Le tabou arménien

Ahmet Insel, Michel Marian,
Dialogue sur le tabou arménien,
Paris : Liana Levi, 2009.

Pourquoi le livre ici présenté a t-il la force de conviction que je vais tenter de faire sentir ? C’est sans doute que le même discours n’a pas la même signification, la même véracité, selon ceux qui le tiennent. Qu’est ce qui fait la crédibilité du dialogue conduit par Ahmet Insel et Michel Marian ? C’est d’abord que chacun d’eux peut mobiliser, au-delà de ses compétences universitaires, des récits familiaux, transmis parfois au travers même des pudeurs et des silences. On n’a donc pas affaire d’abord à des généralités, à des Causes, à des grandeurs, mais à des engagements ancrés dans un vécu capable de se raconter. Capable aussi de se rapporter à soi de façon réfléchie, c’est à dire réfractée, décalée. Et c’est justement cette étroitesse de l’angle narratif qui atteste la puissance d’élargissement du regard qui est ici à l’œuvre.

D’où provient cette puissance d’élargissement ? D’un double événement : la parole et l’assassinat de Hrant Dink. Cet intellectuel arménien d’Istanbul, héritier d’un marxisme critique autant que d’un évangile vibrant, n’avait eu de cesse de déconstruire et de reconstruire autrement l’identité bloquée des arméniens de Turquie, mais aussi des turcs eux-mêmes, et de la diaspora arménienne où il avait beaucoup voyagé. Le charisme de son appel au pardon, la sincérité de son témoignage quasi-prophétique que l’histoire n’est pas finie, avaient su provoquer une dynamique, un déplacement des points de vue. Et c’est pourquoi son assassinat, en janvier 2007, par un jeune militant turc d’extrême droite, a suscité une telle émotion. Cent cinquante mille personnes à son enterrement, un procès qui montre l’implication de généraux au plus haut niveau, et cette pétition signées par quatre intellectuels turcs, dont Ahmet Insel, pour demander pardon — les signataires, immédiatement menacés de mort, se voient rejoints en quelques semaines par des milliers de co-signataires.

Demander pardon ! C’est un thème que j’ai assez travaillé moi-même depuis plus de vingt ans, celui des mémoires blessées et trouées, et de savoir « ce que le pardon vient faire dans l’histoire » (Esprit juillet 1993), et jamais je n’aurais osé demander une telle chose. C’est d’abord que seuls peuvent demander pardon ceux qui ont commis le tort, écrivais-je dans les tables des conditions du pardon. Mais le geste ici proposé, sans doute sous l’ébranlement d’une émotion sensible (je veux dire une émotion ayant des effets d’intelligibilité), déplace tranquillement les conditions du problème. Voici des intellectuels turcs qui se déplacent pour prendre sur eux la responsabilité politique du passé, et donc de l’avenir : j’insiste sur le fait qu’il s’agit d’une responsabilité politique, à ne pas confondre avec une responsabilité morale ou pénale.

C’est donc un acte dont il faut mesurer la capacité de « représentance » politique, et auquel répond ici un acte non moins étonnant, non moins politique, celui de Michel Marian et de ses amis arméniens de France. Le génocide de 1915 avait déjà été publiquement reconnu par un tiers, le parlement européen, l’assemblée nationale française, et c’était sans doute pour eux une délivrance, ce n’était plus à eux seuls de porter cette parole. Mais ils avaient aussi découvert que cela n’avait rien changé en Turquie, au contraire que les choses semblaient plus que jamais bloquées. Et c’est parce que des intellectuels turcs se sont ainsi déplacés, qu’à leur tour ils peuvent changer de pied, en quelque sorte. L’histoire est comme débloquée. Non qu’ils puissent prendre sur eux d’accorder le pardon, mais qu’ils puissent prendre sur eux d’entendre cet appel, de le considérer comme audible, acceptable, de le recevoir simplement, même sans pouvoir y répondre.

Et cela suffit à autoriser une histoire à plusieurs voix, une histoire ancrée dans des mémoires et des narrations qui acceptent de s’intriguer mutuellement, de se replacer mutuellement dans un contexte plus vaste. Ce n’est donc pas seulement de récit familial qu’il s’agit, mais de ce que chacun avait fait en termes d’engagement politique, qui rend ce dialogue plausible et ce déplacement crédible. Il s’agit d’une réinterprétation du passé à deux voix. Certes on y apprend beaucoup sur la chronologie des événements et les rôles des différents acteurs : comment Clémenceau voulait ériger un tribunal pour punir les individus responsables du génocide, quand Wilson préférait sanctionner par le démembrement de l’Empire. On y mesure l’importance de la contribution ottomane à l’invention des génocides, et la résistance de certains préfets. On y découvre l’ampleur de l’islamisation forcée des femmes et des enfants arméniens rescapés des déportations, et qui fait que de nombreux turcs aujourd’hui descendent sans même le savoir d’arméniens. On y entrevoit l’énormité de l’ébranlement.

Mais aussi les points d’ancrages de la mémoire collective s’y avèrent non seulement différents mais objets de différends. Et justement parce qu’ils mesurent et formulent peu à peu les points sur lesquels ils ont encore le sentiment que « les autres ne comprennent pas », ils opèrent ce travail de mémoire qui permet d’intégrer à la mémoire commune les points d’accord, mais aussi les points importants de la mémoire de l’autre qu’il leur faudra prendre en considération. Les uns rouvrent le passé, découvrent qu’ils ont manqué de curiosité pour leur histoire, en mesurent les dégâts jusqu’à aujourd’hui, les possibles enfouis et écrasés. Les autres découvrent qu’ils ont manqué de curiosité pour la société turque et sa réalité plurielle, hétérogène ; ils rouvrent au présent la possibilité d’un autre avenir du passé. Tous savent l’extrême dangerosité du nationalisme turc, ont mesuré la dissymétrie démographique et l’énormité des décombres de l’Empire ottoman, qui fait du génocide arménien un problème parmi d’autres — là où les enfants de victimes ne peuvent qu’y voir un malheur incomparable.

Ce livre enfin est comme un témoignage à deux voix que l’histoire n’est pas finie. Elle n’est pas finie au sens d’abord où cela ne « passe » pas facilement, où les forces de ressentiment sont puissantes, et où le pire peut être à venir. Il faut être prudent, mesurer les obstacles, respecter les inimitiés. Mais cette histoire n’est pas finie au sens où le combat de Hrant Dink pour une réelle égalité des droits civiques pour tous les minoritaires de Turquie est aussi un combat pour une Turquie démocratique, capable de rouvrir un autre rapport à son passé et à son avenir.

A notre tour, voudrais-je ajouter, de déplacer les opinions publiques en France et en Europe, pour prendre aussi sur nous une partie de la responsabilité de ce qui s’est passé dans ces années terribles de la Grande guerre, où nos nationalismes ont fait éclater les vieux empires. Je dis cela non par nostalgie des empires multi-nationaux, mais parce que c’est bien notre tache à tous, après la destruction de la dernière guerre, que de s’inventer avec nos ennemis même, et sans nous cacher les conflits mais en cherchant ensemble les conflits les plus représentatifs, une société européenne assez post-nationale pour se regarder en face. Merci à ce livre d’être un magnifique exemple du travail qui nous attend.

Olivier Abel

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