Et si la montée du capitalisme moderne n’avait fait qu’occulter son propre point de départ, dans la prédication par Luther et Calvin d’une gratuité radicale ? Tout commence ici avec le refus du trafic des indulgences. Non, s’écrient les Réformateurs, on ne peut pas tout acheter, le salut est une chose qui ne s’achète pas. Il est donné par Dieu, gratuitement. Toute cette querelle aujourd’hui ne nous dit plus rien car le salut de nos âmes n’est plus tellement notre préoccupation. Mais au temps où cette angoisse pénétrait tout, la prédication de la grâce avait un effet libérateur que nous n’imaginons pas. Calvin écrit que pour se confier à la grâce, il faut premièrement se vider de tout souci de soi — on passe aux antipodes de la sagesse antique.
Ce mot d’ordre va toucher de proche en proche tous les tableaux de la vie. Non pas seulement la question du salut de l’âme, qui est en quelque sorte dégonflée, puisqu’il faut la remettre à Dieu et ne plus s’en soucier, mais la question de la providence. N’est-ce pas Jésus qui terminait le sermon sur la montagne par le mot d’ordre « à chaque jour suffit sa peine » ? N’y faisait-il pas l’éloge des oiseaux du ciel et des lis des champs, qui n’accumulent pas de stocks, et ne filent ni ne tissent, et sont pourtant nourris et vêtus ? Kierkegaard commente : ils ne cherchent pas à se comparer. Calvin commente : ils vivent par la gratitude. Mais comment rendre grâce ? Comment vivre la gratitude ? C’est là que les voies divergent.
Pour les uns, l’abandon à la grâce de Dieu abolit la Loi et nous « désoeuvre » entièrement : ni nos bonnes œuvres morales, ni nos bonnes cérémonies religieuses, rien ne nous permet de « mériter » le salut, il faut juste dire merci et vivre de la Providence. C’est ici le versant radical des puritains dissenters de la Révolution anglaise, bien analysé par Michaël Walzer. Ces dissidents, qui furent les premiers à supporter le quolibet de « puritains » par ce qu’on se moquait de leur purisme évangélique, prônaient la liberté de rompre toute société pour fonder des libres alliances, comme chez le poète John Milton ou chez Lilburne, ou bien l’égalité absolue et le partage frugal des biens communs, comme chez Winstanley, qui écrivait en 1652 : « Au commencement, il n’était soufflé mot de la domination de l’espèce humaine sur les autres. Mais, dans leur égoïsme, certains imaginèrent d’instituer qu’un homme enseigne et commande à un autre. Et il advint que la terre se hérissa de haies et de clôtures du fait de ceux qui enseignent et gouvernent ; des autres, on fit des esclaves. Et cette terre où la création avait entreposé des richesses communes à tous, la voici achetée et vendue ».
Et c’est avec cet idéal que de nombreux dissidents, levellers, diggers, ranters, ou quakers, préféreront rejoindre la flibuste et la piraterie, pour établir une société libre et sans clôture. C’est que sur l’océan il n’y a plus ni roi ni pape, on est seul avec Dieu, on a tout quitté. Obligés de vivre chaque jour sans être trop assuré du lendemain, on sait vite qu’il est impossible de s’approprier la mer, de la retenir entre ses doigts : l’homme se découvre petit dans l’espace infini. La flibuste signifie en hollandais le « libre butinage ». Les boucaniers forment au témoignage du huguenot de Honfleur Exquemelin, qui resta quelques années à la Tortue et en rapporta un récit superbe, une société multiraciale de rescapés, de proscrits et de dissidents. Ils ont appris des indiens à boucaner, sécher la viande et tanner le cuir, ainsi que l’usage des plantes médicinales ou du tabac ! C’est que dans les nouveaux mondes, tout est offert à profusion par la divine Providence. On pourrait même aller jusqu’à dire que les boucaniers rouvrent certaines formes très archaïques des sociétés de cueillette et de chasse, qui se figurent le monde en termes d’itinéraires, de butinages racontés et de pactes, et non d’espaces enclos. On n’est plus dans une économie de l’échange, ni même du don, mais de la « prise ». Il y a la providence de tout ce qui nous est offert à notre prise, et la chance, cela s’attrape. Il y a l’engagement et l’alliance comme prise mutuelle, un pacte d’autant plus solide qu’il consiste dans une emprise de l’un sur l’autre. Il y a enfin tout ce qui échappe à la prise, l’océan, Dieu — et l’obligation de « ne pas » tout prendre, de ne pas trop prélever, est ici la sagesse immémoriale des prédateurs.
Mais nous n’avons jusqu’ici exploré que l’une des deux voies. Pour les autres au contraire la gratitude se manifeste par une fécondité, une productivité, une créativité accrue. C’est le contrepoids gigantesque qu’il a fallu pour balancer la petite parole de la gratuité absolue. D’où la multiplication des œuvres, non plus pour mériter le salut, mais pour montrer sa gratitude, car on n’aura jamais fini de rendre grâce ! On retrouve encore la sobriété, mais aussi l’investissement dans le travail de l’éthique protestante, bien analysé par Max Weber dans son livre sur L’esprit du capitalisme, jusqu’à ce paradoxe déjà perçu par Wesley, le fondateur de l’église méthodiste à la fin du 18ème siècle: « nécessairement la religion doit produire l’industrie et la frugalité, et celles-ci à leur tour, engendrent la richesse. Mais lorsque la richesse s’accroît, s’accroissent de même orgueil, emportement et amour des biens de ce monde sous toutes leurs formes ». Et c’est bien cette ligne qui l’a emportée.
Et jusque chez Daniel Defoe, on éprouve ce double visage. Avec son Histoire des plus fameux pirates, on retrouve l’« antinomiste » dissident, qui prône l’abolition de la propriété et qui fait dire à l’un de ses flibustiers apostrophant un capitaine de vaisseau pillé : « vous êtes comme tous ceux qui se laissent mener au bout du nez par les lois qu’ont faites les riches pour leur propre sécurité, vu que c’est le seul moyen que ces poltrons ont trouvé pour défendre ce qu’ils ont accaparé en le volant (…) mais eux volent les pauvres sous le couvert de la loi, tandis que nous pillons le riche sous le couvert de notre propre courage ». Avec son Robinson Crusoe, on a plutôt le visage du puritain ingénieux qui se reprend contre lui-même et se remet au travail pour multiplier avec méthode les signes de sa gratitude d’être rescapé, et pour recoloniser la terre.
C’est là une ambiguïté fondamentale, une des oscillations les plus profondes de la modernité. Car certains flibustiers ont bien compris où était le véritable trésor, et ils sont à leur tour devenus négriers ! Et certains Robinsons à l’inverse ont voulu recommencer en repartageant tout avec Vendredi, qui leur a tant appris. Les débats qui traversent les flibustiers se retrouvent presque à l’identique dans le mouvement des logiciels libres, à l’origine de l’internet comme utopie « politique ». Cette utopie bifurque au moment où les grandes firmes brevètent des inventions anonymes, car les uns veulent faire valoir leur travail et leurs droits d’auteur, quitte à entrer dans la logique capitaliste, et les autres refusent cette appropriation privée, mais se retrouvent dans l’insécurité.
Et ce sont des débats voisins qui traversent des pratiques aussi diverses que les différentes formes de vol, la perruque par laquelle des employés détournent le matériel de leur entreprise, le piratage et le butinage des musiques ou des films sur internet, l’autoréduction dans les supermarchés, etc. Tout se passe comme si dans le même temps que le capitalisme hésite entre un modèle classique et producteur, et un modèle prédateur et pilleur, la société entière oscille entre la sécularisation de la Providence par la mise à disposition gratuite des choses essentielles, et la tentation de plus en plus forte de se livrer au pillage généralisé, à l’ « après moi le Déluge ». C’est pourquoi ce sont des débats éthiques et politiques de la plus haute importance., et c’est pourquoi il nous faut une éthique de la prédation. Si tout est gratuit, il faut en laisser pour les autres, faire en sorte qu’il puisse toujours y en avoir pour tout le monde. La gratuité, si elle suppose la gratitude, implique la solidarité.
Olivier Abel
Publié dans Vacarme, hiver 2009, n°50, p.28-29