Préface aux prières d’André Dumas

Pourquoi le mensonge est-il chose si grave? C’est qu’il ruine la confiance en la parole. André Dumas est de ceux qui toujours ont encouragé cette confiance, et les Cent prières possibles en sont une belle attestation. Il avait une telle aptitude à faire penser la parole, celle qui vient du trésor langagier accumulé par les myriades de paroles passées et possibles, qu’il libérait la parole commune. Comment ces prières ont-elles été composées? D’un coup sans doute, comme si les mots lui avaient "tendu la main" (1). André savait construire un discours sur quelques mots tirés au hasard du dictionnaire. Un très proche raconte qu’il se serait enfermé une semaine dans un hôtel africain, et en serait revenu avec ce recueil, ce jet, cette parole une et nue comme une âme. Prier alors serait simplement parler, un parler aussi simple que le pain quotidien, que le cri, que le rire, que la plainte, que l’éloge. Peu importe d’ailleurs si la circonstance est inexacte, elle dit bien le ton élémentaire de ce livre. Et elle correspond à ce que je connais par ailleurs d’André, qui avait une telle expérience de l’angoisse, entre l’absurdité d’un monde trop injuste et la plainte de devoir mourir, qu’il rayonnait d’une insouciance et d’une confiance incomparables. Son anxiété, cette profonde hésitation qui le caractérisait, n’avait d’égal, au moment de passer à l’acte et à la parole, que son abandon, son bonheur.

Bonheur d’expression, quand il décrit les enfants de l’aéroport de Kano, ou l’émerveillement quand "nous avions pensé que plus rien" ne nous surprendrait. Quand il décrit les années accumulées comme autant de retards, ou les humains au langage de colombe qui "ne déserrent pas leurs pattes de vautour", ou nos monocultures religieuses qui manquent à laisser pousser aussi l’ivraie. Quand il se reproche de vouloir en spectateur une église qui lui offre tout ce qu’il ne lui donne pas, ou qu’il demande à Dieu si en parlant d’amour, lui et nous, on parle bien de la même chose. Quand il écrit que des autres "nous connaissons mieux leurs refrains que leurs chansons". Bonheur de remercier pour l’existence des "bons", mais aussi bonheur de dénoncer ceux qui dominent si naturellement, si légitimement, "si gentiment" les autres. Bonheur de sourire avec le philosophe Wittgenstein, qui avoue ne pouvoir prier parce que ses "genoux sont trop raides" et qu’il aurait peur de se ramollir. Bonheur magnifique d’oser demander à Dieu de nous délivrer du zèle amer, quand "nous nous ressentons des paillassons où les autres essuient négligemment leurs dédains", quand la coupe de la disponibilité déborde; et bonheur d’oser demander que le fils aîné, qui a toujours servi à la différence du fils prodigue, recouvre sa joie et son honneur.

La prière d’André est à chaque fois une parole d’honneur. Non une parole qui cherche les honneurs, ni à gagner les faveurs d’un Dieu capricieux, mais une parole qui cherche à honorer, à reconnaître quelque chose qui n’avait jamais été reconnu, à autoriser quelque chose qui jamais n’avait été exprimé. C’est ce ton des Confessions d’Augustin, qui cherchant à se placer entièrement devant Dieu, ose montrer ce que l’on voudrait mettre au rebut. C’est une parole qui nous invite à nous honorer les uns les autres, à "deviner et réaliser" l’honneur dont chacun "a besoin". Elle nous fait voir ce que nous refusons souvent d’accepter, comme l’étonnant "cynisme" de Dieu. Elle nous invite à honorer les hésitants là où priment les enthousiastes, à écouter la sagesse de la soumission là où tonitrue trop aisément la prophétie libératrice. Elle ouvre à l’expression des sentiments inexprimés, "tant de choses qui ne sont pas des fautes". Elle confie à Dieu ce qu’elle n’est pas sûre de pouvoir confier aux autres, jusqu’à le leur confier aussi. Elle refuse inlassablement que l’élection de l’un signifie l’exclusion de l’autre, jusqu’à remettre en cause l’élection, si elle consiste en plus à "récompenser ceux qui ont la chance d’être à l’aise avec eux-mêmes". Elle fait résonner la confiance véritable jusque dans le trouble trébuchant de la méfiance.

C’est finalement la question de confiance: y a-t-il une parole qui puisse nous délivrer de la mauvaise foi, de la confiance abusive, de la fausse assurance par laquelle nous nous écrasons les uns les autres, sans nous laisser seulement sceptiques, méfiants envers toute parole, toute action, toute sensation, incertains de l’existence même de l’autre, du monde et de soi? C’est finalement tout le problème de la foi, si nous prenons ce vieux mot usé, avec André, non comme l’étendard des champions de la foi, mais comme la fragilité des "menus croyants", des "demi-croyants" des "malcroyants". Savons-nous ce que c’est que croire au monde, ne pas se résigner à sa décoloration? Savons-nous ce que c’est que de croire à l’autre, et peut-on croire à l’existence de d’autrui sans croire à la sienne? Que se passerait-il si soudain nous croyions vraiment à notre propre existence? Peut-on avoir confiance en autrui sans avoir confiance en soi? Emerson, le philosophe américain dont Nietzsche fut un lecteur assidu, définissait la confiance en soi comme l’aversion du conformisme. Nous cherchons une parole qui nous autorise à nous dépouiller de notre assurance conformiste et qui nous donne confiance. Dans ses prières, André s’adresse à un Dieu qui lui donne confiance dans sa parole, dans son désir, dans sa parole restée désir. Comme à un Ami.

Prier, c’est causer. Bien sûr, on peut toujours être sceptique, comme Wittgenstein. On peut rester ironique, comme Kant: "Quand un homme est surpris se parlant à haute voix à lui-même, cela le rend d’abord suspect d’avoir un léger accès de folie"; et trouver superflu de "déclarer nos désirs à un être qui n’a nul besoin que celui qui désire une chose lui déclare son sentiment intime" (2). André est lui-même impitoyable envers toute parole magique qui prétendrait "obtenir spirituellement ce que les moyens humains ne permettent pas matériellement". Renoncer à la parole magique, c’est le plus difficile, et pas seulement pour celui qui prie: "nous avons du mal à supporter qu’il ne suffise pas de dire, pour que cela soit, ni de bénir, pour que cela dure, ni de maudire, pour que cela cesse". Nous avons du mal à accepter que nos paroles soient à ce point désordonnées, fugaces, et faibles. Nous avons du mal à parler vraiment sans gêne, sans se conformer aux normes de tout ce qui passe pour valoir d’être dit, en allant chercher dans notre rebut, sans prétendre être le porte-parole de quiconque, ce que, une fois dit, tous reconnaîtront pour leur. Car "quand je dis je c’est de nous tous qu’il s’agit pour toi". Dans la prière "on consent à l’expression". Sans même avoir peur d’être inexpressif. Et c’est peut-être ce qui nous manque le plus, cette confiance en la simple possibilité de parler.

1. Les guillemets indiquent des citations tirées du livre, au passage.

[2]. Emmanuel Kant, La Religion dans les limites de la simple raison, Paris: Vrin, 1965, p.254 (note) et 253.

Paru dans André Dumas, Cent prières possibles, Paris: A.Michel, 2000

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)