris à l’autre soi-même, à soi-même comme un autre (c’est le pardon)[32]. Comment faire en effet pour répondre au fait d’être né par l’action, par la parole, la création, le courage de commencer quelque chose de bon, ou simplement de le promettre, sans répondre au fait de devoir mourir par la destruction, par la surenchère à l’irréversible, à la souffrance, la tentation de faire disparaître tout ce qui est mortel? C’est à cette difficulté que répond le pardon, parce qu’il équilibre le courage de se montrer, de s’essayer, tantôt par l’autorisation à s’effacer, à laisser place à autre que soi, tantôt par l’autorisation à recommencer, à laisser place à un autre soi. Cet écart me suffit ici pour désigner le pardon dans son usage ordinaire.
Olivier Abel
Publié dans Esprit 2000 8/9, p.72-87.
Notes :
[2]Le pardon Autrement Paris 1991, Collection « Morales ». « Tables du pardon », p.208-233 (repris en point-poche). « Ce que le pardon vient faire dans l’histoire », Esprit Juillet 93, p.60-72. « L’irréparable en histoire », Actes du Colloque sur Histoire et mémoire, sld M.Verlhac, avec P.Ricoeur, J.Barash, H.Rousso, F.Bédarida. CNDP-Grenoble, 1998.p.55-72.
[3] Il ne s’agit pas seulement de cette faculté vitale d’oubli dont parle Nietzsche (Généalogie de la morale, 2ème dissertation), mais d’une obligation de pardonner aussi fondamentale pour les échanges humains que l’obligation de donner dont parle Mauss. Le moment où la question se pose, qui n’a rien à voir en ce sens avec le premier ‘ »oubli » simplement destiné à arrêter le pire, représente au contraire le moment où la mémoire se cherche, peut-être parce qu’elle va disparaître, et le bord fuyant sur lequel l’oubli et l’histoire se décident. Comme la prescription juridique, d’ailleurs, ce « délai d’effacement » est la structure et le rythme de base d’une société.
[4]Le pardon, briser la dette et l’oubli (Autrement Paris 1991) p.208 sq.
[5]Quand dire c’est faire, Paris: Seuil, p.6.
[6] À paraître dans un collectif sur les Figures de l’acte, chez Beauchesne.
[7] Il y a cependant toujours des méprises, parce que l’on pardonne aux autres ce qu’on voudrait qu’ils nous pardonnent, sans voir qu’on leur pardonne ainsi ce qui est pour eux l’impardonnable, et qu’on ne leur pardonne pas ce qu’ils nous ont pardonné depuis longtemps.
[8] Les quatrième et cinquième conditions marquent bien la différence du pardon d’avec la justice, qui suppose au contraire l’intervention d’un tiers qui fasse écran: en ce sens le pardon appartient au même monde que la vengeance.
[9] La plus grande difficulté consiste à partager les rôles sans que l’un se mette à la place éminente de celui qui peut dire qui pardonne et qui demande pardon, ce qui romprait cette possibilité même de redistribuer les rôles en laquelle le pardon consiste. C’est cette compétence que met cependant en oeuvre la conversation ordinaire, comme celle d’hier où je demandais aux enfants « Qui c’est qui a mis le chocolat sur le mur? », et ma fille répondit « Ceux qui l’ont fait te demandent pardon ».
[10] On pourrait discerner ici une figure anthropologique du pardon nécessaire à toute forme de régulation des échanges, entendu ici comme la capacité à sortir de l’échange, de la croissance infinie, de l’augmentation concomitante de l’échange des biens (qui n’est pas forcément lui-même un bien) et de l’échange des maux.
[11] C’est la grande différence entre le bonheur et le malheur: je ne peux pas obliger autrui à éprouver un plaisir, une joie, un bonheur (comme l’observait Kant dans la troisième critique), mais je peux le forcer à éprouver une douleur, une souffrance, un malheur.
[12] Elle donne l’exemple d’Abraham, Condition de l’homme moderne (Paris: Presses pocket Agora p.310).
[13] Elle se transmet, mais alors à son tour comme blessure, comme malheur subi. Jointe à l’observation de la note n°11, cela explique peut-être le privilège historique du malheur sur le bonheur, qui a tant frappé Bayle, Voltaire, et l’ensemble du 18ème siècle.
[14] L’idée du Jubilé a aussi ce sens de repartage des promesses de vivre ensemble. C’est un geste très politique. Mais quand le Pape demande pardon pour les fautes, son geste n’a de sens que si c’est un travail collectif de l’ensemble de la communauté catholique, et non une représentation qui fait l’économie de ce travail.
[15] Le pardon apparaît aussi comme une tête chercheuse de la justice, travaillant sur deux bords. D’un côté, le pardon, rappelant la grande figure hébraïque du Jubilé, mais aussi de toutes les grandes révolutions, demandera que l’on redistribue “tout”, la pitié devenant ici un impératif catégorique. De l’autre le pardon, singularisant la justice à l’infini, demandant à la justice d’être entièrement juste avec chacun, estimera qu’on n’a pas donné sa chance à chacun, qu’on ne lui a pas donné de quoi dévoiler qui il est vraiment.
[16] On ne peut oublier l’irréparable, on y est amnésique, mais l’irréparable est présent, prêt à recommencer, indéfiniment tant qu’on n’aura pas rompu avec l’oubli. Mais on ne peut se souvenir de l’irréparable, on entretient un ressentiment qui n’a plus rien à voir avec la blessure, et qui nous empêche de nous souvenir d’autre chose tant qu’on n’a pas rompu avec la dette interminable.
[17] Je ne reprendrai pas ici les analyses beaucoup plus détaillées que l’on trouvera dans les textes cités à la note n°2.
[18] Le pardon exige que dans mon choix, il y ait la possibilité de revenir sur mon choix. Or cela aussi concerne la dimension politique du pardon, qui oblige à ne faire que des choses sur lesquelles on puisse revenir, mais aussi qui autorise à agir, à ne pas s’interdire toute action par la crainte de ses effets pervers. C’est la grande force de Hegel que de penser l’agir, demandant pardon d’avance, comme ce qui excède l’intention et qui se mêle irrémédiablement au cours du monde: le courage d’agir est autorisé par la faculté du pardon, et celui qui refuse d’avance d’avoir à demander pardon refuse ainsi ce qui est proprement le risque de l’action.
[19] Voir mes réflexions sur ce point dans « Le Pacs après la bataille », Esprit 1999/5 p.220-226. Pour les paragraphes suivants voir « L’inconstance après Marivaux », in Autres Temps n°8 Mars 1986, et « La fidélité à l’intransmissible », Autres Temps n° 48 Déc.1995.
[20] L’histoire de la flibusterie de Defoë montrer l’importance du « covenant », de la libre alliance, dans la piraterie puritaine, après l’échec de Cromwell.
[21] Il faut lire le magnifique rapprochement que propose Stanley Cavell, dans À la recherche du bonheur, Hollywood et la comédie du remariage (Paris: 1993, Cahiers du cinéma, p.248), entre la finale du film The Awful Truth (où Cary Grant dit « les choses sont différentes sauf que c’est d’une manière différente (…) tu ne cois pas que les choses pourraient être les mêmes à nouveau? Seulement un peu différentes » et Le Parménide de Platon (140-b-c).
[22] Cavell observe que le titre annonce déjà une version comique de l’histoire du « paradis perdu », et il me semble que ce comique n’est pas absent du texte de Milton. Quant au paradis retrouvé, on pourrait le rapprocher de ce que Cavell, évoquant le « monde vert » de Northrop Frye, appelle « un lieu qui permet d’atteindre le renouveau » (ibid. p.49 et 51).
[23] Ibid. p.173-174.
[24] « L’ordinaire du cinéma », dans Stanley Cavell, Cinéma et philosophie, sld S.Laugier, Paris: Presses de la Sorbonne nouvelle, 2001. Sur le scepticisme, lire S.Cavell, Le déni de savoir dans six pièces de Shakespeare, Paris: Seuil, 1993, le chapitre sur « Othello et l’enjeu de l’autre ».
[25]Contesting Tears, Chicago University Press, Chicago, 1997, p. 5.
[26] Sandra Laugier, ibid.
[27] Dans À la recherche du bonheur, Cavell compare dans la même page (p.52) sur le renoncement à la magie pour prix du pardon, les films Tout est bien qui finit bien, Philadelphia story et The lady Eve, à La Tempête.
[28] Op.cit. p.53
[29]Must We Mean What We Say, op.cit. p. 339-40.
[30] Cavell, op.cit. p.56.
[31] Sénèque, Les Bienfaits, Paris: R. Laffont, p. 407. Nathalie Sarthou-Lajus en propose un superbe commentaire dans L’éthique de la dette, Paris: P.U.F., 1997.
[32] Ce sont les deux thèmes discrets par lesquels Ricoeur termine Soi-même comme un autre (Paris: Seuil-Essais.