La joie folle de cet homme, voilà ce que je cherche à comprendre. Pourquoi ne lui en ai-je pas demandé la raison sur place? Je marchais pressé dans la rue. C’est son geste qui m’a fait lever les yeux, le geste d’une main qui se retournait vers le monde, qui s’y abandonnait sans surtout vouloir être vue. L’homme avait des yeux très bleus dans un visage un peu rouge et blond, marqué par l’habitude d’une expression goguenarde. Mais là non, il n’y avait plus aucune goguenardise, plus rien de railleur, c’était simplement de la joie pure. Précisément, une extrême gratitude. Qu’est-ce qui avait pu provoquer une telle gratitude? Je n’ai pu que lui sourire, mais son regard m’échappait, tellement il se confiait au monde, incertain d’être compris par les humains.
Autant que je puisse en juger par la mine extérieure, par les diverses sacoches qu’il trimbalait, par ses vêtements, cet homme était un SDF. Mais on peut se tromper. Je ne veux pas dire qu’on peut se tromper aux apparences vestimentaires: nous sommes dans un monde où trop peu de gens dérogent à la règle vestimentaire de leur milieu. Mais on peut se tromper en cherchant un début d’explication. Était-ce un SDF et pour cela quelqu’un plein de gratitude pour une moindre faveur? Si le fait d’être SDF pouvait suffire pour éprouver une telle gratitude, une joie aussi folle, alors je vous assure que nous voudrions tous être SDF. Mais qu’est-ce qui autorise la gratitude? C’est peut-être le problème de notre société. Et si une société heureuse était une société qui multipliait les occasions de gratitude? Une société dense en occasions d’accompagner la gratitude par le sentiment et le courage d’exprimer la gratitude?
La gratitude, me dira-t-on, mais c’est un sentiment d’esclave, épargné par son maître, ou d’enfant aliéné par son père? Quel père terrifiant dois-je alors être, pour éprouver à mon tour une telle gratitude envers mon petit garçon de six ans qui me disait, une nuit que je le portais en montagne: « Papa, comment te remercier? Je voudrais que toute ma vie soit faite pour te remercier d’être né! » Il y a pourtant dans la gratitude d’être né, d’être sans mérite survivant, pour le moment, à ce massacre des innocents qu’est la vie dans ses histoires, le secret de toute véritable liberté. L’autorité est alors ce qui autorise la gratitude. Ce qui nous autorise à consentir au monde entier nous autorise aussi à protester: c’est la même chose et il y a là de quoi ébranler le monde. De quoi l’aimer vraiment.
Qu’est-ce qui autorise la gratitude, une gratitude aussi inoubliable pour celui qui en fut, un bref instant, le lointain témoin? Qu’est-ce que cette joie inoubliable et dont la raison est peut-être depuis longtemps oubliée? Qu’est-ce qui avait assez d’autorité pour permettre à cet homme une joie aussi folle, aussi discrète? N’est-ce pas cette autorisation, cette autorité, qui nous manque le plus aujourd’hui? Je sais que là encore l’autorité n’a guère meilleure presse que le pouvoir, même si en fait nous nous complaisons à bien des égards dans la servitude volontaire du pire conformisme.
Mais ne manquons nous pas avant tout, non de cette assurance arrogante, de cette suffisance qui marque la défiance dans laquelle nous tenons les autres et le monde, mais de cette simple confiance en soi qui permet notre indépendance à l’égard des conformismes et des tyrannies? Et si l’autorité est cela qui autorise la gratitude, une telle liberté à l’égard d’un mode de vie où chacun recompte ce qui lui est dû sans jamais pouvoir rencontrer la joie d’un plaisir qui ne récompense rien, alors nous aimerions bien trouver un espace commun qui nous « autorise » un peu plus.
Paru dans La Croix du 6 Juillet 2000
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)