L’insomnie de l’être

Un peu naïvement, à cause de ma trop grande ignorance, j’avais choisi ce que je croyais être un petit thème très secondaire ! Une fois détrompé, il était trop tard pour revenir en arrière, et les remarques qui suivent doivent être considérées comme une première prise de contact[1]. De meilleurs connaisseurs sauront peut-être y remettre un ordre plus intelligible, plus sensible à l’amplitude des écrits de Lévinas.

Mais pourquoi donc ce thème ? Tout le monde connaît ces moments d’entre-deux, où l’on ne veille ni ne dort, un peu comme dans la lecture justement, où l’on n’est ni dedans ni dehors. Tout le monde connaît ces nuits où il nous est impossible de dormir ; on rallume, on rouvre le livre — et c’est encore une autre manière de nous retirer du monde, ou de nous oublier nous-même. Cela pourtant n’est pas encore l’insomnie, que je ne connais pas personnellement, mais dont d’autres m’ont dit la douleur et l’actualité. Pourquoi de nos jours autant d’insomnie ? Pourquoi cette impuissance à dormir, à se reposer ? Mais aussi, et c’est parfois la même question, pourquoi tant de fatigue ? Pourquoi cette impuissance à agir, à se bouger ? On me pardonnera ces notations plus aristotéliciennes ou arendtiennes que lévinassiennes : c’est peut-être parce que nous avons trop peu d’occasions d’agir, de chances de nous fatiguer, parce que trop souvent nous sommes désoeuvrés, inutiles, inemployés, que nous ne savons plus trouver le sommeil. Mais c’est aussi parce que nous n’avons plus de vrai sommeil, de vrai retrait du monde, parce que nous sommes sans cesse mobilisés, affairés et anxieux, que nous ne savons plus éveiller notre faculté de sentir et d’agir.

Chez Lévinas, la question est encore différente cependant, et l’insomnie semble un thème radical, qui touche à l’Etre et au Néant, au Même ou à l’Autre. Plus précisément, cela me semble être un thème de la passivité, même si d’une passivité paradoxale. Au cours des saisons d’hiver et printemps 77-78 j’ai suivi avec un immense intérêt le séminaire du philosophe à la Sorbonne, qui portait notamment, avec insistance, sur quelques paragraphes d’Expérience et jugement[2]. Il s’agissait de la structure de prédonation passive, mais comme toujours déjà saisie par une conscience prédatrice, ou qui du moins se reprend elle-même ; l’aporie de la passivité conduisait alors à un retournement majeur. C’est au fond encore cette démarche que je voudrais suivre ici : celle d’une double inversion des thèses, à partir de leurs apories propres. D’une part, et cela me semble la configuration « mineure » (non au sens où elle serait moins importante car elle est première, mais au sens musical), on a l’insomnie de l’être, entendue comme l’horreur de l’il y a et son ressassement : Lévinas propose ici un véritable éloge du sommeil comme retrait, rupture et interruption. D’autre part, et ce serait la configuration « majeure » (toujours au sens musical), mais qui apparaît dans un second temps, il faut réveiller l’éveil, et c’est une interruption du moi par autrui, une vigilance à l’égard de l’autre que moi : l’éloge de l’insomnie que propose Lévinas se fait alors contre l’engourdissement des fausses vigilances. Mais pourquoi cette inversion ? Et est-ce bien une inversion ?

1. L’insomnie de l’être anonyme

Cette formule provient de De l’existence à l’existant[3], où elle évoque la situation de celui qui est, comme dit Heidegger, geworfenheit, jeté dans l’existence. A l’horreur de ne pouvoir échapper à l’être anonyme succède alors un éloge du sommeil comme retrait.

L’horreur d’être, l’il y a

Dans De l’existence à l’existant, le thème de l’existence sans existant est celui du chapitre qui précède celui de l’insomnie. Pour reprendre ses propres expressions (dans les pages 93 à 98), c’est d’abord un il y a, où quelque chose se passe, d’anonyme, qui submerge tout sujet, un grouillement de points, rien qu’une présence monotone où justement rien ne menace, quelque chose d’étouffant pour une vigilance sans motif, à vide :

« ce qu’on appelle le moi, est, lui même, submergé par la nuit, envahi, dépersonnalisé, étouffé par elle. La disparition de toute chose et la disparition du moi ramènent à ce qui ne peut disparaître, au fait même de l’être auquel on participe, bon gré mal gré, sans en avoir pris l’initiative, anonymement. L’être demeure comme un champ de force, comme une lourde ambiance n’appartenant à personne… » (EE p.95).

Dans cette existence qui précède tout existant l’œuvre de l’être est dite sans relâche, et la vigilance de l’insomnie sans sujet. La question est alors d’ « échapper à ce devoir de corybanthe, d’avoir un refuge en soi pour s’y retirer de l’être » (EE, p.110). Soit dit en passant, mais on y reviendra, on ne peut qu’être frappé de la proximité au moins apparente avec les termes de Schopenhauer. Dans Le temps et l’autre[4] on retrouve le même thème, comme si l’existant n’apparaissait que dans une existence qui le précède, et qui existerait sans nous :

« L’insomnie est faite de la conscience que cela ne finira jamais, c’est à dire qu’il n’a aucune moyen de se retirer de la vigilance à laquelle on est tenu. Vigilance sans aucun but (…) c’est toujours le même présent ou le même passé qui dure. Un souvenir — ce serait déjà une libération à l’égard de ce passé » (TA p.27).

Et dans Autrement qu’être[5] encore, bien plus tard, il parle d’un bourdonnement incessant (trois fois en deux pages), sans répit, un bruissement anonyme, que rien ne vient suspendre et où l’on s’enlise, un « écoeurant remue ménage et encombrement de l’il y a » :

« l’essence imperturbable, égale et indifférente à toute responsabilité que désormais elle englobe, vire comme dans l’insomnie, de cette neutralité et de cette égalité, en monotonie, en anonymat, en insignifiance, en bourdonnement incessant que rien ne peut plus arrêter et qui absorbe toute signification » (AE p.254).

Un peu plus loin il ajoute : « A l’angoisse de la mort s’ajoute l’horreur de la fatalité, de l’incessant remue-ménage de l’il y a — horrible éternité au fond de l’Essence » (AE p.271). A la même page on a la figure du labyrinthe, comme illusion de l’issue.

Sous toutes ces figures d’une très grande expressivité poétique[6] court une recherche de formulation pour un sentiment d’insécurité quasi-métaphysique et paradoxale, quand rien ne menace mais que nous sommes livrés sans échappatoire à l’être, à une menace sourde et indéterminée. Sans objet, d’une part, mais d’autre part aussi sans sujet car on y est dépouillé de toute personnalité, de toute subjectivité, livrés à l’impossibilité de la mort[7], à un il y a sans issue : « c’est si l’on peut dire, l’impossibilité de la mort, l’universalité de l’existence jusque dans son anéantissement » (EE p.100). Il est impossible de se retirer, l’être est sans porte de sortie, sans néant, sans ouverture, sans issue.

On pourrait donc dire qu’on trouve chez Lévinas une véritable phénoménologie de l’insomnie, comme il y a de l’existence et de l’être sans aucun moyen de se retirer (TA p.27) :

« L’impossibilité de déchirer l’envahissant, l’inévitable et l’anonyme bruissement de l’existence se manifeste en particulier à travers certains moments où le sommeil se dérobe à nos appels. On veille quand il n’y a plus rien à veiller et malgré l’absence de toute raison de veiller. Le fait nu de la présence opprime : on est tenu à l’être, tenu à être » (EE p.109).

Mais dans le même temps la phénoménologie descriptive est impossible, parce qu’il n’y a rien, et que ces choses ne m’arrivent même pas vraiment à moi (EE p.112). La vigilance est vide, sans objet ni sujet, « dans l’insomnie c’est la nuit elle-même qui veille. Ça veille » (EE p.111). C’est comme un exister sans existant, or « cet exister ne peut pas être affirmé purement et simplement, parce qu’on affirme toujours un étant » (TA p.26).

Reste donc l’angoisse et ce tragique shakespearien, qu’il est impossible de mourir, parce que comme le redoute Hamlet ça continue, mais qu’il aussi bien impossible de tuer, parce que comme le redoute Macbeth ça revient, et que cela même est l’horreur (EE p.100-101). Il n’y a pas d’issue, et l’être est partout — qu’on l’entende comme l’être parménidien qui ne cesse de bourdonner, ou comme la vie schopenhauerienne qui ne cesse de bruire. Contre Heidegger, l’angoisse d’être ici est bien plus terrible que l’angoisse de mourir, et l’immortalité est atroce : « Horreur de l’immortalité, perpétuité du drame de la l’existence, nécessité d’en assumer à jamais la charge » (EE p.102-103). Mais l’horreur d’être sans rémission ici est aussi bien fatigue d’être, l’existence traîne un poids, s’embourbe dans son propre être (EE p.38) et « il faut toujours s’occuper de ses bagages » (EE p.36), on est toujours encombré de soi, toujours en retard, toujours en train de chercher un ticket.

Telle est l’horreur de l’il y a, ce bruissement de l’être, cet incessant mâchonnement, ce grouillement de points sans perspective ni scansion, et qui atteste combien l’être ici est nausée. À la différence de Sartre, Lévinas en sort par l’altérité, et non par le néant, mais on peut noter que chez l’un et l’autre, le geste est le même : il s’agit de s’arracher, de se désengluer, de se désembourber.

Éloge du sommeil

Puis-je proposer un bref interlude biblique ?

« Lorsque Jonas, de la Bible, héros de l’évasion impossible, invocateur du néant et de la mort, constate au milieu des éléments déchaînés, l’échec de sa fuite et la fatalité de sa mission, il descend dans la cale du bateau et s’endort » (EE p.115).

Le sommeil serait donc une délivrance, une sorte d’exode hors de ce qui est, et le Psaume 102 décrit l’insomnie du malheureux qui gémit solitaire sans pouvoir trouver le sommeil. Mais c’est bien une bénédiction humaine justement que de pouvoir et de devoir dormir, d’un sommeil bienheureusement ordonné par Dieu. Que se serait-il passé si Adam ou Abraham avaient été insomniaques ? Jamais on n’aurait pu tirer du profond sommeil du premier cette Eve dont il s’écrie qu’elle est chair de sa chair (Gn 2 21) ; et jamais le second n’aurait eu la vision de son immense postérité généalogique (Gn 15 12). Le sommeil n’est donc pas un thème du repli solitaire, bien au contraire, mais une première et fondamentale ouverture à autre que soi.

Je donne ces exemples pour bien faire sentir chez Lévinas l’inversion des thèses habituelles, l’angoisse n’est pas de mourir mais de ne pas pouvoir mourir, et la conscience se manifeste non par la faculté de veiller ou de s’éveiller mais par la faculté de dormir.

« La conscience a paru trancher sur l’il y a par sa possibilité de l’oublier et de le suspendre — par sa possibilité de dormir » (EE p.115). « Il faut se demander si la vigilance définit la conscience, si la conscience n’est pas bien plutôt la possibilité de s’arracher à la vigilance (…) de conserver toujours la possibilité de se retirer derrière pour dormir. La conscience est la possibilité de dormir » (TA p.30).

Ce qu’introduit le sommeil c’est un rythme, une interruption, une suspension, une epochè, un néant qui glisse un intervalle.

« il faut précisément se demander si (…) le néant n’est pas possible en tant qu’intervalle et interruption, si la conscience avec son pouvoir de sommeil, de suspension, d’epochè, n’est pas le lieu de ce néant-intervalle » (EE p.105).

Le sommeil, par son interruption, permet d’en finir et de commencer[8]. Par le sommeil un commencement est possible, un présent est possible qui n’est pas la poursuite sans rémission d’une histoire fatale dont on ne peut s’évader. Le sommeil est en quelque sorte la première manière que nous avons de sortir de l’être, de nous en retirer, de nous poser.

« Se coucher, c’est précisément borner l’existence au lieu, à la position. Le lieu n’est pas un quelque part indifférent, mais une base, une condition (…) En nous couchant, en nous blottissant dans un coin pour dormir, nous nous abandonnons à un lieu » (EE p.119).

Pour pouvoir être au monde, il faut pouvoir se retirer du monde. Pour être disponible à autre que soi, il faut avoir un possibilité de retrait indisponible, et c’est précisément ce que n’ont pas les SDF — ce « chez-soi » dont parle Lévinas. Ici encore nous retrouvons notre question de la passivité, d’une passivité première sans laquelle nos activités s’exténuent:

« La position ne s’ajoute pas à la conscience comme un acte qu’elle décide, c’est à partir de la position, d’une immobilité, qu’elle vient à elle-même. Elle a un engagement dans l’être qui consiste à se tenir précisément dans le non-engagement du sommeil. Elle a une base, elle a un lieu. Le seul avoir qui ne soit pas encombrant mais qui est la condition » (EE p.120).

Parlant du « retard apporté par l’existant à exister », Lévinas observe que « ce retard constitue le présent » (EE p.51). On l’a vu, l’existence traîne un poids, un encombrement, le fait d’être déjà là, le fait d’être né, comme un irrémédiable décalage à son propre commencement. Mais ce retard, ce décalage est aussi déjà ce qui nous permet de rompre avec la présence infernale dont nous parlions. Le présent est le « départ de soi. Dans la trame infinie, sans commencement ni fin, de l’exister, il est déchirure. Le présent déchire et renoue; il commence » (TA p.32). Mais ce présent n’est pas encore le temps, qui ne saurait être le fait d’un sujet isolé et n’apparaît vraiment que dans la relation du sujet à autrui; c’est la simple déchirure qui permet d’éprouver le temps :

« Le présent est assujetti à l’être. Il lui est asservi. Le moi retourne fatalement à soi -il peut s’oublier dans le sommeil mais il y aura réveil. Dans la tension et la fatigue du commencement perle la sueur froide de l’irrémissibilité de l’existence. L’être assumé est une charge » (EE p.134).

Avec le présent apparaît la responsabilité pour les absents, et le sujet se trouve otage des absents. C’est ce que marque le sommeil, comme première forme de la conscience qui n’apparaît que dans un retrait du monde, et comme première forme de l’oubli de soi. Il n’y a pas d’éveil sans sommeil. La possibilité de se retirer en soi est aussi la possibilité de faire place à autre que soi. Il ne me semble pas impossible en ce sens de rapprocher ce que Lévinas dit du sommeil et ce qu’il dit des nourritures quotidiennes, de ces jouissances qui sont

« déjà une manière de se libérer de la matérialité initiale par laquelle s’accomplit le sujet. Déjà elle contient un oubli de soi. La morale des nourritures terrestres est la première morale. La première abnégation. Pas la dernière, mais il faut passer par là » (TA p.46).

Ces nourritures et ces plaisirs, comme le sommeil, en ce qu’ils nous sortent de nous-mêmes, nous proposent des formes d’altérité un peu faible, alors que la mort serait un forme d’altérité trop forte. Mais ce qui est donc très original chez Lévinas, c’est de placer le sommeil à la fois comme ce qui me permet de me retirer de l’être inapaisable, du bruit perpétuel de sa présence, et ce qui dans l’oblation de moi m’ouvre aux autres absents. C’est de placer le sommeil comme le premier acte de la conscience, son état initial ou son acte de naissance, par lequel le présent et l’absent sont enfin distingués. Par lequel le temps commence.

L’histoire de Jonas évoque celle, fameuse, où Pyrrhon, le maître du scepticisme grec, interrogé sur un bateau au milieu de la tempête, montre un pourceau qui mange paisiblement. Elle évoque bien sûr aussi celle de Jésus, qui dormait dans les mêmes circonstances. Le sommeil est ici un chiffre de la confiance, une sorte de sécurité quasi-métaphysique, là où il ne peut rien m’arriver. Cette véritable philosophie du sommeil que nous venons de trouver chez Lévinas est assez rare chez les philosophes pour être remarquée. Là où Kant remercie Hume de l’avoir réveillé de son « sommeil dogmatique », pour sortir de l’éternelle minorité et entrer enfin dans les Lumières, là où Husserl veut réveiller l’esprit européen, retrouver sa conscience vigilante et son idéal, Lévinas traite du sommeil non comme ce retrait premier de l’être par lequel un sujet devient possible et peut faire place à la différence entre lui et l’autre.

Puis-je poursuivre cette digression par les philosophes ? Car les philosophes ont souvent eu des mots très durs envers le sommeil. Nietzsche le brocarde au début d’Ainsi parlait Zarathoustra, lorsque dans « les chaires de vertu » il met en scène un merveilleux sage, enseignant la morale, et enseignant à bien dormir. Pour bien dormir, en effet, il vaut mieux ne pas tuer, ne pas voler, ne pas convoiter la femme de son voisin, etc. Zarathoustra dit son estime pour l’honnêteté de ce sage, mais lui reproche d’être nihiliste, apologète de « la grande fatigue » d’exister, de ne plus vouloir que fuir un monde trop fatigant. Le désir de sommeil serait déjà une figure du désir de mort. À peu près seul, Arthur Schopenhauer fait l’éloge du sommeil. Il estime à l’inverse que les grands génies ont besoin d’une quantité de sommeil inhabituellement importante, un peu comme les enfants dont l’intelligence se forme. C’est précisément parce qu’on est conscient, parce que l’on pense, que l’on parle et que l’on agit, que l’on dort. Plus il y a conscience vive, plus il y a tranquillement sommeil. Dans ce débat entre Nietzsche et Schopenhauer, dont on peut dire que la question du sommeil est la pierre de touche, il semble que Lévinas soit plus proche du vieux Schopenhauer, quoique sous une argumentation très différente.

Schopenhauer pensait que dans le sommeil nous sommes au plus proche du noyau de notre être, de ce noyau de désir et de vouloir-vivre par lequel nous poursuivons le désir de nos prédécesseurs et participons de tout ce qui désire être. Mais le sommeil est paradoxal, si je puis dire : en lui nous suspendons le principe d’individuation par lequel chacun lutte contre les autres, cette roue d’Ixion qui m’attache au vouloir-vivre, à sa lutte et à son « devoir de corybanthe ». On pourrait dire que le sommeil est à la fois au cœur, au comble du désir, mais qu’il nous place aussi dans une abnégation divine où je m’oublie, me dilate, et fais l’expérience de cette identité profonde qu’est la compassion. C’est ici que la pensée de Lévinas résiste à son rapprochement avec celle de Schopenhauer : car il ne croit pas que le sommeil suspende le principe d’individuation : au contraire, son argument fait du sommeil le premier acte qui nous individue[9]. Plus généralement, sans doute, la différence tient au fait que le coeur de la morale de Lévinas ne se trouve pas dans la pitié, dans l’expérience et l’intuition d’une profonde identité entre les êtres, mais au contraire dans le respect, dans l’expérience d’une radicale altérité.

2. Réveiller l’éveil

Nous basculons maintenant vers une seconde configuration, et d’un éloge du sommeil à un « éloge de l’insomnie » — selon le titre d’un cours donné le 7 mai 1976, dans sa série sur Dieu et l’onto-théo-logie. Le même vendredi, il avait donné un autre cours, dans sa série sur la mort et le temps, sur une lecture de Bloch qui commençait par ces mots : « le sujet, dans l’obscurité du pur fait d’être, œuvre pour un monde à venir et pour un monde meilleur »[10]. Or c’est l’autre qui m’éveille, non pas tant ici d’un sommeil cognitif que d’un sommeil moral.

2.1 Quand l’Autre éveille le Même

Nous abordons maintenant une seconde sortie de l’il y a, non dans ce que j’appelais une altérité faible, mais par une altérité forte, aussi forte que la mort. Comme Lévinas le dit rapportant après coup le mouvement de De l’existence à l’existant dans Éthique et infini :

« D’où un tout autre mouvement : pour sortir de l’il y a, il faut non se poser, mais se déposer ; faire un acte de déposition, au sens où l’on parle de rois déposés. Cette déposition de la souveraineté par le moi, c’est la relation sociale avec autrui, la relation dés-inter-essée (…) Je me méfie du mot « amour » qui est galvaudé, mais la responsabilité pour autrui, l’être-pour-l’autre, m’a paru dès cette époque arrêter le bruissement anonyme et insensé de l’être » (EI p.42).

On comprend ainsi d’une toute autre manière l’importance du thème de l’ « otage de l’autre ». C’est parce que je suis d’abord, et avant tout, otage de l’être et de la vie, que l’irruption de l’autre me délivre de l’encombrement d’être dont je ne pouvais me libérer par moi-même, et me vide de mon souci[11]. En faisant de moi son otage, l’autre me libère de cette otagéité première : si je suis l’hôte d’un autre, je suis déjà logé « ailleurs ». C’est bien un thème de la sortie, une sortie discrète mais radicale.

Que le même soit non-indifférent à l’autre, telle est la question comme il le dit en racontant Le Temps et l’autre, toujours dans Éthique et infini : « l’existence était décrite à l’époque comme le désespoir de la solitude, ou comme l’isolement dans l’angoisse. Le livre représente une tentative de sortir de cet isolement de l’existence » (EI p.49). Et cette sortie se fait par l’autre : le temps n’est pas le fait d’un sujet isolé, mais de la relation d’un sujet avec autrui. Et c’est par là que le même est rendu différent par l’autre, sans être par lui aliéné. L’autre éveille le même :

« le noyau ferme et fermé de la conscience, où toujours se rétablit l’égalité et l’équilibre entre le traumatisme et l’acte, est ici fissuré. L’autre éveillant le même, c’est l’autre dans le même sans l’aliéner, sans esclavage » (DMT p.210).

L’autre n’éveille le même que parce que (à la condition que ?) le « par l’autre » peut (puisse ?) devenir un « pour l’autre ». En souffrant par la faute de l’autre, je peux souffrir pour la faute de l’autre. Comme il l’écrit à la page précédente, « la responsabilité affranchit le sujet de l’ennui, le libère de la morne tautologie et de la monotonie de l’essence » (DMT p.209).

Quand l’autre éveille le même, on peut dire que l’infini inquiète le fini (DMT p.240). Mais d’où vient ce thème de l’éveil ou du réveil ? Dans Autrement qu’être on rencontre l’idée qu’il faudrait « d’abord réveiller dans le Dit le dire qui s’y absorbe et qui entre ainsi absorbé, dans l’histoire qu’impose le Dit » (AE p.74). Le réveil est interruption, injonction, et c’est en ce sens que nous y sommes désintéressés, arrachés à toutes nos insertions et intérêts. Dans Dieu, la mort et le temps, on trouve ce véritable abrégé d’Autrement qu’être dans une méditation du prophète Jérémie :

« on peut appeler prophétisme ce retournement où la perception de l’ordre coïncide avec le fait que celui qui obéit le signifie. Le prophétisme serait ainsi le psychisme même de l’âme, l’Autre dans le Même, ou le dans signifie le réveil du Même par l’Autre » (DMT p.233).

Il me semble donc que le thème du réveil puisse être raccordé à celui du prophétisme, à cette vigilance particulière du prophète dont Kierkegaard parlait comme d’un « vigile ». Ricœur aussi, dans son Penser la Bible, parle du prophète Ezéchiel comme d’une « sentinelle de l’imminence » — dans un commentaire du chapitre 37 (versets 1 à 14). Et il raconte l’important conflit entre « une histoire traditionnelle sécurisante et une histoire imminente traumatisante »[12].

D’où l’envie qui me reprend de glisser ici un petit interlude biblique. Au livre de Job (4 13) Elifaz, l’ami de Job, dont il faut prendre le discours très au sérieux sans quoi l’on manquerait le tragique du livre, raconte cette révélation furtive comme un murmure : à l’heure où tout s’endort un frisson de terreur l’a saisi. Devant Dieu qui peut s’arroger la justice ? Ne faut-il pas réveiller les hommes de leur profond sommeil moral ? D’autres textes disent encore cette vigilance anxieuse : non plus seulement le Psalmiste qui se plaint « je n’ai plus de sommeil » (Ps 102 8) déjà cité, mais la menace des ennemis qui approchent à la faveur de notre engourdissement de sentinelles assoupies. Et comme il est dit dans le livre d’Esaïe, chez les ennemis réveillés par Dieu qui les a sifflé des extrémités de la terre « nul ne sommeille ni ne dort » (Es 5 27).

La veille cependant est aussi protectrice, c’est la vigilance du Dieu protecteur, qui peut être regrettée comme un passé raconté : « l’amitié de Dieu veillait sur ma maison » (Job 29 4) ; ou chantée sur le mode de l’hymne : « je lève les yeux vers les montagnes (…) il ne sommeille ni ne dort celui qui garde Israël » (Ps 121 4). Il est donc vain de croire s’évader de la présence de Dieu, et comme le note Hugo, l’œil était dans la tombe et regardait Caïn. Mais le Psaume 139 raconte la vigilance de Dieu comme ce qui autorise mon sommeil : aussi loin que j’aille, tu es déjà là, que je dorme ou m’éveille tu es encore avec moi. Si l’on peut prolonger ces échos dans les évangiles, la nuit au jardin de Gethsémani porte encore la vibration et le timbre de cette appel à veiller : « mon âme est triste à mourir, demeurez ici et veillez avec moi (…) vous n’avez pas eu la force de veiller une heure avec moi. Veillez et priez… » (Mt 26 38-41).

Mais comme le remarquait Kierkegaard dans Le concept d’ironie constamment rapporté à Socrate, Jésus ici rejoint la figure de Socrate, non plus dormant pendant la tempête, mais debout encore à la fin de la nuit et poursuivant la conversation avec ceux qui viennent de se lever (à la fin du Banquet). L’aiguillon du questionneur qui ne cesse d’interroger, de déconstruire les cadres de nos langages et de nos cités se manifeste à sa capacité à veiller quand tous iraient dormir — mais peut-être aussi par sa capacité à dormir quand tout le monde s’affaire et s’inquiète. On trouve chez Cioran le cynique, je ne peux m’empêcher de le signaler au passage, une très belle invocation à l’insomnie :

« tu vins, Insomnie, secouer ma chair et mon orgueil (…) toi qui, en une seule nuit, dispenses plus de savoir que les jours concluS dans le repos (…) point d’idées qui console dans le noir, point de système qui résiste aux veilles. Les analyses de l’insomnie défont les certitudes (…) il y a des yeux qui ne pourront plus rien apprendre du soleil, et des âmes malades de nuits dont elles ne guériront jamais »[13].

Je remarquais plus haut que l’autre m’éveille, non pas tant d’un sommeil cognitif que d’un sommeil moral. Mais l’éveil philosophique comporte une exigence éthique radicale. Dans sa Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, déjà, Lévinas pointait le thème du difficile réveil phénoménologique de l’homme plongé, comme disait Kant, dans son sommeil dogmatique : « comment l’homme, dans l’attitude naïve, plongé dans le monde, l’homme, ce dogmatique né (Ideen 117), devient il brusquement conscient de sa naïveté ? »[14].

2.2 Eloge de l’insomnie

La veille au sens d’un être éveillé ou réveillé par.. est en tous cas une impossibilité de se dérober, une assignation. L’insomnie change de signe. Elle n’est plus cet enfer qu’est l’impuissance d’échapper à l’incessant mâchonnement de l’être : elle apparaît ici sous son jour éthique de vigilance, éveil dans l’éveil. L’insomnie est juste, elle est vérace, elle nous fait entendre la rumeur de l’irréparable. D’où un éloge non plus du sommeil mais de l’insomnie. C’est un retournement de configuration. Et, dans la mesure où les thèses antérieures présentaient un véritable retournement des thèses habituelles, il s’agit du retournement d’un retournement[15].

Cet éloge de l’insomnie ne fait d’ailleurs pas de l’insomnie la négation simple du sommeil, car il y a un sommeil qui communique avec la veille : Lévinas cite le Cantique des cantiques, « je dors mais mon cœur veille » (Cc 5 2, DMT p.242). Ce qui définit l’insomnie c’est l’impossibilité de se dérober qui s’y manifeste comme une injonction éthique :

« Toute l’ouverture de la conscience serait déjà la version vers le quelque chose auquel le veiller veille. Mais il faut penser une ouverture antérieure à l’intentionnalité, ouverture primordiale qui est une impossibilité de se dérober, une assignation ; une impossibilité de se dérober en soi : une insomnie. (« Insomnie », le mot est bon car on ne peut jamais envisager de parler d’une insomnie-à !) » (DMT p.242).

Nous retrouvons ici notre impuissance, notre incapacité à proposer une phénoménologie de l’insomnie. L’insomnie est une veille sans intentionnalité, une veille radicalement désintéressée qui ne peut se donner de forme qu’informe, infinie, absolument sans contenu, un formalisme du vide, d’une trouée ou d’une fission (DMT p.243).

Lévinas parle dans Autrement qu’être de « La signification dominante de la sensibilité déjà aperçue dans la vulnérabilité et qui se montrera dans la responsabilité de la proximité, dans son inquiétude et dans son insomnie » (AE p.104). Et il poursuit à la page suivante en montrant la « dénucléation du bonheur imparfait qui est le battement de la sensibilité : non coïncidence du Moi avec lui-même, inquiétude, insomnie » (ibid. p.105).

Il nous sera précieux de nous attarder un peu sur cette idée de dénucléation. Quel est ce noyau qu’il faudrait dénucléer ? Est-ce le « noyau de notre être » que Schopenhauer trouvait dans le sommeil ? Est-ce ce qui dans la veille voudrait se poser, se rassembler ? Est-ce le dogmatisme du sommeil ou celui de la conscience[16] ? Toujours dans les mêmes pages de Dieu, la mort et le temps, il écrit :

« L’insomnie est inquiétée au cœur de son égalité formelle par l’Autre qui dénoyaute tout ce qui, en elle, se noyaute en repos, en présence, en sommeil — tout ce qui s’identifie. L’insomnie est le déchirement de ce repos dans l’identique. Tel est le caractère irréductible de l’insomnie : l’Autre dans le Même qui n’aliène pas le Même mais qui l’éveille » (DMT p.242-243).

Le veilleur médusé voudrait se rassembler dans une présence, mais c’est ce que l’insomnie interdit et ne cesse de déchirer.

Lévinas propose ainsi une véritable insomnie éthique, entendue comme sensibilité à la rumeur de l’irréparable, de l’irrémédiable, de l’irrémissible, de l’incompensable[17]. Cette insomnie éthique déchire les représentations successives d’une morale qui permettrait de bien dormir, pour reprendre la boutade de Niestzsche. La conscience tout d’abord contre l’insomnie qu’elle ne supporte pas se rassemble dans une présence, une identité de soi qui se réveille clairement hors de tout sommeil : ce n’est plus l’indistincte insomnie. Lévinas écrit que « la conscience descend de l’insomnie », elle en est le reste, la trace au jour du Même. Mais justement elle ne sort de l’insomnie que par « l’oubli de l’Autre » (DMT p.243). Alors que l’insomnie introduit une inquiétude infinie, où je me sens de proche en proche responsable de tout[18].

Lévinas s’interdit dès lors de prendre appui sur ce que je visais au départ, cette idée bachelardienne de rythme, cette véritable dialectique de la durée, où tout est concrétion de repos et d’action, de tension et de détente. On ne saurait trouver chez Lévinas une alternance entre l’éloge du sommeil et l’éloge de l’insomnie, qui pourrait nous sortir de l’insomnie anxieuse comme de l’affairisme de somnanbules dont nous parlions au début[19]. On ne saurait trouver chez Lévinas cette idée aristotélicienne que le repos conserve l’être, prépare l’action : ce n’est pas sa question. L’éthique de Lévinas est non moins éloignée de l’éthique de Spinoza, qui entend l’être tout autrement. Le sujet ainsi sans cesse réveillé est dit « dégrisé de sa persévérance dans l’être » (DMT p.243). Le « traumatisme du réveil » (DMT p.251) brise le rythme vital du repos et de l’éveil.

Issues

Que dire pour finir ? Comment finir sur l’insomnie ? Ce qu’il y a de commun aux deux configurations, c’est l’horreur de l’il y a, de son écoeurant remue ménage, du bourdonnement de l’être. La seule sortie serait, dans la première configuration, le sommeil qui déjà ouvre la voie de l’autre ; dans la seconde configuration, la vigilance insomniaque elle-même, quand elle est arrachée à l’être par l’Autre. Mais dans les deux cas l’insomnie serait une expérience primordiale de la passivité. Passivité à l’être sans existant, ou bien (et l’alternative est tranchante), passivité à l’Autre, entendue au sens d’ « une passivité plus passive que toute passivité », la rupture de quelque chose que je subis et que je ne peux recevoir, que je ne peux assumer, dont je ne peux accuser le coup. Une passivité à l’Autre qui explose notre réceptivité, qui la fait éclater (DMT p.250).

L’insomnie est cette double passivité, qui de l’intérieur de la méditation husserlienne de la passivité, scinde notre expérience. Mais nous parlons ici d’une insomnie paradoxale, si je puis dire : les insomnies ordinaires ne sont peut-être même pas si horribles, et probablement pas si belles. On le voit, si je puis me permettre un mot personnel et direct, je regrette un peu l’étonnant éloge du sommeil du « jeune » Lévinas. Et je suis chagriné par cette idée, dont je reconnais encore la proximité avec le sentiment de Schopenhauer, qu’il nous faudrait nous dégriser de notre persévérance dans l’être. Je reprends donc sans doute ici sans le savoir les pas de la conversation entre Ricœur et Lévinas. Le spinozisme discret de Ricœur[20] y tiendrait une grande place. Qu’est ce que cet être qui serait exclusif de l’autre, du mouvement, de la vie, du néant même[21]?

Platon est plus incertain, plus oscillant entre éveil et sommeil, comme le remarque Patocka qui en fait un attribut de la philosophie. Où est l’inquiétude, où est la confiance ? On se croit réveillé, mais on dort encore, et c’est le sommeil qui donne accès à un plus grand éveil. On n’est ni dans la nuit parménidienne où il n’y a que l’être, ni dans un jour qui séparerait définitivement l’être et le néant, le même et l’autre : on est dans un entrelacs, un entre deux, ou plutôt encore un intervalle entre l’un et le deux. Derrida, dans son discours de réception du prix Adorno, propose un autre partage entre rêver et croire qu’on rêve, entre veiller et croire qu’on veille. La philosophie, de Platon à Husserl, serait tout entière dans la séparation vigilante entre veille et sommeil, c’est à dire dans l’éveil, dans le réveil. La littérature, la poésie, la musique, le cinéma, attesteraient leur inséparabilité, la possibilité parfois de veiller en rêvant, de dormir en veillant.

Lorsque Lévinas montre qu’en se couchant, en se blottissant dans un coin, on borne l’existence au lieu, il fait voir un « avoir qui ne soit pas encombrant », mais une condition (EE p.119-120). Il y a dans l’être un dedans qui est un retrait. Mais une autre expérience de ce repli intime qui nous ouvre sur du plus vaste serait celle du livre que l’on ouvre pour lire. Il est trop tard pour recommencer par la littérature, les citations de Huysmans, de Zola, de Maupassant, de Blanchot, de Shakespeare, de Proust, de Kafka, de Dostoïevski. Mais déjà, nous l’avons vu au long de nos lectures de Lévinas, les allusions bibliques sont nombreuses, comme à un livre de chevet. Lire est-ce veiller, dans une conscience vigilante qui garde la distance, ou est-ce dormir, se retirer du monde dans le rêve ? Peut-être que la conscience même que nous en prendrions, gâterait cette expérience micro-phénoménologique de suspension et de réouverture. Ce serait déjà un motif en faveur de cette inversion de sens, de ce retournement par lequel les deux configurations ici déployées ne cessent de renvoyer l’une à l’autre.

Olivier Abel

Publié in Emmanuel Levinas et les territoires de la pensée,
Paris : PUF, 2007, collection Epiméthès, p.215-234.

Notes :

[1] Je tiens à dire ma dette envers Ernst Wolff, de l’Université de Pretoria, qui m’a suggéré beaucoup de lectures de Lévinas que je n’avais pas envisagées de rapporter à notre thème, trop occupé que j’étais d’une lecture assidue de De l’existence à l’existant.

[2] Travaillant alors sous la direction de Ricœur auprès du séminaire des Archives Husserl de la rue Parmentier, je bénéficiais de la possibilité offerte à ses étudiants, notamment pendant les mois de printemps où il était à Chicago, de nous joindre au séminaire de Lévinas, en fonction d’un accord entre les deux philosophes dont on sait l’ancienne amitié.

[3] Cité ici EE, Paris : Fontaine, 1947, p.110.

[4] Cité ici TA, Paris : PUF, 1983, p.25 sq.

[5] Cité ici AE, Paris : M.Nijhoff-poche, biblio-essais p.253-255.

[6] Que Lévinas dit avoir en partie empruntées à Blanchot décrivant « une nuit dans une chambre d’hôtel où, derrière la cloison, ça n’arrête pas de remuer, on ne sait pas ce qu’ils font », Ethique et infini, Paris : Fayard-poche, biblio-essais p.40 (cité ici EI).

[7] Une partie de ces réflexions a sans doute été pensée en captivité. Remarquons ici encore combien le thème est schopenhauerien.

[8] Là où Lévinas nous apprend quelque chose d’essentiel sur le sommeil, c’est quand il y voit le commencement d’un rythme, ce qui est un pléonasme (le contraire d’une contradictio in adjecto): le pouvoir de suspendre, le pouvoir de finir et de commencer.

[9] Mais son individuation prend un tout autre sens que celui qu’il a chez Schopenhauer, et serait au contraire à rapprocher de ce que Schopenhauer appelle le détachement, quand la représentation se détache de la volonté, se désintéresse.

[10] Emmanuel Lévinas, Dieu, la mort et le temps, Paris : Grasset-poche (biblio-essais), p.240 et 116. Cité ici DMT.

[11]  En ce sens le thème lévinassien de l’otage de l’autre est très voisin du thème de la prédestination chez Calvin. C’est, pour reprendre son vocabulaire, qu’en me démettant de moi-même, en me remettant à Dieu seul sans chercher à savoir ce qui n’appartient qu’à lui, en me vidant de mon propre souci, je suis par là délivré du labyrinthe de mon jugement mais du même coup du jugement des prêtres, des rois et de tous les destins. Il y a en moi quelque chose qui n’appartient qu’à Dieu.

[12]  Paul Ricœur, Penser la Bible, Paris : Seuil, 1998, p.228.

[13]  E.Cioran, Précis de décomposition, in Œuvres, Folio, p.726-727. Je remercie Haldun Bayri, son traducteur turc, de m’avoir signalé cette page.

[14] E.Lévinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Paris : Vrin, 1970 (3ème édition), p.222.

[15]  La note 1 p.242 de Dieu, la mort et le temps remarque que les analyses de l’insomnie de De l’existence à l’existant sont ici « retournées comme un gant ».

[16]  La note 1 p.251 pointe simplement que « le sommeil est dogmatique ».

[17] « Mais ce temps de la compensation ne suffit pas à l’espoir. Il ne lui suffit pas que la larme soit essuyée ou la mort vengée : aucune larme ne doit se perdre, aucune mort se passer de résurrection (…) la rétribution dans l’avenir n’épuise pas les peines du présent. Il n’y a pas de justice qui puisse la réparer. Il faudrait pouvoir revenir à cet instant ou pouvoir le ressusciter. Espérer c’est donc espérer la réparation de l’irréparable » (EE p.153-157).

[18] Le sentiment d’une responsabilité océanique, infinie, où nous sommes coupables de tout, serait-il un sentiment dû au sommeil de notre faculté de juger, d’arrêter, de trancher, ou à l’éveil hors du sommeil du jugement toujours borné ? Cela n’est pas très différent au fond, et Dostoïevski, à qui Lévinas a pris ce thème (à vrai dire aussi assez luthérien), l’avait peut-être lui-même emprunté à Schopenhauer.

[19] Jamais il ne pourra être vigilant, celui que l’on a tenu sans cesse sur le qui-vive pour des riens, dans une mobilisation et une conscientisation de tous les instants qui finit par le laisser incapable d’une véritable action éveillée. Et jamais il ne pourra s’endormir, celui que l’on occupe tellement qu’il n’a plus de marge d’action à lui, qui lui donnerait le sentiment que sa fatigue est bien la sienne. Et les deux processus se renforcent, car celui qui a peur de se réveiller vraiment, on comprend qu’il ait peur de s’endormir.

[20]  Il avait, on s’en souvient, fait venir Sylvain Zac à Nanterre, et d’ailleurs cessé de faire cours sur Spinoza à proximité d’un si bon connaisseur, mais n’a jamais cessé de manifester sa proximité avec le philosophe de La Haye.

[21] C’est la protestation de l’Etranger du Sophiste (249-a).