C’est un des merveilleux paradoxes qui peuvent alimenter longtemps l’entretien infini qui croise les cultures « catholiques » aves les cultures « protestantes ». Où met-on la Loi? Dans le monde catholique, il semble à un regard protestant que la « loi » n’est pas destinée à être interprétée dans l’existence, mais fonctionne plutôt comme une norme destinée à capter et à gérer l’imaginaire public, quitte à le mettre dans une situation pénale, mais banalisée, de transgression qui confirme la règle. Dans le monde protestant, il semble à un regard catholique que chaque fidèle a avalé la Loi, qu’il n’a plus de limite, de normes extérieures et supérieures solides, de repères sur lesquels s’appuyer, et que tout le monde flotte dans cette situation d’anomie où chacun est pape.
Attardons-nous sur ces exagérations, qui disent plus de vérité que bien des dialogues œcuméniques. Pour les uns, le monde catholique fabrique des enfants, qui ont toujours besoin de transgresser, mais qui ont toujours besoin d’un Père qui leur dise ce qu’il faut transgresser : on n’y connaît pas le simple fair-play qui permet de suivre une règle pour elle-même, sans qu’elle soit garantie ni contrainte par une Autorité. Pour les autres le monde protestant fabrique des névrosés, des anxieux, des individus toujours divisés dans un perpétuel conflit intérieur : on n’y connaît pas la bonté, certainement voulue par Dieu, d’un ordre naturel ou plutôt tellement habituel qu’il est comme une seconde nature incorporée.
D’ailleurs, reprendront les derniers, le paradoxe n’est-il pas que les sociétés « holistes » et catholiques, où les individus reçoivent leur identité de leur place fixée dans un ensemble, semblent avoir été des sociétés beaucoup plus tolérantes aux différences et aux irrégularités que les sociétés « individualistes » qui caractérisent notre temps. Ces dernières sont des sociétés libérales, apparemment peu normatives, où il n’y a plus de transgression de la Loi ou de l’ordre social parce que cette loi ou cet ordre ne surplombent plus les individus, ne leur sont plus extérieures et antérieures. Mais ce sont des sociétés très « conformistes », qui ne survivent que par cette conformation très rigoureuse des sujets auto-disciplinés aux règles qu’ils intériorisent et dont ils sont en quelque sorte interminablement responsables. D’où le désarroi normatif qui caractérise notre temps.
Certes, répondront les premiers (ici dans le rôle des protestants, qui à vrai dire sont plus « anciens » que les catholiques de la Contre-Réforme, mais ne compliquons pas!), pourtant il ne faut pas que le sujet soit interminablement tenu en état de minorité : d’une part parce qu’il doit grandir et supporter quelque responsabilité, et d’autre part parce qu’il est de toute façon abandonné, orphelin, et que l’Autorité est désormais absente devant laquelle il est pourtant responsable. D’ailleurs, que seraient des enfants qui jamais n’en viendraient à s’émanciper, à prendre leur autonomie, que serait une autorité parentale qui bloquerait l’enfant dans son enfance ?
Pardonnez-moi (j’interviens ici timidement dans cet auguste drame entre les chers vieux ennemis), mais ne croyez-vous pas que tous les spectateurs sont partis ? Ce que notre société fabrique, ce ne sont ni des grands enfants catholiques, ni des individus déchirés et protestants : ce sont des dépressifs. Pourquoi ? Nous sommes passés du monde du permis-interdit à un monde du possible-impossible. Ce qui est techniquement possible est désormais permis aux sujets majeurs et consentants que nous sommes. Si nous n’y arrivons pas, l’échec n’est imputable qu’à nous-mêmes. C’est d’ailleurs au sujet de tout choisir, et cette responsabilité est insoutenable. Nous avons survalorisé les capacités de l’individu, et nous obtenons des sujets épuisés, dépressifs et dépendants de toutes sortes de drogues et d’assurances, de nouvelles Indulgences. D’un autre côté, n’est-ce pas justement à cause du rêve d’une Autorité qui tiendrait ses ouailles en enfance, que nous voyons en apparaître le corollaire : le triomphe des petits sujets-rois qui font tous leurs caprices et ne supportent de règles que lorsqu’elles sont moulées dans l’impossibilité du code informatique?
Et plutôt qu’augmenter ce cercle vicieux, ne pourrions-nous chercher ensemble la corrélation vertueuse entre une institution qui sache faire place à l’autonomisation des sujets, et des sujets qui sachent venir d’une enfance et s’inscrire dans la génération, c’est à dire dans un monde plus durable qu’eux-mêmes?
Paru dans La Croix le 22 avril 1999
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)