A-t-on des devoirs envers soi-même ?

Comment pourrait-on avoir des devoirs envers soi-même, si celui qui est soumis à ce devoir en est dans le même temps le bénéficiaire? Cela fait penser à ce que dit Rousseau du contrat social, où le Législateur est en même temps assujetti à sa propre loi. Autrement dit, le droit souverain de voter devient alors le fastidieux devoir de voter, qui est bien pourtant, si l’on veut maintenir son droit, un devoir envers soi-même, en tant que citoyen. Car de quel soi s’agit-il? Du soi de la vie de loisir, de la vie politique, de la vie de famille, de la vie professionnelle, de la vie contemplative même? Le problème, c’est que celui qui oblige peut toujours délier celui qui est obligé, puisque à travers la dispersion des plans de vie c’est la même personne. Certes on doit se laver les dents à intervalle régulier, mais comme nous sommes au fond les seuls vrais bénéficiaires de cette obligation, nous pouvons parfois nous en délier!

Le véritable devoir envers soi-même, entendu comme ce pouvoir minimum de se délier soi-même, serait alors le devoir de rester libre, d’être le sujet de son propre discours, de sa propre pensée, de sa propre "histoire", de son propre désir. Car il y a un devoir de désirer : or le désir et l’amour ne se commandent pas. Si le devoir suppose le pouvoir de l’accomplir, l’obligation de se connaître soi-même, et de s’aimer soi-même est l’art au monde le plus difficile. On manque de "traités de vouloir-vivre", qui enseigneraient à nous accepter tels que nous sommes, sans nous mutiler ni nous laisser mutiler, sans nous mentir à nous-même ni nous laisser flatter. On ne peut traiter les autres comme soi-même que si on se traite soi-même comme un autre, également digne d’amour et de respect. Même au fond du deuil, peut-on s’oublier sans oublier les autres et le sujet du deuil même?

Mais il ne suffit pas de se "conserver" soi-même. Encore faut-il cultiver ses possibilités d’être, ses talents, ses pouvoirs d’être les plus propres. Le devoir est alors de désirer une vie accomplie, c’est-à-dire de s’estimer assez pour vouloir raconter sa vie, avoir le souci de rendre cohérent ce disparate de dispositions, de rencontres, de préférences, de promesses, et d’en faire une vie. Même si cette unité est inachevable, même si on pourrait toujours tout raconter autrement. Bien sûr l’estime de soi exige alors d’interpréter sa propre vie, de mettre en conflit plusieurs interprétations, plusieurs figures de soi. Le souci d’être cohérent avec soi-même n’a alors d’égal que le consentement à sa propre multiplicité. Le devoir envers soi-même prend alors la figure emblématique de la capacité à tenir ses promesses, ces engagements qui me lient à cet autre moi-même que je fus ou que je serai. C’est ce qui fait de moi un individu, non pas au sens de l’individualisme éparpillé, mais au sens d’une existence indivisible.

Devant qui suis-je alors tenu, si je dois ne pas pouvoir me délier moi-même de cette obligation qui me tient libre et m’interdit de me vendre moi-même? Cela suppose qu’il y ait en moi un soi différent du moi, qui n’est probablement par lui-même que le "trou noir" d’une paresse inébranlable! Qu’est-ce même qui me fait désirer? Peut-être est-ce, à la manière de Kant, le pur respect de l’humanité en moi, d’une dignité qui m’est donnée et que je ne peux résilier : j’ai des devoirs envers moi-même parce que j’ai des devoirs envers quiconque ; je dois me respecter comme je respecte n’importe qui. Peut-être au contraire est-ce le simple amour de ce qu’il y a en moi de plus fragile, de plus singulier, de plus rare : j’ai des devoirs envers moi-même comme j’ai de devoirs envers tout ce qui est vulnérable ; il est tellement plus commode de laisser tomber ce qui a fait la singularité et les rides de mon existence, et il est si facile d’écraser et d’assassiner en soi des promesses de vie, d’inventions et de joies. Comment après cela les aimer chez les autres?

J’en suis là de ma méditation quand soudain un doute m’assaille, qui trouble l’ordonnance de mes idées. Et si j’allais voir dans le trou noir du moi paresseux, qui ne se sent aucun devoir envers lui-même? Peut-être y verrai-je que ni soi ni moi n’existent, et peut-être y apprendrai-je à faire moins de différence entre moi et les autres qu’entre moi et moi-même à une autre époque? Peut-être y verrai-je que les frontières de nos existences individuelles sont plus poreuses que nous ne le croyons? Peut-être y apprendrai-je un peu d’insouciance, et qu’il y a toujours un point où nous sombrons dans l’irresponsabilité totale? Toute la journée j’ai tourné autour de ce gouffre et j’ai oublié d’aller voter. J’en suis furieux contre moi-même.

Paru dans Libération le 13/6/94

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)