La question identitaire, peut-être en lien avec la question sécuritaire, a été récemment remise en tête des débats dominants. A cet égard l’ensemble des textes ici réunis arrive à point nommé pour donner à ces débats à la fois la perplexité, la complexité, l’épaisseur qui leur manque souvent, et des lignes de clarifications solides et précieuses. D’autant plus précieuses qu’il serait dangereux d’abandonner la question de l’identité aux sirènes du populisme, quel qu’il soit.
Il est facile, pour tous ceux qui sont assurés de leurs racines ou bien assis sur leur patrimoine culturel, de traiter cette question avec dérision et nonchalance. Mais pour tous ceux qui se retrouvent déracinés par la tempête, déplacés ailleurs, ou bien pour ceux qui sont dépaysés chez eux parce que ne reconnaissant plus rien, incapables d’identifier ce qui leur arrive, la question n’est pas un luxe, et tient à leur existence même. Raison de plus pour ne pas laisser manipuler cette question. Pour le redire autrement, nos identités se définissaient jadis par notre appartenance à des sphères d’échanges précises. Aujourd’hui que tout s’échange, nous ne pouvons plus nous identifier par lui, et il faut bien alors qu’il y ait quelque chose d’inéchangeable, qui résiste à l’universel échange. Quelque chose dont on ne change pas comme de chemise. Mais justement ce point de résistance ne doit pas se réduire à un point de crispation, à une question « fermée » en quelque sorte. La question « qui » est trop importante pour être ainsi court-circuitée. Non seulement la question « qui suis-je ? », « qui sommes nous ? », mais « qui dites-vous que je suis ? ». Pour ma part je voudrais rapidement esquisser trois registres ou régimes de réponse à cette question, qui est parfois un appel.
Sur le premier registre, on peut prendre l’identité comme ce qu’il y a d’insubstituable, d’irremplaçable. Je parlerai même d’« immunité », non pas seulement comme métaphore biologique, mais comme noyau dur de l’identité individuelle. La capacité d’un corps à discerner les corps étrangers, à s’en distinguer pour les traiter diversement selon le cas, est simplement vitale. Les défenses immunitaires sont ici le socle de tous les processus de différenciation entre soi et l’autre. Elles entraînent la question de la limite, de la clôture, de la frontière, c’est à dire de l’asymétrie entre le dedans et le dehors. Et cette question de l’immunité est inséparable de celle de la communauté. La communauté est faite de ceux qui ont tissé ensemble des défenses immunitaires, des différences spécifiques qui résistent à la marée (au Déluge !) des échanges. On touche ici à la question des langues et de religions, qui apparaissent comme toujours déjà (ou toujours encore) données comme un fait d’irréductible pluralité. Il y a là un problème politique, car la rationalité démocratique suppose la communication, l’échange, et donc des citoyens assez « grands », assez responsables pour être détachés, assez adultes pour changer sans cesse de place sans tout casser. Elle ne comprend pas la part en nous d’un besoin de protection, d’un besoin de nous rendre sourds à la permutation générale, de nous immuniser. Ce besoin d’immunité est tout à fait fondamental, et sans lui aucune communauté n’est possible, aucun corps social. C’est quand cette immunité est trop affaiblie par trop d’attaquants, réels ou imaginaires, que surgissent les intégrismes, les communautarismes : et le remède qui consisterait à forcer l’ouverture, à obliger à l’échange, à baisser les défenses, ne peut que renforcer la fièvre et la réaction. Il faudrait donc penser ici une dialectique fine du dehors et du dedans, de l’ouverture et de la clôture, du traductible et de l’intraduisible. L’un ne va pas sans l’autre. Nous touchons ici un noyau de corporéité, qui fait d’ailleurs de l’identité non un thème de la fierté, mais de la modestie, de l’humilité : nous ne sommes que cela. Il faut accepter ses propres limites pour être ouvert, et comme l’écrivait jadis Paul Ricœur « pour avoir un autre que soi il faut avoir un soi ».
Sur le second registre, je voudrais parler d’une identité interrogative. Cette question apparaît d’abord avec l’expérience de la variation, par laquelle nous pouvons voir la même chose sous divers profils, le même être se présenter diversement, au point que nous nous demandons soudain si c’est bien le « même », comme si nous nous tournions vers quelque chose d’absent, qui n’est pas là. C’est donc bien le moment de la question « qui ? ». Comme l’écrivait encore Ricœur dans Temps et récit : « Dire l’identité d’un individu ou d’une communauté, c’est répondre à la question: qui a fait telle action? qui en est l’agent, l’auteur? Il est d’abord répondu à cette question en nommant quelqu’un, c’est à dire en le désignant par un nom propre. Mais quel est le support de la permanence du nom propre? Qu’est–ce qui justifie qu’on tienne le sujet de l’action, ainsi désigné par son nom, pour le même tout au long d’une vie qui s’étire de la naissance à la mort? » La question est d’autant plus vive qu’elle est portée par un désir plus profond peut-être que tout désir vital, un désir existentiel de se connaître soi-même. Qui suis-je ? Qui dites vous que je suis ? Que dites vous quand vous dites « je suis » ? Je ne suis pas forcément ce qu’on m’a dit que j’étais, et j’ai besoin d’interpréter mes capacités et mes limites par divers essais. L’enquête d’identité s’effectue alors moins par une demande d’identification que par un travail de désidentification, au travers du jeu des variations elles-mêmes, sans plus rien chercher d’invariant. Il s’agit de multiplier les essais. On peut même aller jusqu’à parler d’un principe d’identité absente. La question de l’identité est ainsi la case vide qui permet de tout mettre en mouvement, de tout déplacer. Mon identité me vient d’autrui, par autrui, devant autrui, et je ne suis que relativement au visage qui m’appelle et me suscite tel ou tel. La plus vive interrogation peut ici s’inverser en confiance inébranlable : qui que je sois, je suis. Et si l’image de Dieu, cette image que nous ne pouvons jamais nous donner, était un thème de l’inversion ? Le souci de soi se retourne vers autre que soi. Au fond l’identité (au sens de « mon » identité) n’est plus ce qui importe. Ici je suis insouciant, vidé de tout souci de savoir qui je suis.
Le troisième registre que nous pourrions indiquer est enfin celui d’une identité narrative, métaphorique, poétique, et en quelque sorte feuilletée. Avant d’avoir des sujets responsables et citoyens, il nous faut des êtres capables de raconter et de se raconter, capables de se laisser intriguer. Nous pourrions partir ici de la tension profonde qui traverse nos sociétés entre les deux identités-limites que nous venons d’envisager, c’est à dire entre une demande d’appartenance, d’identité solide, et une exigence de distance, d’identité absente. D’un côté on aura par exemple des figures de la « religion fermée » qui fixent Dieu dans une Langue, estimée incomparable et intraduisible. De l’autre on aura alors des figures de la « religion ouverte », pour lesquelles Dieu est l’Absent de toute langue, et c’est pourquoi les langues seraient désacralisées et traductibles : l’étranger pourrait passer de langue en langue, cherchant Dieu. Les premières figures tendent à l’endogamie religieuse et linguistique, et recherchent des cortèges purs et bien séparés. Les secondes, qui acceptent d’entrée de jeu une certaine perte d’identité, et que l’identité n’est pas ce qui importe, tendent à l’exogamie linguistique et religieuse, à la mêlée des cortèges, sinon à leur effacement dans un estuaire plus vaste qu’eux. C’est que nos identités proviennent de mille sources, de mille enfances. L’identité est une histoire qui n’est jamais close : c’est un récit, une épopée, nourris d’autres récits et de l’infinie pluralité des apports successifs, comme un fleuve — et jusqu’à son estuaire il ne sait pas encore s’il n’est pas une rivière qui se jettera parmi d’autres dans un fleuve plus vaste… Mais nous ne sommes pas encore à l’estuaire ! Et il n’est pas question de dire que l’exogamie est toujours supérieure à l’endogamie : il y a là encore un rythme délicat à trouver entre l’un et l’autre. Il ne s’agit donc pas de prétendre abolir les limites et les différences, mais de les porter comme une richesse, une tension fraternelle : nous sommes parmi d’autres. Il ne s’agit plus d’abandonner les identités et les appartenances au vestiaire pour entrer dans une société d’ouverture soi-disant absolue ; il ne s’agit pas davantage de juxtaposer des identités closes et incommunicables. Il s’agit pour chacun de nous de découvrir la diversité de nos attaches, de déployer nos pluri-appartenances, d’intérioriser les tensions qui font notre identité. Il s’agit de découvrir combien notre identité est feuilletée, plurielle. C’est cela que j’appelle une métaphorique. Une identité qui n’est pas tout à fait ce qu’elle est, une identité qui est travaillée comme la pâte du pain est travaillée par le levain.
Il me semble que les trois registres ici esquissés en réponse à la question de l’identité forment un parcours, mais justement ce parcours est incertain. Ce ne sont pas les stades successifs et obligatoires d’un cheminement unique. Il y a un temps pour, et un temps pour. A chacun, et à chaque société dans le moment où l’on est, d’opérer le discernement. Et de le faire en faisant place à ces nouveaux-venus, enfants ou immigrés, qui arrivent un par un pour nous demander qui nous sommes, qui nous disons qu’ils sont.
Olivier Abel
Publié in Préface à L’identité en panne ou en devenir,
Valence : Peuple libre, 2010.