Peut-on méditer un mot si profond ? La passion ? C’est une souffrance telle que rien de plus grand ne peut être pensé. C’est un amour tel que rien de plus grand ne peut être pensé. Et comment la plus grande souffrance et le plus grand amour peuvent-ils être pensés dans le même mot ? Le plus grand amour serait-il le plus grand malheur ? Faudrait-il nous prémunir contre l’amour pour nous prémunir contre le malheur ? Et puis la passion c’est la nuit, qui s’oppose aux raisons du jour, comme la passion pour autrui s’oppose à la connaissance et à la maîtrise de soi-même. La passion me possède, m’ôte tout humour, tout sens de la réalité bien ordonnée. Mais que serait la vie sans aucune passion, une vie où tout serait presque indifférent ? Après tout, ce sont les passions qui nous rendent sensibles et courageux, et rien de grand dans la vie ne se ferait sans passion.
Le mot déjà comporte l’idée passive de subir, certes, mais aussi celle d’endurer avec patience, et finalement suppose la faculté de souffrir, c’est à dire de permettre, et surtout de sentir, de recevoir. Mais la lumière luit dans les ténèbres, « et les ténèbres ne l’ont pas reçue », dit l’évangéliste. Le problème n’est pas seulement de donner, comme le soleil, mais de recevoir, et d’être reçu. Comment peut-on recevoir sans être reçu ? La passion-souffrance glisse alors vers la passion-tourment de la vie intérieure, la souffrance morale et le sentiment qui peut nous faire oublier jusqu’au souci de soi : « l’amour excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout », dit l’apôtre.
Nous avons quatre récits de la Passion, comme s’il n’y avait pas de grand Récit unifié capable de la comprendre entièrement. C’est qu’on ne crucifie pas quelqu’un pour avoir dit des choses banales sur l’amour du prochain en général. C’est qu’il fallait que Dieu meure, se mette à notre place, mais que c’est précisément impossible ! Or nos passions amoureuses elles-mêmes semblent courir derrière un décalage irréductible, inracontable, et qui fait obstacle à leur relation. Comment raconter la douleur d’un immortel serrant dans ses bras un mortel chéri ? un mortel serrant dans ses bras un immortel qui lui échappe ? N’est-ce pas aussi cette impuissance baroque à représenter le non-représentable : la pauvre vieille à l’air de donner un pain en général, mais c’est le seul pain qui lui reste — comment peindre cela ?
Si la passion amoureuse peut nous détacher des singularités périssables pour ne plus s’enflammer qu’à l’amour de l’amour, à l’amour en général, il y aurait une passion de charité, qui s’attarderait au contraire à ces êtres singuliers et mortels que la suite des générations et des grands récits laissent silencieux sur le bord de la route. Ne peut-on regarder chaque être comme si c’était son propre enfant perdu, égaré ? La passion tremble devant la mort, devant la séparation, devant la solitude glacée, devant l’abandon. C’est tout Gethsémané. On peut mourir de chagrin de voir son enfant abîmé, mourant, sans rien pouvoir faire. On peut mourir de chagrin d’attendre un père absent et silencieux, sans doute déjà mort — et on ne le savait pas !
Mais peut-être avions nous une idée du Dieu puissance d’agir, d’intervenir ? Et si Dieu désignait d’abord ce qui souffre, cette faculté non de s’imposer, mais de recevoir, de sentir, de comprendre ce qu’il subit ? Ce qui nous arrache moins à l’impuissance qu’à l’anesthésie générale ? J’entends par anesthésie ce qui nous empêche d’entendre la plainte, ce par quoi nous nous mutilons de nos joies pour ne pas sentir nos propres souffrances — et nous interdisons de recevoir la joie des autres pour n’avoir pas à partager leurs malheurs. Comme si nous préférions la solitude raisonnable à cette passion qui nous fait simplement sentir la sensibilité d’autrui. Par la passion, où l’amour est fort comme la mort, nous partageons le malheur, et notre joie demeure.
Paru dans La Croix du 14/04/06
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)