Dans mon pays d’Ariège, aux Bordes sur Arize, c’est la fête au village, le concours de belote et de boules, les retraites aux flambeaux, les bals musette où l’on danse à tout âge, et l’orchestre qui reprend de plus belle quand gronde l’orage. Les maisons penchent leurs façades au dessus de la rivière, en face de la place de la Mairie avec ses platanes, ses guirlandes d’ampoules, ses pétards, ses flonflons, ses cris d’enfants et d’hirondelles. La nuit venue, l’insouciance est totale, et c’est enfin le feu d’artifice, mon petit garçon de sept ans s’exclame : je suis au commencement de l’univers !
Nous sommes au cœur de l’été, dans ce moment des moissons où le sablier se retourne vers l’hiver, et tous se mêlent dans un temps où tout est inversé, comme dans ces fêtes des fous où les serviteurs deviennent des maîtres, les filles des garçons, et les dieux des humains. Oui, la fête est ce moment de passion pour la nuit qui abolit les frontières entre les êtres. Comme les vacances, c’est ce moment de transgression de l’ordre du jour, qui va parfois jusqu’à l’ébranler et le bouleverser. Mais la fête au village, c’est aussi chose ordinaire, on entend de loin les musiques émouvantes, les vieux airs du passé, les arbres bruissent dans la nuit, on pense à tous ceux qui ne sont pas là, à tous ceux qui ne font que regarder la Fête de loin. Le souci du monde n’est pas aboli.
Dans mon pays d’Ariège, le 14 juillet et toutes les fêtes civiques sont conjointes dans la fête au village, avec la cérémonie au monument aux morts où le Maire se fait encadrer par le prêtre et le pasteur, et la messe-culte œcuménique où tout le monde assiste. Car mon village était protestant avant la Révocation de l’Edit de Nantes, et l’est resté au temps du « désert » et de la persécution. Mais les catholiques s’y sont montrés si tolérants que le temple a été reconstruit dès 1784, avant même l’Edit de Tolérance. Et au tableau des cloches de l’Eglise, à côté des carillons, tocsins, glas et autres angelus, j’ai vu la manette « sonnerie protestante ». Car les protestants du village utilisent les cloches catholiques. Et maintenant il faut faire place à tous ceux qui viennent de partout, ou de nulle part. C’est ce respect de soi et des autres qu’il nous faut retravailler tous ensemble.
Nous sommes au carrefour de tous les cortèges, car il n’y a de fête possible que du peuple de ceux qui portent le même rêve. Mais les cortèges se composent mutuellement de leurs différences, dans une chorégraphie involontaire et souveraine. Le vin du pays, l’armagnac ont coulé, libérant les paroles, la verve, la satire, accélérant la décomposition et la recomposition des opinions. N’est ce déjà ce que disait Platon dans ses Lois ? Nous sommes au commencement des cités méditerranéennes, la parole circule comme une ivresse. Qui oserait en vouloir à cette immémoriale folie ?
Dans mon pays d’Ariège, aux Bordes sur Arize, c’est le dernier soir de fête, sous la halle et les platanes, les tables sont tirées pour plusieurs centaines de personnes, et le repas commun, la mounjetade, les fèves, le lard et le canard. On chante, on fait connaissance avec le voisin, on parle. Je pense à la campagne des Banquets, qui fit chuter en 1848 la Monarchie de Juillet, après que Louis-Philippe eut interdit les grèves et les associations. Mais peut-on interdire un banquet populaire ? Et quand la parole est libre, elle cherche la vérité, rien jamais ne l’arrête. N’est-ce déjà ce que disait Platon dans le Banquet ? Je m’éloigne, et je me dis quand même que j’aime bien les fêtes républicaines de mon pays, quand vraiment elles rapprochent tout le monde dans la même ferveur, acceptant de trinquer leurs différences sous les mêmes platanes, dans l’été qui fraîchit.
Publié dans La Croix en 2010
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)