Ethique et sida

Remarques sur trois formes de « panique ».

On peut dire que la « morale » ne sert pas seulement à tenir compte des autres mais aussi à nous identifier nous–mêmes. Cette morale identificatrice ne marche cependant qu’en situation « normale »; en situation de détresse, quand le sujet se trouve en– deçà ou au–delà de tout repère d’identification, cette morale ne marche plus et il ne reste alors qu’une sorte de « sagesse » au sens de la tragédie grecque, une sagesse un peu affolée, obligée de se débrouiller sans repère, au gré de son angoisse et de sa générosité, de son horreur et de sa pitié. Le chemin éthique que je veux parcourir ici va de cette morale de l’identité à cette sagesse éperdue.

La morale d’identification :

La fonction « identificatrice » de la morale est particulièrement nette en ce qui concerne le sida, car la morale sert alors de « système de défense » pour protéger dans le même temps une santé et une identité (ce qui est particulièrement apprécié dans un contexte où l’identité des individus se concentre tant dans leur santé!). Il faut d’abord reconnaître qu’une morale « monogame », puritaine (c’est à dire militante), est une morale « éthologiquement » adaptée à la survie de l’espèce, face au défi du sida. Ce qui fait la force indubitable de cette morale, sa résistance à la toxicomanie par exemple, tient à ce qu’elle puise dans sa spiritualité l' »autre espace » qui manque souvent à une société dont on veut s’évader.

Mais peut–on justifier une morale sur le fait qu’elle empêche le sida? Que deviendra cette morale instrumentalisée le jour où l’on aura trouvé un « vaccin »? Et peut–on croire qu’une morale puisse répondre à tous les problèmes, sans en susciter aucun? Dans ce genre d’argumentation, on devrait plutôt dire que c’est la diversité des moeurs qui est la meilleure chance de l’espèce! Enfin, croire que la solution au sida est entièrement morale, c’est alimenter une première forme de panique, consistant à réduire le sida à une seule « cause », et à vouloir en sortir par l’application d’un seul « remède ».

La morale de l’action :

C’est pourquoi une « nouvelle morale » s’est constituée pour donner la priorité, dans la libéralisation et la diversité des moeurs, à ce qui peut seul être commun, c’est à dire la recherche de solutions « techniques » : préservatifs, gratuité des seringues, recherches sur le virus, messages publicitaires destinés à différencier la prévention en fonction de groupes bien « ciblés » selon leurs moeurs et leurs représentations respectives, et à montrer que tous sont, à leur manière, concernés. Il y a déjà une signification éthique de cette démarche, qui est de dénoncer et de dégonfler la première forme de « panique », celle d’une société qui se croit « une » et saine, et menacée par un mal à exclure avec ceux qui en seraient les porteurs, comme si on pouvait localiser dans la population ces « otages du destin ».

La force de cette position, c’est d’abord une manière de ne pas baisser la garde face à l’adversité, de chercher à saisir toutes les chances, et de croire qu’il y a toujours quelque chose à faire. Ceci est bien une morale. Mais elle peut à son tour générer une troisième forme de panique, consistant à faire croire qu’il y a une solution technique à tous les problèmes, sans jamais céder au sentiment, pourtant éminemment éthique, qu’il y a des limites à nos moyens. Cette panique est sensible là où l’on veut appliquer une information rationnelle à des conduites profondément « irrationnelles » (impossibles à raisonner) liées à la sexualité ou à la toxicomanie. S’il est sage de chercher à conscientiser, est–il sage de supposer des sujets conscients et rationnels, éduquables? Ou bien faudra–t–il avoir recours à la manipulation ?

Pour une éthique de la « perte »:

Il existe une troisième forme de panique, propre à ceux qui développent un sida ou qui pensent qu’ils ne pourront pas échapper au fait d’en développer un : ce n’est pas seulement la panique dûe au fait que « tout » peut être symptôme de sida, dans une lutte angoissante où l’ennemi invisible est partout. C’est celle où, « perdu pour perdu », la victime devient aveugle à son mal, multiplie ses « liaisons » sans précautions ; comme si, puisqu’il faut mourir, du moins mourir avec les autres, comme les autres.

Cette panique est caractéristique d’une époque où la mort est si solitaire que la solitude est déjà perçue par le malade comme un tombeau. Elle est corrélative de l’effrayante normativité d’une société où il faut absolument être « en forme », et où la sexualité même n’est pas perçue dans l’espace et dans le temps comme une solidarité avec ceux que l’on aime et avec les générations suivantes, mais comme un lieu de féroce discipline narcissique, individualiste.

Avec cette dernière situation nous entrons dans ce que nous appelions plus haut une « éthique de détresse ». Non pas seulement parce que la proximité de la mort est insoutenable, mais à cause de cette situation proprement tragique où la « victime » est en même temps « responsable »; non pas coupable, responsable de ce qui lui est arrivé, mais responsable, ayant désormais à répondre de ce qui peut arriver à ses proches.

Mais comment être responsable si les proches, le personnel soignant, la société entière se désolidarise, soit par un discours identitaire et moralisateur, soit plus sournoisement en s’abritant et en se déchargeant de la solidarité sur des techniciens ou des centres spécialisés? S’il doit y  avoir une éthique de détresse, pour les situations « anormales », elle doit avoir pour vis à vis la « sollicitude » des autres. J’appelle sollicitude le sentiment que la solidarité s’exerce « un par un », selon la solitude et la singularité de chacun.

Pour celui qui se considère comme perdu, et qui a une conduite de « perte », une morale identitaire n’a pas de sens, pas plus qu’une information technique. Mais il doit y avoir pourtant, dans la détresse même, un code de l’honneur et du courage ; c’est ce sentiment–là qui peut être touché. Et l’information peut alors se faire affective, invoquant un visage aimé et lui faisant place. Car au bout du compte, quoi d’autre ?

Nous sommes dans un temps où l’existence du « mal » est généralement niée. Et quand on l’accepte, on l’accepte passivement comme un reste de fatalité, un mal simplement « subi » et que l’on n’a pas pu totalement anesthésier. Mais le mal subi renvoit bien, dans une proportion non négligeable de cas, à un mal « agi »: les trois formes de « paniques » qui ont été successivement décrites sont bien, aussi, et il faut le dire avec force, trois manières de « faire le mal ». Et si, une fois les responsabilités prises et la solidarité assurée, il reste un excès de « mal subi » sur le « mal agi », un excès du malheur sur la méchanceté, il ne reste que la sagesse de chacun, sa sollicitude, pour être à la hauteur de cette détresse.

Paru dans Réforme n°2373 du 6 Oct.90

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)