Les variations que nous allons proposer sur le thème d’une éthique de l’anonymat, ou plutôt entre les deux limites du désir d’anonymat et du désir de renommée, sont à entendre comme une tentative pour formuler le problème politique de l’anonymat et de la réputation dans une société comme la nôtre. Quand veut-on la réputation, quand veut-on l’anonymat? Nous commencerons par la plus ample de ces variations, la plus constante peut-être, pour aller jusqu’à la plus exiguë, certainement la plus inactuelle, en passant par la plus simplement contemporaine.
1. La cité comme espace commun d’apparition
Que cherchons-nous, cherchant la réputation? Nous cherchons la grandeur, et effrayés par la disparition de nos paroles et de nos actions, qui préfigure notre propre disparition, nous désirons qu’elles soient connues, qu’elles fassent du bruit, nous souhaitons recevoir et donner le plus d’informations possibles, et qui portent notre nom, notre marque, notre blason, notre signature. Hobbes, rompant d’ailleurs avec la traditionnelle critique de la “vaine gloire”, place notre grandeur dans l’opinion des autres, qui ne dépend pas de l’estime que nous avons de nous-mêmes: le plus grand est celui auquel le plus grand nombre de personnes attribue le plus grand nombre de signes d’estime[1]. Hobbes définit les humains par le langage compris comme faculté de comparer et de se comparer. Il décrit peut-être ainsi le fondement des sociétés contemporaines de communication, où il faudrait que chacun soit célèbre cinq minutes, accepte de renoncer au secret et de ne rien cacher pour paraître dans l’espace public de la notoriété et du renom, travaille son image de marque et son audience, et permette ainsi aux autres de se reconnaître en lui comme il se reconnaît en eux.
Que cherchons-nous, cherchant l’anonymat? Peut-être cherchons-nous simplement à être petit, à nous détacher des grandeurs qui nous entravent dans notre désir d’assimilation ou de sécurité, dans une société de grande circulation où l’anonymat est la forme de la liberté? Peut-être désirons-nous nous retirer des échanges? Peut-être cherchons-nous à passer sans bruit, à ne plus agir ni subir, peut-être cherchons-nous l’abstention, la pure contemplation? Hannah Arendt reproche toutefois aux hommes de notre temps de faire trop facilement usage de la faculté de se retirer du monde, car “avec chaque retrait de ce genre, se produit une perte en monde presque démontrable; ce qui est perdu, c’est l’intervalle spécifique et habituellement irremplaçable qui aurait dû se former entre cet homme et ses semblables”[2]. Elle montre comment la persécution a pu parfois rapprocher les victimes au point qu’il n’y ait plus de place entre eux pour le monde, et que leur compassion les décharge du souci du monde et de ses conflits. Si la pluralité humaine se réduisait à l’unité anonyme de l’espèce humaine, “le monde, qui ne se forme que dans l’intervalle entre les hommes dans leur pluralité, disparaîtrait”[3].
Rassemblons les deux bords. Le monde que nous cherchons est un espace d’apparition où nous puissions comparaître pour différer ensemble, avant de disparaître et de céder la place les uns aux autres. Un monde où nous puissions nous montrer et dont nous puissions nous retirer.
Cela n’est pas évident, parce qu’il faut avoir de quoi paraître, de quoi se montrer et montrer de quoi on est capable ou incapable, de quoi se distinguer et s’essayer, avoir de quoi dévoiler qui l’on est par diverses interprétations de soi. C’est ici l’ordre universel de la réputation que nous ne puissions nous passer de nous demander les uns aux autres “qui dites-vous que je suis?” Cette incessante demande de reconnaissance fait l’insociable sociabilité dont parlait Kant, ce besoin de différer, de nous opposer, de nous distinguer, mais de différer ensemble, de manière reconnue et acceptée par les autres; comme s’il était vain ou impossible de différer séparément. Au fondement de la cité comme espace commun d’apparition, nous placerons donc quelque chose comme un “droit de paraître”, qui exige la possibilité concrète de déployer une réputation singulière, et donc d’entretenir une intrigue durable sur qui nous sommes. La possibilité de comparaître pour différer ensemble demande ainsi à être politiquement instituée, dans un cadre d’apparition qui propose plusieurs formes de reconnaissance pour donner et redonner à chacun la chance d’exercer son droit de cité.
Mais il n’est pas davantage évident d’être autorisé à disparaître, à s’effacer devant d’autres, pour qu’ils paraissent à leur tour dans l’espace public ou pour qu’à leur tour avec la génération ils viennent au monde. C’est même le problème le plus délicat, s’il est vrai que les actions et les paroles humaines sont d’une fugacité telle qu’elles disparaissent aussitôt qu’apparues, et que la tentation principale est de chercher à les faire durer par leur inscription et leur “durcissement” technique. Mais cela peut-il suffire à les protéger de l’oubli anonyme où tout retourne? Pour que nous soyons autorisés à disparaître et à nous effacer, il nous faut une institution plus durable que nous-mêmes, qui nous autorise à lâcher prise, à plonger dans l’insouci de soi; il nous faut la possibilité de nous retirer. Au fondement de la cité, nous devons alors placer quelque chose comme un “droit d’habiter”, qui nous donne de quoi nous retirer du monde, et cette exigence de discrétion, au sens fort, demande à être politiquement instituée par un “ voile d’ignorance ” derrière lequel nul n’a le droit d’aller me chercher de force, et qui n’est pas moins fondamental pour exercer mon droit de cité.
Telles sont les deux limites entre lesquelles une cité humaine est simplement possible, comme ce qui nous permet de différer ensemble et nous autorise à nous remplacer les uns les autres[4].
2. La civilité entre l’anonymat et la confiance
Nous entendrons ici la civilité comme urbanité, comme politesse, comme idéal politique de vie: c’est cette forme de vie où nous cherchons les conditions optimales d’un “différer ensemble” et d’un “faire place aux suivants comme on nous a fait place”. L’urbanité comme vertu politique implique une forme de cité et de cohabitation dans la cité proprement urbaine, mais où nous devons accepter de ne pas trop savoir au départ ce qu’est l’urbanité comme espace et réseau physiques. Ce n’est pas la nostalgie d’une ville perdue qui doit nous animer, même si nous savons que nos politiques mêlées à nos urbanismes, et nos rêves mêlés à nos techniques sont orientées par ce « paradis »[5], d’une ville merveilleusement familière où tous soient reconnus et d’une ville merveilleusement anonyme, parce que vraiment œuvre à plusieurs.
La civilité oscille en effet entre une demande d’anonymat (liberté ou protection mutuelle), et une demande d’identité (valorisation mutuelle ou confiance). On pourrait dire que cette oscillation correspond à deux âges de la ville, et nous les raconterons ainsi, parce qu’on ne peut pas raconter deux choses en même temps. Mais ce ne sont pas des temps successifs, car ils sont tressés l’un à l’autre, même si le sens de la tresse semble s’enrouler ou se dérouler plutôt de l’un à l’autre pôle, ou de l’autre à l’un[6].
Le premier « âge » nous semble un temps de progression dans le sentiment d’universalité, où la demande d’anonymat nous fait aller vers la ville comme on va vers la mer. La ville est alors, comme Victor Hugo le disait de Paris dans Les Misérables, à la fois un lieu de perdition et un lieu de pardon, un lieu où l’on peut recommencer sa vie[7]. On ne veut plus être incarcéré dans un nom, dans une identité, dans une appartenance, dans une race ou une tradition. On veut pouvoir se faire ou se refaire sa propre renommée. Rompant avec une identité trop marquée, avec des attaches trop indéfectibles, avec une communauté traditionnelle où les rôles sont déjà établis, celui qui arrive en ville comme un “étranger” est toujours aussi comme un enfant, selon la belle remarque de Georg Simmel. Il a devant lui comme une page blanche, et les autres ne savent pas ce qu’il peut devenir (peut-être quelqu’un de très important, de très renommé, ou simplement un grand ami). Il faut lui faire crédit. Et en effet il est besoin d’une sorte de case vide, d’avoir suffisamment d’anonymat pour distinguer entre ce qu’on nous a dit que nous étions et ce que nous disons que nos sommes; il est besoin que d’autres autres puissent nous voir autrement et nous dire autrement qui nous sommes.
Allons plus loin: c’est la rupture inaugurale de la modernité politique que de placer au fondement de la cité un “voile d’ignorance”[8]. Non pas même de ne pas savoir qui est quelqu’un, mais de ne pas vouloir le savoir: c’est le fondement des institutions juridiques, scolaires, médicales, etc., prenant la fonction d’écran et de représentants de la responsabilité collective, que de redonner à chacun sa chance. Ces formes anonymes et collectives de la responsabilité sont importantes pour que l’arbre de la responsabilité individuelle ne cache pas la forêt des contraintes anonymes, et pour briser les contaminations de misère[9]. C’est aussi une forme proprement urbaine de la courtoisie que de remettre une distance, une “pellicule protectrice”[10] entre les passants, qui leur laisse la liberté de commencer quelque chose de neuf ensemble, ou de ne pas le faire. Et c’est également ce qui fonde la réticence proprement “urbaine” aux nouvelles technologies d’identification (la vidéosurveillance qui se déploie sans véritable cadre juridique[11]), comme la résistance du droit à l’anonymat face aux progrès de la génétique prédictive et de l’intégration informatique du système de santé (sida, maladies chroniques, etc.)[12].
Le second « âge » de la ville nous semble un temps de régression vers des solidarités locales. Le premier âge nous donnait le sentiment que nous sommes toujours trop différents, et qu’il faut encore laisser ces différences au vestiaire pour pouvoir mieux nous assimiler et entrer dans l’espace public. Ici c’est au contraire la hantise de se dissoudre dans l’anonymat, de n’être rien, d’être sans qualité et manipulable à merci, d’être complètement interchangeable et modelable qui nous fait fuir l’anonymat et demander davantage d’identité et d’identification. C’est d’abord une demande de sécurité, parce que le fait de savoir à qui l’on a affaire permet de donner sens et finalité aux conduites, et de se sentir dans un monde de confiance. Contre l’anonymat (sentiment du “complot”) on voudra savoir qui se tient derrière une information, qui la produit et l’émet, et pourquoi. On voudra aussi personnaliser les liens, rétablir une proximité possible, demander que soit pris en compte les attachements et les rapports de familiarité, refaire une sorte de village affinitaire, basé sur des liens électifs et des attachements choisis. Les liens se feront de proche en proche (réseaux), et on revendiquera plutôt un droit à l’identité. C’est le temps des “gated communities”.
Ici encore il y a une dimension politique forte, que l’on éprouve dans ce que l’on appelle la crise de la “représentation”, où manque ce qui permet la représentativité d’un Prince dans lequel on puisse se reconnaître. Jusque dans le malheur on voudra pouvoir imputer la faute à quelqu’un, trouver et nommer les responsables. La responsabilité est nominative, au risque de sombrer dans une justice spectacle (bouc émissaire) ou assurantielle. Mais aussi c’est une responsabilité individuelle, contractualisée par consentement personnel. La forme urbaine de courtoisie qui convient à cet âge voudra un minimum de confiance, de sentiment de proximité; et les techniques de protection, d’identification et de marquage de soi et des autres, tant qu’elle augmentent le sentiment d’une communauté convexe, où toutes les relations s’effectuent à l’intérieur du groupe et où l’on peut faire comme si l’on connaissait tout le monde, sont bien considérées. Elles favorisent la solidarité et la sécurité, c’est à dire le sentiment de durabilité. On verra que c’est un monde où la réputation joue un rôle central.
Cette polarisation de l’urbanité ne saurait être prise dans un seul des deux sens, dans un seul âge, séparément comme allant vers plus d’anonymat ou vers plus d’identification. Il n’y a pas que des solidarités traditionnelles et de l’anonymat moderne, il y a des fonctions d’anonymat et de renommée différentes dans les sociétés traditionnelles et dans les sociétés modernes, et il y a un anonymat classique et une solidarité ultra-moderne. L’urbanité a toujours été et sera toujours un mixte. Un mixte du désir d’anonymat et du désir d’identité, du désir de distance et du désir de proximité, du désir d’universalité et du désir de solidarité, etc. Un mixte du désir de se montrer et se distinguer (dans un espace public anonyme, ou dans un espace commun où tout peut être nommé) et du désir de s’effacer et se retirer (dans un espace personnel et privé, ou dans un espace de discrétion et d’incognito). Chaque forme et chaque époque de l’urbanité comporte probablement son équation spécifique entre les deux pôles. Où en sommes-nous, et en quoi ne sommes-nous plus dans une société traditionnelle?
3. Une configuration traditionnelle de la réputation et de l’anonymat
Cherchant à explorer une certaine diversité de figures de l’anonymat comme de la renommée pour comprendre ce qui est en train de nous arriver avec les nouvelles figures de l’une et de l’autre, j’ai choisi comme guide le travail de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, La justification, les économies de la grandeur[13]. Il m’a paru possible de rassembler trois par trois leurs six “ cités ”, autour des trois grandes passions de l’anthropologie kantienne (avoir, pouvoir, valoir)[14], et de distinguer ainsi deux configurations de l’anonymat et de la réputation. Une configuration de la réputation dans les sociétés traditionnelles, et une configuration de la réputation dans les sociétés modernes. L’hypothèse est que l’on pourrait ainsi examiner chaque époque comme l’équilibre entre un mode d’établissement et de communication de la réputation (comme crédibilité) et un point critique de maintien d’une zone réservée, sur laquelle la réputation (comme prison et « boulet ») ne saurait mettre la main.
Dans les premières, où prime l’oralité, la renommée est attachée à la personne, sur les trois registres fondamentaux, comme son bien le plus précieux. On peut toutefois distinguer trois figures de l’équilibre entre la renommée et l’anonymat. Suivant l’ordre kantien, on distinguera d’abord la réputation domestique de celui qui tient bien sa parole et sa maison. Tenir sa réputation, c’est l’augmenter, et c’est donc s’obliger ultérieurement à la tenir davantage encore. Il faut donc un procédé pour sortir de cette surenchère: celui qui tient sa parole doit « se suffire à lui-même », rester discret et ne pas se mêler des affaires des autres; il ne doit pas être obsédé par la grande ou la bonne renommée. Ensuite la valeur civique de celui qui paye de sa personne, et qui est réputé pour la part qu’il prend à l’intérêt général, ne peut justement être déployée et pleinement estimée que contrebalancée par la modestie civique, le sentiment que n’importe qui aurait pu faire de même. C’est cet anonymat actif et civique que l’on retrouve dans l’idée d’un journal sans grande signature, ou même sans journaliste, ou d’un film-document sans acteurs célèbres. Enfin la grandeur inspirée de celui qui est renommé pour la sûreté de son jugement[15], à son tour ne vaut vraiment que d’autant plus qu’il ne cherche pas sa propre gloire.
Attardons-nous sur cette triple tradition de critique de l’opinion, dont on trouve les traces philosophiques depuis Socrate[16], le stoïcisme, ou Paul (2 Cor 6-8), jusqu’à Bayle critiquant ceux qui se rendent célèbre en écrivant des livres contre la réputation, ou Rousseau, ou Kant critiquant ceux qui n’accomplissent leurs devoirs que pour être récompensés d’une bonne réputation. Cette critique doit être considérée comme un contrepoids au rôle de la réputation dans les sociétés traditionnelles, où elle est la forme majeure du “crédit”, ce qui donne à la parole de chacun son poids spécifique[17] (et la forme du casier judiciaire souvent la plus définitivement attachée à la personne, la plus incapacitante). On doit tenir compte de sa réputation, que ce soit pour la renforcer (on est obligé de tenir sa réputation, c’est une force sociale non négligeable dans la cohésion, mais aussi dans la différenciation des rôles), ou (plus difficile) pour la changer. C’est comme cela, d’une manière ou d’une autre, que l’on fait les lâches ou les héros, bref les citoyens. Les saints, cela se fait autrement. Cela suppose de ne pas tenir compte de sa réputation, de ne vouloir ni la renforcer ni la changer, de ne pas s’en soucier, et c’est encore sans doute une suite de la sagesse antique, sur le modèle de la « suffisance », de l’autarcie, de l’ataraxie quant à l’opinion des autres. C’est aussi comme cela que l’on fait les gens, les gentils, ceux qui simplement vaquent à leurs affaires, sans mettre jamais leur nez dans celles des autres, qui supposent sans doute que leur réputation est bonne et ont compris qu’il valait mieux ne pas vérifier[18].
Cette forme traditionnelle de société est donc marquée par l’oralité, le crédit que donnent les paroles tenues et l’insouciance quant à sa propre renommée. La réputation y est si importante qu’elle est la plus « convertible » des valeurs, comme l’argent dans notre société, grandeur qui peut se déplacer sur plusieurs tableaux[19]: son crédit marque la capacité à mobiliser un réseau. En même temps c’est une grandeur commune, qui concerne tout le monde, même si on y accepte les différences de valeur[20]. Surtout, dans une société marquée par la fama[21], par la rumeur de la renommée, le caractère parfois fatal de la calomnie doit trouver une limite très stricte: ce sont des sociétés très sévères contre la dénonciation calomnieuse et toutes les atteintes à la réputation[22]. Aujourd’hui, les scandales médiatico-juridiques montrent combien, ne prêtant plus d’importance à la réputation, nous ne cherchons plus à la réguler.
4. Les nouveaux réseaux de la réputation et de l’anonymat
Les temps modernes proposent une nouvelle configuration de la réputation, où prime la possibilité de refaire l’épreuve, de repasser par un anonymat méthodique, de détacher les qualités des personnes, afin qu’elles ne leur soient pas attachées définitivement. La syntaxe ici s’inverse, et le détachement de l’anonymat vient avant l’attachement de la renommée. C’est ce que Nicolas Auray[23] a bien montré par rapport à l’histoire récente des inventeurs de « logiciels libres » en micro-informatique: leur génération commence dans l' »utopie » de l’amitié anonyme, du tutoiement confiant et généralisé, de la mise en commun sans réserve de toutes les inventions, dans une sorte de communauté idéale et libertaire où tous puissent apprendre et réinterpréter. Puis, quand IBM, Microsoft et quelques autres grands marchands brevètent les développements de leurs inventions, dont ils ont le sentiment qu’elles sont déformées, que leurs intentions sont faussées, alors ils se sentent pillés, demandent à être « nommés », et que les logiciels ne soient pas livrés sans leurs « attaches » (« Lisez-moi »!). La propriété du droit d’auteur leur apparaît alors comme le seul frein à une commercialisation débridée.
Nous pouvons ici rassembler les trois autres « cités » de Boltanski et Thévenot, qui donnent ensemble la cohérence d’un système contemporain d’anonymat et de renommée. On distinguera d’abord l’anonymat des rapports marchands, qui présentent les choses et les services comme déliés de leurs origines et de leurs attaches; mais cet anonymat reporte la renommée marchande sur l’image de marque, et sur les différents moyens de fidéliser la clientèle (la réputation d’un bon service après vente, par exemple). On distinguera ensuite l’efficacité industrielle d’une production qui efface le travail et les auteurs effectifs dans un processus collectif, éventuellement représentable par un sondage d’opinion; mais cet anonymat reporte la renommée industrielle sur la question de savoir « qui » produit, qui travaille, qui interroge, etc. Il y a enfin la grandeur anonyme du « fait divers », des reality-show d’une télévision qui donne à chacun la possibilité de se montrer, de se faire voir en temps réel et en direct; cet anonymat de l’audimat renvoie toutefois à la grandeur d’opinion bien plus effective de celui qui représente, à un moment donné, la plus grande audience, et qui peut en conséquence faire exploser toute mesure industrielle ou marchande[24]. Notre illusion serait donc de croire que la renommée n’était qu’une valeur traditionnelle, aujourd’hui résiduelle. Nous avons à régler, à instituer, à la fois un énorme déficit de reconnaissance et un véritable trafic de réputation.
Admettons que nous soyons entrés dans une société de communication généralisée et de réseaux, qui pour faire « cité » devrait permettre de “différer ensemble” et de “faire place aux suivants comme on nous a fait place”. Cela exige, sur les deux versants, de trouver à la fois une forme de lien social qui légitime des justes différences, et une forme de « commune humanité » où tous puissent se reconnaître. Qu’est ce que cela donne pour une société transformée par les nouvelles techniques de communication et par des réseaux capables de mobiliser sur des projets des énergies et des compétences éloignées et de les mettre ensemble dans les connexions les plus inattendues et les plus rares? À titre exploratoire, nous appellerons cela, avec Luc Boltanski, une cité connexionniste[25].
Dans une telle société, qu’est-ce que la différence sociale entre les « grands » et les « petits »? Celui qui « monte », le grand, c’est le catalyseur, celui qui sait se placer à l’intersection (péage) entre deux réseaux[26], c’est le « créatif ». Sa grandeur est d’être réputé pouvoir établir des connexions entre des « lointains », et de pouvoir conduire simultanément une multiplicité de connexions. Cette réputation est son pouvoir, sa capacité à mobiliser un réseau, « sur parole ». Pour cela il doit être « mobile », flexible, tolérant, et savoir rompre, faire le sacrifice de ses attachements et de ses fidélités quand elles entravent les nouvelles connexions ou les nouveaux projets. Il doit savoir pratiquer l’anonymat, jeter les renommées, attaches ou identités trop lourdes à porter; recommencer ailleurs. Le « petit », c’est au contraire celui qui est enraciné, qui ne peut, ne sait ou ne veut rompre ses attachements. C’est celui qui tient ses engagements et préfère la sécurité, la stabilité, la fidélité; celui qui n’a de lien que dans une communauté dont il ne peut sortir que pour disparaître dans l’anonymat de l’exclusion.
Dans cette société, le petit est utile au grand en ce que les connexions n’existent qu’à être entretenues régulièrement « en personne », et le fait de tenir sa parole (réputation) en ce sens est une valeur centrale de la cité connexionniste[27]: or le grand, qui devrait être partout à la fois, ne peut l’être car il est encore pris dans un corps insubstituable! Le petit tient lieu alors du grand, maintient et entretient les connexions déjà établies[28]. La grande différence, c’est que le « grand » choisit ses réputations et ses anonymats, tandis que le « petit » les subit: ce n’est pas un droit de paraître ni un droit à l’anonymat qu’il exerce. Or il n’y a de cité humaine que si ce sont les mêmes qui peuvent entrer et sortir de l’échange, avec des libertés et des obligations comparables, les mêmes qui peuvent se connecter ou se déconnecter.
Comment rendre possible pour tous et pour chacun, diversement, de pouvoir s’essayer et se retirer? C’est le grand défi de régulation de la réputation et de l’anonymat que devra résoudre la société contemporaine. S’essayer, augmenter le nombre de connexions dont on est capable dans la complexité des réseaux, suppose, comme dans le statut des intermittents du spectacle (voir aussi le contrat de certains sportifs), un crédit, une dotation de réputation. Il s’agit de reconnaître que les périodes où les artistes ne « travaillent » pas sont des périodes de création ou de préparation. Il est admis qu’ils aient besoin de périodes en-dehors des périodes de prestation ou de performance pour être les artistes qu’ils sont. L’artiste est rémunéré sur la totalité de ce qu’il donne, au-delà de la seule prestation. Et comme le management dans une cité de réseaux et de « projets » est un management qui a fait de l’artiste sa valeur de référence, on peut dire que nous devrions tous en ce sens être des intermittents du spectacle, avec une dotation minimale de réputation, de reconnaissance publique. Or il faudrait que cette dotation civile soit faite en quelque sorte derrière un voile d’ignorance, équitablement, pour redonner une chance à chacun sur tous les tableaux (scolaire, judiciaire, santé, etc). Mais d’autre part pour entrer dans les échanges qui font la société, il faut aussi avoir de l’indisponible à l’échange. Pour se montrer il faut pouvoir se retirer. Il s’agit de reconnaître à chacun un droit à l’anonymat, un droit à passer derrière le « voile d’ignorance », à avoir de quoi se cacher. Il me semble que l' »habitat » correspond à cela. Or il faudrait aussi que ce droit à l’habitat autorise et fasse droit à l’expression civile des « attachements », des liens de familiarité, qui pour n’être pas reconnus dans la ville anonyme et l’espace public se transforment en ressentiments, en repli identitaire, ou en liens quasi-mafieux. Telle est l’équation de notre problème.
5. La singularité anonyme.
Une dernière variation, brève comme un écart, pour terminer. Jusqu’ici, l’anonymat et la réputation étaient tressés l’un à l’autre, dans l’un ou l’autre sens, indissociables, comme s’il n’y avait pas d’identité sans anonymat, et inversement. L’élément de ce déploiement concomitant était le langage, et tous les codes de la civilité par lesquels les humains se comparent, se distinguent ou se ressemblent. Il y a toutefois une double limite où l’anonymat déborde la renommée et l’identité.
D’une part en effet nous avons un anonymat infra-singulier, infra-identitaire, c’est l’anonymat déposé et comme sédimenté dans ces œuvres à plusieurs que sont le langage, une ville, des mœurs. Que l’on pense par exemple à l’épuisement du langage par l’industrialisation de la communication, s’il n’y avait des milieux, anonymes (ne songeant pas à revendiquer un quelconque droit d’auteur), qui renouvellent la langue et son expressivité. Je ne nie pas qu’il existe un publicité « inventive », qui contribue elle aussi à ce renouvellement, mais les plus souvent elle procède par pillage des trésors sémantiques déposés dans la langue commune, qu’elle extrait et revend sans droits d’auteurs ni souci de reconstitution du « site », les laissant pour longtemps inutilisables.
Par rapport à cet anonymat, perçu comme une ressource inépuisable, un trésor caché, le travail de la reconnaissance et de la renommée consiste à faire voir et valoir des expériences et des compétences acquises, à dévoiler des identités singulières et racontables, à montrer qui, tout en sachant qu’on ne peut jamais entièrement dévoiler, que c’est trop collectif, trop multiple, trop complexe, trop immémorial. Toutefois nous avons vu qu’il y avait aussi un point où l’identité nommée, fixée, qualifiée, devient une entrave à la liberté, et même une entrave à la singularité: la réputation devient un boulet attaché au pied, un rôle social, une biographie dont on est prisonnier. On voudrait s’absenter de l’identité et de la renommée.
C’est sur cette seconde limite que nous rencontrons un anonymat supra-singulier, ou plutôt supra-identitaire. Il existe des singularités anonymes (lettre anonyme, photo anonyme, fragment poétique d’un texte ancien) telles que l’on y éprouve plus de singularité dans l’anonymat que dans le nommé: leur rattachement à un auteur ou à un sujet nommé, qualifiable, renommé, serait une entrave à cette singularité supérieure, à la charge de vérité universelle, que nous y éprouvons. L’anonymat comme condition, sinon d’une certaine créativité, mais du moins d’une certaine communicativité des expériences, des plaisirs par exemple, voilà la limite sur laquelle nous nous arrêterons.
Olivier Abel
Publié dans Figures de l’anonymat, Medias et Société,
sld.F.Lambert, Paris: L’Harmattan, 2001, p.263-280.
Notes :
[2] H.Arendt, Vies politiques, Paris: Gallimard/TEL (le titre de l’ ouvrage en anglais est Men in dark times), p.13.
[3] Vies politiques, p.22 sq. et 41.
[4] Dans cette polarité entre se montrer et se retirer, il y a aussi un anonymat souhaité du soi dans l’espace public, et l’attachement choisi du soi nommé par les siens. C’est cela qui équilibre la renommée du soi conquise contre l’anonymat public, et l’anonymat du soi protégé par le retrait derrière un voile d’ignorance. On veut être réputé et on déteste la réputation de l’autre. On a horreur de l’anonymat de l’autre, et on préfère rester anonyme. Ici et là il ne s’agit évidemment pas du même anonymat ni de la même nomination. C’est cette différence dans la configuration anonymat-réputation que nous voudrions explorer dans le développement sur la civilité.
[5] Voir Les villes invisibles d’Italo Calvino.
[6] Un peu sur le modèle du “ mythe ” du monde dans Le Politique de Platon.
[7] Ce n’est pas un hasard si les mouvements religieux (évangéliques et baptistes au siècle dernier, pentecôtistes ou islamistes aujourd’hui) qui correspondent à cet âge de l’exode rural et de la ville insistent tellement sur la possibilité de re-naître, de trouver une nouvelle identité.
[8] La doctrine calviniste de la prédestination a joué un grand rôle de ce nouveau paradigme politique: car si Dieu seul sait qui je suis, quel est mon rôle dans son théâtre, il y a en chacun de nous un anonymat irréductible, un non-identifiable pour les pouvoirs humains.
[9] Par lesquelles quelqu’un issu d’un milieu défavorisé ne fait pas de bonnes études, ne trouve qu’un emploi précaire, ne se stabilise pas dans une vie de famille accomplie, prend mal soin de lui-même, etc.
[10] Selon l’expression de Colette Petonnet dans “ L’anonymat ou la pellicule protectrice ”, in La Ville Inquiète, Paris : Gallimard, 1987.
[11] Cf. Norbert Merjagnan, in Autres Temps 1995 n°3.
[12] On pourrait imaginer à l’inverse que l’utilisateur de fichiers informatiques ne puisse passer sans laisser de trace, de signature qui permette de lui imputer cette utilisation.
[13] Paris: Gallimard, 1991.
[14] Que l’on peut mettre en correspondance, à titre heuristique, avec les trois formes de la citoyenneté dans la République de Platon, et avec les trois fonctions du pouvoir dans le panthéon indo-européen selon Dumézil. C’est pour faire voir l’ampleur des tableaux sur lesquels joue la réputation que nous devons nous méfier de sa réduction à un capital symbolique, métaphore qui fonctionne sur le registre du pouvoir économique de troisième fonction (Dumézil) mais non sur celui du pouvoir guerrier ni du pouvoir de représentation, de jugement représentatif.
[15] Sa faculté de représenter, de tracer la figure de ce que tout le monde cherche et de dire « c’est ça ».
[16] Voir l’Apologie de Socrate. Si la réputation consiste à se démarquer, à se distinguer, quoi de plus banal, commun et vulgaire. Et le comble: vouloir se distinguer par le refus de se distinguer! Diogène marchant avec ses pieds sales sur les tapis de Platon devant des invités de celui–ci, aurait dit: « Je foule aux pieds l’orgueil de Platon »; et Platon aurait répondu: « Oui, avec un autre genre d’orgueil, Diogène! » (Diogène Laërce VI–26). Et dans le même esprit, Socrate aurait dit à son disciple Anthistène, qui avait mis vers l’extérieur le côté abîmé de son manteau: « Je vois à ton manteau que tu recherches la vaine gloire! » (D.L.VI–8).
[17] Jusqu’au pouvoir de « veto » du tribun de la plèbe, que l’on retrouve en « micro » dans le poids de la parole de toute personne considérable (d’une manière ou d’une autre)
[18] Ces différentes figures de la réputation et de l’oralité m’ont été suggérées par Isik Tamdogan, dans son travail sur la société ottomane classique, qui est un bon exemple, au confluent du monde romain et du monde islamo-arabe, d’une société traditionnelle.
[19] La réputation est une valeur parmi d’autres (famille, formation, habitat, nationalité, emploi, argent, relations, voisinage), et qui se déploie dans divers cadres relationnels (métier, religion, famille, quartier, amis..). Il faut alors distinguer la réputation comme moyen (de gagner ou de perdre sur d’autres tableaux), de la réputation comme enjeu (gagné ou perdu pour elle-même). À cette convertibilité s’ajoute la transmissibilité du « capital » de réputation, d’ailleurs dilapidable.
[20] Les petits, les pauvres, les analphabètes, les étrangers aussi peuvent acquérir une réputation: on est dans le même monde et la même humanité.
[21] Ce qu’on appelle les ragots, les on-dit, qui n’ont pas de signature, ne laissent pas de trace imputable, et sont comme dégriffés, ne saurait y prendre une valeur excessive, comme si la chaîne orale maintenait le coefficient de (faible) vraisemblance attachée à son origine (je l’ai vérifié à plusieurs reprises au Tchad).
[22] Voir dans les sociétés ottomanes la façon dont le cadi menace par exemple d’une peine semblable (à celle encourue pour un adultère) celui qui aurait porté un faux témoignage d’adultère (voir également dans le texte biblique Dt 22-14). Un juge fait sa propre réputation sur sa manière de peser les réputations.
[23] Dans un exposé récent au séminaire de Laurent Thévenot, EHESS hiver 1999-2000 séminaire dans lequel une grande partie des thèmes ici présentés (notamment le §2) ont été élaborés.
[24] Voir le salaire d’un présentateur de télévision, dont plus personne ne se souviendra dans vingt ans. Mais les artistes sont entrés dans cette course à la célébrité auto-proclamée. On les paye sur leur réputation et non sur pièces.
[25] Voir l’entretien avec Luc Boltanski et Eve Chiapello sur « les petits dans une société de réseaux », Autres Temps n°59 automne 98.
[26] Si possible entre des réseaux eux-mêmes « montants ». La fusion des réseaux dans des réseaux de plus en plus puissants étant comme aspirée par une dynamique autonome, qui est celle du pouvoir qui ne cherche que son augmentation.
[27] C’est une cité de la réputation, puisque le coeur en est les relations directes entre des individus, qui doivent « tenir parole », et dont la réputation, plus que le capital industriel ou marchand, fait la valeur. La capacité à mobiliser un réseau, les « amis des amis », est aussi au centre de l’éthique de la mafia, qui en ce sens-là figure un mode de lien social non pas archaïque mais ultra-moderne.
[28] D’ailleurs 10 heures de travail d’une personne peu connectée valent 1 heure de travail d’une personne très connectée. Et les petits entretiennent les connexions, mais ne sont payés que le temps de la connexion. Peut-être faudrait-il repenser plus largement pour eux le régime des intermittents du spectacle, qui leur donne des assurances de revenus pendant les périodes où ils ne travaillent pas.