Nous croyons que l’éthique est comme la cerise sur le gâteau, l’habillage moral que nous donnons à nos intérêts. Mais l’orientation du désirable, du souhaitable, de ce qu’on pourrait appeler la « bonne volonté », est beaucoup plus important que nous ne le croyons. Je veux dire cette orientation du vouloir en deçà de toute action, sans rien faire que de juste « vouloir », « désirer », « penser »,. C’est cette orientation générale de nos images de la vie bonne qui détermine à terme l’orientation réelle de nos inventions techniques comme de nos productions artistiques, l’orientation réelle du gros paquebot de nos sociétés. C’est que nos images sont aussi installées dans les plis de nos routines et de nos corps, dans nos habitudes nos objets quotidiens.
Il n’est donc pas de tâche plus impérieuse, plus délicate, aujourd’hui, que de changer nos images de la vie bonne. Or les présuppositions fondamentales de nos orientations éthiques, notre précompréhension du bon et du juste, ne sont pas si aisément accessibles à l’argumentation. Pour ébranler l’imaginaire social, bouleverser assez nos préjugés pour littéralement nous convertir et changer l’orientation générale de nos vies, les religions, les arts au sens large sont incontournables. C’est que nous devons mesurer l’importance non seulement du fonds religieux de toutes nos cultures, de leur influence latente, mais de la dimension religieuse de ce que la modernité y a substitué, notamment le progrès technique. L’optimisme technique du mythe qu’il y aura toujours une solution, tout autant que le pessimisme apocalyptique qui estime notre monde déjà foutu, épuisé, irrémédiablement pollué et condamné à la guerre, ne sont l’un et l’autre que des variables d’une religion à la fois très ancienne et ultra-moderne, une « gnose » qui prône le salut par la connaissance qui nous permet d’échapper à un monde foutu, abandonné au mal.
Et de même qu’il a fallu des théologiens de la taille de Karl Barth ou Dietrich Bonhoeffer pour pointer le niveau de corruption « religieuse » que représentait le nazisme, de même il nous faudra nous arc-bouter théologiquement contre cette religion mi-gnostique, mi-apocalyptique qui gangrène nos sociétés et même nos églises. Pour cela il ne serait pas inutile de nous retourner vers un des plus profonds motifs d’agir qui ait mobilisé la culture occidentale dans ce qu’elle a encore de vivant et de prometteur, je veux dire la gratitude, la réponse au sentiment que nous ne sommes que par grâce. Si la reconnaissance est un mobile si puissant pour l’action, c’est que nous pouvons donner parce que nous avons toujours déjà beaucoup reçu. Face au conflit des générations, la gratitude nous rappelle l’interminable dissymétrie dont nous sommes bénéficiaires, et face au conflit des cohabitants planétaires que nous sommes, elle nous rappelle la mutualité sans laquelle le monde s’effondre. Il ne s’agit pas de gagner notre salut, mais de reporter notre souci sur le monde qui nous a été donné à habiter, à cohabiter.
Olivier Abel
Paru dans Chrétiens en Forum, 2010.