Impensable naissance

La naissance, cela nous est tous arrivé en général. Mais notre naissance singulière nous échappe parce qu’elle est notre condition, notre point d’absolue inconscience. Chacun porte en soi cette blessure d’enfance, comme une exquise faiblesse. Elle ne correspond pour moi à aucune expérience. Même si je l’ai sur le bout de la langue, elle demeure la simple possibilité de toute expérience possible, une limite fuyante à mes plus anciens souvenirs. La naissance c’est l’Oublié où la vie, le mouvement, la douceur et la sensation, le désir, la langue et la pensée me précèdent. Par la naissance je me découvre déjà là, sans que cela ait été un acte ni un choix de ma part. Mon existence simplement surgit de cet effacement originaire. J’y perds ma trace. Et dans ce commencement de moi sans moi, le temps ne comptant plus pour moi, je touche comme immédiatement au commencement du monde.

Ainsi penchés sur la petite berce du nouveau-né, nous rêvons. Quel est ce petit étranger si proche, d’où vient-il ? De quelles incroyables compétences est-il doté ? Que va-t-il devenir ? Il a l’air si peu étonné d’exister, comme si son manque d’expérience l’empêchait encore d’être surpris. Nous pensons à ses expériences futures, à ses voyages par les océans du monde, et nous savons qu’ici toujours il reviendra, comme à son innocence, de plus en plus étonnée. Méditer la naissance n’est certes pas si grandiose que de méditer la mort, qui depuis la nuit des temps semble la grande énigme. Mais c’est bien la communauté la plus inavouable que celle d’être nés. Et si l’angoisse de la mort n’était qu’une manière de nous cacher l’énigme plus radicale encore de la naissance ? Et si la naissance était un traumatisme qui surpasse la mort en violence et en séparation, une irruption plus irréversible encore ? Et si c’était la seule chose qui nous rendait acceptable non seulement la mort mais la vie elle-même, sa fugacité ?

Aujourd’hui la procréation médicalement assistée n’a de cesse de glorifier la continuité de la Vie, d’atténuer la naissance. Avec l’imagerie médicale, les parents ont très tôt une image de leur enfant, qui permet de leur donner un sexe et un prénom. Mais l’impossibilité d’avoir une image, jusqu’à la naissance, d’un être si proche et cependant inconnu, jouait un peu comme l’antique interdiction de se faire une image de Dieu : c’était une réserve qui interdisait d’identifier trop tôt cet être, et donnait aux parents le temps de réaliser, pour le restant de leurs jours, qu’ils ne savent pas qui est cet enfant, qu’il n’est pas la réalisation de leur projet mais quelque chose d’autre, venu d’ailleurs. Mettre au monde un enfant c’est ne pas savoir ce qu’on fait.

La naissance reste la grande discontinuité. Pourquoi alors cet acharnement à effacer la naissance, à l’insérer dans les gestes médicaux et sociaux de la continuité ? C’est peut-être que nous voudrions oublier le tragique, car chaque embryon est dans le même temps du pur remplaçable et un être unique. Le noeud a été rompu, de ce hasard approuvé qui retenait dans le même être le fait brut du hasard et l’existence approuvée. Chassés par nos techniques du monde brutal où cela simplement arrivait, nous voici de plus en plus dans la liberté ou plutôt l’obligation de choisir. Pourquoi cet enfant, ici, et pas un autre ? Quelle horreur d’être un pur hasard non approuvé ! Mais quelle horreur de n’être qu’un projet bien choisi ! C’est pour fuir ce vertige que nous faisons tout pour libérer nos corps de leur condition d’être nés. D’être sortis de la spirale d’une aussi mystérieuse conception.

Nous ne pouvons supporter une dose si gigantesque d’incertitude, nous ne pouvons en assumer le choix anxieux. Un sentiment de loterie générale envahit la société. Il faudrait pouvoir toujours permuter. Comme si l’universel marché pouvait rattraper la terreur statistique que tel spermatozoïde, tombant sur tel ovule, dans l’infinie conjugaison des rencontres et des généalogies possibles, soit moi — et non pas les autres « innocents », sacrifiés, gaspillés dès le départ. C’est pour cela que nous inventons des hiérarchies sociales, des castes et des dynasties, pour assurer la continuité des filiations ; ou bien des systèmes de mérites, pour que l’élu gagnant soit convaincu d’être le meilleur. Pour refouler le vertige proprement démocratique du hasard des naissances, de cette part incompressible de grâce absurde et de tirage au sort qui brise l’orgueil des élites politiques, économiques ou religieuses. C’est ce qui fait la radicalité de l’idée de démocratie : par la naissance nous sommes tous égaux.

Pour enjamber ce terrible hiatus qui nous sépare les uns des autres, comme de ceux qui nous précèdent et nous succèdent, il n’y a pourtant que la fragile narration. Toute naissance est ainsi raccordée au récit des générations antérieures, et reprise bientôt par l’enfant comme son intrigue propre, ce à quoi il aura à répondre toute sa vie. Toute apparition d’une existence, si fugace soit-elle, à la face du monde, est déjà un grâce. C’est à ce présent énigmatique qu’il lui faut répondre à son tour, en commençant une histoire. Car on le voit dès le premier matin, l’enfant ne se nourrit pas de pain seulement, mais de parole. Au fait d’être venu au monde, il répliquera un jour par l’acte et la parole : lui non plus ne peut se contenter du fait brut d’exister sans interpréter son existence singulière. C’est comme une seconde naissance, un étonnement, une chance toujours redonnée à chacun, et c’est ainsi que nous venons de mille commencements. Qu’est ce que ce petit d’homme donnera, lui qui déjà revient de si loin, lui qui a plié tant d’existences à son têtu désir d’exister, comme si par lui le monde commençait à tourner ? Il donnera de quoi ébranler le jeu du monde.

L’enfant est donc né, il a enfin son prénom. Or la surprise c’est que l’on soit encore plus surpris, au-delà de la surprise attendue ! Peu à peu on réalise. C’est exactement l’envers d’un deuil, on met du temps à réaliser l’irréversible bouleversement, qui comme une onde gagne lentement en étendue et en profondeur dans nos existences, et qui modifie jusqu’à notre rapport au temps. Le temps qui reste est en plus. C’est que d’autres désormais ont commencé à prendre ma relève, dans la course au remplacement ! Mes lieux demeurent, mais d’autres déjà y sont chez eux. Ces envahisseurs ne sont pas des ennemis, c’est simplement la génération suivante. Et je ne puis que m’effacer avec allégresse devant elle.

Paru dans Réforme n°3185 du 20 juillet 2006

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)