Éléments pour un tractatus bio-ethique huit propositions méthodiques à débattre

L’éthique sans panique

1) On entre dans la réflexion éthique, aujourd’hui, principalement par un sentiment général de vulnérabilité, de fragilité, et par le sentiment de la responsabilité du fragile. Fragilité des sujets (jusque dans ce qu’ils croyaient leurs choix responsables, et qui se découvrent des corps un peu démunis là où ils s’étaient crus des esprits infinis et capables de tout) ; fragilité des institutions (dont nous prenons conscience qu’elles ne sont pas un cadre acquis définitif, et qu’elles peuvent très bien s’écrouler) ; fragilité du monde naturel (on ne peut plus le soumettre à tous les traitements et croire qu’il retrouvera toujours son équilibre, d’où le sentiment du caractère précaire et irremplaçable de notre condition terrestre). La peur, et pas seulement la peur de (la demande de sécurité) mais la peur pour (qui est une véritable passion éthique) nous oriente donc aujourd’hui davantage que le désir du bon. L’éthique des anciens était sans doute davantage tournée vers  le bien commun, sans prendre assez au sérieux la possibilité du malheur. Nous sommes peut-être un peu trop mus par la crainte du pire.

2) C’est pourquoi on ne peut poursuivre la réflexion éthique qu’en résistant aux dérapages imaginaires, et autant à l’imaginaire des frayeurs excessives et des tabous, qu’à celui de la convoitise, de l’optimisme excessif —les débats sur le clonage ont été exemplaires de ces double dérapages. Dans quelques siècles, les unes et les autres paraîtront sans doute risibles. En tous cas, nous ne pouvons ni croire à la « gnose » d’un développement techno-scientifique qui nous permettrait d’abandonner un monde « foutu » pour refaire à volonté une condition humaine à partir d’un corps instrumentalisé, ni croire à cette idolâtrie panthéiste de la Vie qui prétend gommer les discontinuités individuelles de la naissance et de la mort dans un processus continu et sacré où les humains n’auraient aucune initiative pour interpréter leur condition. Des deux côtés nous avons affaire à une tentation religieuse face à laquelle la théologie chrétienne s’est toujours montrée critique ; c’est au moins sa contribution la plus précieuse aux débats contemporains. L’éthique que nous cherchons exige une certaine sobriété, même si elle sait qu’elle doit toujours faire avec l’imaginaire humain, ses peurs et ses espoirs. Il s’agit à chaque fois d’éviter la panique, la logique du tout ou rien, le sentiment que tout est catastrophique ou le sentiment d’avoir enfin trouvé la réponse à tout. Car de telles paniques évitent de se confronter aux questions, de les penser distinctement, de les formuler ensemble, et d’agir à l’échelle de l’importance réelle de ces questions —or la peur des maux passés nous empêche souvent de voir venir les maux présents.

3) La principale difficulté que rencontre aujourd’hui la réflexion éthique tient au fait que le débat démocratique (dans les médias, mais parfois aussi sur le terrain) peine à brasser des questions complexes et inédites. Il se focalise alors trop souvent sur quelques sujets qui sont comme les arbres qui cachent la forêt des vrais problèmes, ceux qui méritent un incessant travail de formulation. Nous devons ainsi sans cesse remettre sobrement les questions éthiques dans l’usage de leur contexte qui est aussi social, culturel (la même technique ne soulève pas les mêmes questions dans des mœurs différentes), économique (la santé n’a pas de prix, mais elle a un coût dans un monde où l’allocation des ressources est toujours limitée et nous oblige à  penser ensemble des priorités, quitte parfois à les inverser), juridique (le droit amène la médecine à laisser place à l’autonomie des sujets, et à limiter le sentiment de toute puissance des soignants — ou leur toute responsabilité). De la même manière que tout ne s’achète pas, ne s’enseigne pas, ne se punit pas, tout ne se soigne pas. Et nous devons respecter la pluralité des discours impliqués, qui ont chacun leur domaine d’excellence et leur limites spécifiques, même si les nouveaux pouvoirs apparus dans le sillage du savoir bio-médical et bio-technique, par leur puissance et leur rapidité, bouleversent les circuits habituels de la responsabilité. On examinera ce nouveau « conflit des facultés » sous trois angles, qui devraient permettre d’établir les grandes lignes d’un traité bio-éthique, d’un compromis entre les disciplines concernées — et qui seront autant de manière de ralentir les décisions, de compliquer leurs logiques, de les intriguer et de les obliger à la sagesse.

Abrégé de l’éthique bio-médicale en trois règles

4) Si le discours éthique, l’appel aux exigences éthiques, veut être respecté, tout le premier il ne doit pas faire comme s’il y avait une solution éthique à tous les problèmes ! Trop souvent l’éthique parle avant d’avoir entendu la question. Dans nos sociétés, le souci éthique s’est d’ailleurs un peu trop concentré sur le choix et le consentement individuel, qui ne saurait évidemment tout justifier, et qui place parfois les sujets dans l’embarras d’une insoutenable indécision. Mais dans le même temps on a bien besoin de l’éthique pour résister à l’impérialisme technique : l’ouverture technique de la possibilité du choix (et la passion pour le possible, pour rendre possible ce que l’on croyait impossible) soulève la question du préférable. Et l’éthique, dont la parole est résistible et non-imposable ni contraignante, résiste aussi à la « juridicisation » qui voudrait tout poser en termes de « droits ». La condition morale n’est pas l’addition sans reste des droits et des devoirs, il y a toujours des décalages, des dissymétries. L’éthique fait ainsi place à la parole, à la conversation. Or les grandes questions, celles de la naissance et de la mort, comme celles des bifurcations de la vie à l’occasion des accidents de santé, demandent la parole – une parole irréductible à une information médicale ou biologique brute, comme aux règles du droit. Ce point est essentiel pour penser la génération et la mort, pour penser la mutualité et l’accompagnement.

5) De la même manière qu’il ne faut pas majorer la place de l’éthique, il ne faut pas faire comme s’il y avait une solution juridique (ou administrative) à tous les problèmes. Faire cela serait ne faire aucun crédit à l’autonomie des personnes, à leur faculté de juger par eux-mêmes , selon la diversité de leurs désirs et de leurs soucis; ce serait les incarcérer dans leur condition d’assistés, de patients, de faibles à protéger sans qu’ils puissent jamais en sortir. Le meilleur cadre juridique serait assez minimal, et il ne faut légiférer que sobrement. D’un autre côté on ne peut laisser croire que le patient soit toujours assez autonome, capable de négocier et de contracter, et on ne peut tout faire reposer sur la responsabilité individuelle. Plus généralement, nous voyons le poids des intérêts économiques sur la diffusion des résultats de la recherche (inventions pharmaceutiques, brevetabilité du génome) ou sur les grands choix de santé publique (transplantations, etc.). Le juridique, en rappelant l’interdit du commerce des produits du corps humain, et que tout ne s’achète pas, protége l’humanité de nouvelles formes d’esclavage. Il rappelle ainsi la différence entre les lois juridiques et politiques, qui sont imposables par la puissance publique mais peuvent être transgressées (c’est le cœur de la liberté politique), et les contraintes purement techniques qui seraient celles d’un monde géré par la force, par la gestion optimale des moyens techniques.

6) Si le discours bio-technique ou bio-médical, à son tour, veut être respecté, il ne doit pas faire comme s’il y avait une solution technique à tous les problèmes ! C’est peut être la religion de notre temps, cette croyance qu’il y aura toujours une réponse, qui nous déshabitue à vivre avec les problèmes et qui prépare parfois des catastrophes. Mais faut-il rappeler tous les bouleversements positifs qui proviennent de la recherche bio-médicale, et combine l’espoir entretenu par la recherche est « moralement » important pour les patients ? Il ne faudrait pas basculer d’un excès d’optimisme (je sais que les humains ont besoin d’une part d’optimisme qui s’était réfugié dans la science) dans un excès de soupçon et de méfiance envers les institutions médicales. Contrairement à ce qu’on croit souvent, la recherche (génétique ni neurologique) n’a pas déchiré le « voile d’ignorance » par lequel les institutions humaines (écoles, hôpitaux, prisons, mais aussi théâtres, églises, etc.) reconnaissent qu’il y a en chacun une « réserve » insoupçonnée, et que nous ne savons pas entièrement ce qui est humain (et digne de l’être) et ce qui ne l’est pas — c’est ce qui nous interdit de « programmer » l’eugénisme ou l’euthanasie, et c’est aussi ce qui nous oblige à la confidentialité.

Éthique des institutions de la santé

7) C’est justement l’éthique des institutions de santé (comme des autres) que de redonner pleinement une chance à chacun — non une seule fois mais sept fois sept fois ! Une telle exigence est indispensable dans une société individualiste et libérale, mais au fond très conformiste et peu tolérante aux différences. Donner sa chance à chacun, c’est protéger le faible, le vulnérable, le soustraire à un environnement où il reçoit des chocs et des informations qu’il ne parvient pas à traiter, c’est rétrécir son milieu pour lui permettre de réorganiser son équilibre. C’est le sens d’une institution qui, loin de se borner à la gestion optimale des ressources, doit assurer la protection du faible par la mise en scène d’un cadre de vie durable, et qui l’autorise en quelque sorte à se retirer. Mais donner sa chance à chacun c’est aussi, le plus possible, ensuite, réélargir doucement ce milieu, faire crédit à l’autonomie du patient, à sa capacité responsable à revenir au monde ordinaire –qui est un monde bourré de petites anomalies ordinaires ! Et c’est le sens d’une institution qui doit permettre au faible d’éprouver ses capacités, et l’autoriser à montrer qui il est —les maladies « apprivoisées » et devenues des maladies chroniques, comme le diabète ou le sida, ont joué un grand rôle dans la découverte de l’importance de l’éducation thérapeutique. Mais c’est l’équation et le rythme entre ces deux temps de l’institution qu’il faut penser.

8) La sagesse pratique nous conduit en effet à brouiller la séparation grandissante, et la disproportion, entre la face active et responsable de l’humanité, et sa face passive et vulnérable — on serait alors tous soit victimes soit coupables. L’éthique consiste à toujours tenter de respecter et de penser ensemble ces deux visages, sans que l’un fasse jamais oublier l’autre. L’évidente fragilité du patient ne doit jamais faire sous estimer ses capacités, sa faculté de désirer du bon —et son autonomie apparente ne doit jamais faire négliger sa vulnérabilité. De la même manière le pouvoir des praticiens et des agents ne doit pas faire oublier leur fragilité, leur finitude. Ils ont aujourd’hui des savoirs-pouvoirs trop grands pour leur capacité décisionnelle, et leur condition corporelle finie ! Si les nouveaux savoirs, les nouveaux pouvoirs, leur donnent des responsabilités inédites, parfois écrasantes et qui devraient être mieux partagées, ils ne savent pas entièrement ce qu’ils font. Nous ne savons pas ce que nous faisons. Les problèmes éthiques qui viennent tiennent justement  à ce que, collectivement, nos moyens sont trop puissants, trop rapides pour nous. Nous ne sentons pas ce que nous faisons. Pas assez. C’est ce que nous devons apprendre ensemble.

Paru dans Autres Temps, n° Automne Hiver 2003.

 

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)