C’est en philosophe moraliste que je voudrais intervenir. Admettons que la grande loi morale de la vie soit la loi de la réciprocité, depuis la règle de l’échange et du troc jusqu’au respect des plus hauts principes de réciprocité universelle. La réciprocité est ainsi le rythme fondamental de toutes les activités humaines. Cependant, pour être librement soumis à cette règle de la réciprocité, encore faut–il pouvoir être entré dans cet échange permanent qu’est la vie, et encore faut–il savoir en sortir! L’éthique que nous cherchons aurait ainsi une structure toute simple, en trois temps.
Il s’agirait d’abord du courage d’entrer dans l’échange, de commencer à vivre, d’accepter la vie, et ce courage a la structure fondamentale d’une promesse. En effet la « force d’âme », le courage, que d’autres appellent « foi », réside dans la capacité à dire « oui » à la vie en dépit de ses injustices, à répondre au simple fait d’être né par la capacité d’agir et d’approuver. Rares sont ceux qui approuvent pleinement leur vie. Mais c’est peut–être précisément parce qu’ils cherchent à approuver ce qu’ils sont et font! Or approuver ce que l’on fait, en vérité, cela veut dire être capable de répondre de ce que l’on fait, d’en être responsable. Non pas responsable devant soi–même, mais responsable devant autre que soi. C’est ce que j’appelle la capacité à promettre. L’acte de la promesse est par excellence celui du courage, la capacité à répondre de soi en dépit de l’imprévisibilité de la vie.
Il s’agirait ensuite de persévérer dans l’échange, de maintenir la réciprocité, et d’augmenter notre aptitude à soutenir la complexité des exigences de justice. Comment par exemple accomplir l’exigence d’équivalence, de traiter autrui comme soi-même et soi-même comme n’importe qui, tout en accomplissant l’exigence de ne pas porter de tort aux plus faibles, de protéger la différence et la dissymétrie nécessaire de la relation entre les forts et les faibles. Cette difficile articulation entre des formes de justice difficilement compatibles est pourtant ce que nous vivons partout, et par exemple dans la vie conjugale et familiale, où il s’agit sans cesse d’articuler une exigence d’égalité (égalité des sexes, égalité des personnes) et un respect des différences (différence des sexes, différences des générations). Tout acte de justice véritable comporte ainsi une tension proprement existentielle et spirituelle.
Il s’agirait enfin de savoir sortir de l’échange, de savoir pardonner; et cela peut–être afin d’accéder à un tout autre échange. Le pardon a affaire à l’irréparable emballement de l’échange soumis à la surenchère des représailles, et à la loi de la rétribution. Car nous avons du mal à supporter une existence sans rétribution ni sanction, une existence où la souffrance et la mort n’ait aucune signification. Seul le pardon peut nous tenir debout en face de cette expérience du malheur absurde. Seul le pardon peut nous faire sortir d’une vision pénale ou mercantile du monde, seul il peut nous faire sortir de la loi de l’échange et de l’irréversible. Peut-être en nous faisant laisser place à des enfants qui grandissent.
Telle est la courbe simple et difficile de l’existence éthique, de toute existence éthique. On pourrait d’ailleurs aussi dire que c’est la courbe du moindre acte éthique: commencer, persévérer, terminer. Et nous disons éthique, mais nous parlons ici d’actes existentiels et spirituels, qui engagent tout dans la vie, une forme entière de vie.
Paru dans Notre prochain, n°257 Sept.1989
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)