Il est de bon ton, dans nos milieux bourgeois, de bouder le mariage comme une tradition ringarde ou un machin catho. Les intégristes s’en réjouiraient presque, parce qu’ils sont ainsi en train, symboliquement, de reprendre subrepticement possession de l’un des plus anciens espaces de liberté républicaine. Les protestants pour leur part devraient s’en souvenir, eux qui n’avaient obtenu que par un Édit de tolérance (1787) le droit de faire inscrire leurs mariages sur les registres des paroisses. Le droit de se marier en dehors de l’Église, c’est-à-dire en fait en dehors de sa communauté, est donc une conquête de l’esprit républicain et des Droits de l’homme. Une conquête récente et fragile, et promenez-vous un peu de par le monde : le libre droit de mariage est un bon baromètre des libertés publiques effectives. Mais chez nous c’est une conquête qui semble tellement acquise que plus personne ne voudrait se battre pour elle.
Les concubins d’aujourd’hui n’ont pas besoin de mettre leur signature au bas d’un parchemin pour que leur amour, plus solide peut-être d’être livré à la sincérité fragile du sentiment amoureux, dure souvent plus longtemps que les amours officialisées des couples mariés, dont on connaît les adultères hypocrites, les divorces et les échecs. Même le divorce est dévalué, et comme le dit Cary Grant dans La dame du vendredi (de Howard Hawks, 1940), ce n’est qu’un bout de papier devant un maire! Bref, en dehors des homosexuels, les gens bien n’ont plus besoin de se marier. L’assentiment mutuel et privé suffit. Pourquoi ce rituel archaïque et vulgaire, presque bestial, pourquoi cette prise de possession publique l’un de l’autre ? Et si ce n’est pour faire plaisir aux grands-parents, pourquoi maintenir cette idée surannée d’un « engagement » ?
Avant de le laisser entièrement tomber en déshérence, il ne serait toutefois pas inutile de nous pencher un peu sur ce que nous abandonnons. Disons-le tout de suite : le mariage réactionnaire ne mérite que la privatisation libérale que nous venons de décrire. Un mariage qui signifierait la subordination de la femme à l’homme dans l’économie domestique, ou la subordination du couple à l’obligation de la reproduction et à l’éducation qui en serait la seule finalité (cela apparaît parfois aussi dans l’union libre), mérite le divorce, comme le montrait le poète John Milton dans son traité du divorce. Et peut-être fallait-il passer par cette longue période de concubinage sans règles pour briser ce mariage-là, opérer une véritable émancipation de la femme et libérer le mariage comme libre alliance entre deux être égaux. Il fallait que le lien soit lui-même assez libre pour former l’un par l’autre deux être capables d’interpréter ensemble la différence des sexes sans répéter des rôles tout faits (qui sont d’ailleurs eux-mêmes le résultat d’une longue et complexe histoire).
Mais il est temps de cesser de réagir à quelque chose qui n’est plus vraiment le problème, et ce que ne voient pas les concubins qui refusent le mariage, c’est que leur union libre est probablement issue de la grande libéralisation issue de 68, qui n’est pas sans effet sur la solitude et la précarisation générale des conjugalités dans une société où tout se contractualise par consentement privé. Le problème n’est plus tellement la subordination de la conjugalité à l’ordre traditionnel de la filiation que de savoir ce que deviennent les couples dans une société ultra-libérale (ultra conformiste) qui ne les tolèrent que comme des petits arrangements privés entre individus au fond solitaires. C’est pourquoi il n’est pas inutile d’évoquer, au-delà du bon goût évidement indiscutable, quelques arguments d’un plaidoyer en faveur du mariage comme acte civil et politique.
Le premier tient, je crois, au fait que le consentement amoureux est inséparable du dissentiment. La grande idée du mariage, à cet égard, c’est le divorce, c’est-à-dire l’institution d’une séparation acceptable pour les deux. Car l’institutionnalité conjugale est autre chose que ce petit consentement très privé : c’est l’acceptation de la possibilité du conflit, du désaccord. La conjugalité n’est pas faite que de consentement, et le divorce doit être pensé et institué si l’on ne veut pas, sous couvert de consensus, ouvrir une carrière immense à toutes les formes de la vengeance. La conjugalité est un travail continuel sur les désaccords eux-mêmes, qui fait de l’amour une courtoisie, une intrigue où les discordances sont au départ acceptées comme faisant partie de l’accord, de sa durabilité même, de sa capacité à se réinterpréter dans les circonstances de la vie.
Je pense ainsi, et c’est mon deuxième argument, que cette apologie de l’union libre (qui est celle de ma génération, je m’y reconnais à bien des égards), est à la fois trop sceptique et trop romantique. Son romantisme est de croire que le sentiment précède son expression, qui ne peut que la trahir. On manque ainsi le fait que le geste, la parole, l’expression peuvent précéder l’intention, engendrer des sentiments supplémentaires et inintentionnels. La Rochefoucauld écrivait: « on déteste ceux à qui on a fait du mal ». Le mariage comme acte public et expression d’un sentiment publiquement approuvé peut augmenter le sentiment, l’autoriser à s’éprouver lui-même comme une promesse. Il nous faut refuser cette séparation romantique entre des passions désinstituées et une institution réduite à l’utilitaire, qui pareillement nient le temps et la possibilité pour les conjoints de ne pas toujours être sur la même longueur d’onde. Et c’est là le scepticisme : on attend que le sentiment arrive, et quand on a eu la chance qu’il arrive, on fait un club à deux pour le gérer au mieux. On ne croit pas à la possibilité de partager publiquement une émotion, une joie, dans un langage commun. On aurait honte de montrer même que l’on croit pouvoir se faire l’un à l’autre ce plaisir, de transgresser ensemble le narcissisme.
Enfin, et pour revenir à l’idée initiale, le mariage n’est pas un sacrement religieux accompagné de dragées : c’est une conquête fondamentale du pluralisme au moment de la Révolution française, et c’est un acte politique et civique fondamental, l’apprentissage par excellence du lien social : en tissant les liens entre les communautés, le mariage pluralise les communautés, de même qu’en liant les sujets le mariage pluralise chacun d’eux. Tous ceux qui ont fait l’expérience d’un mariage mixte (bi-religieux, bi-lingue, ou bi-national) ont découvert cette dimension politique du mariage : mais n’existe-t-elle pas également pour tous ceux qui croient rester « entre nous », dans cette endogamie consentante généralisée ? Que faire pour s’en apercevoir ? Réinventer ensemble le mariage ? Il en est peut-être temps.
Paru dans La Croix le 11 juillet 2001
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)