Il arrive que l’on ne puisse plus vivre caché, ou en cachant quelque chose de soi, et que l’obligation de se montrer devienne pressante, impérieuse, vitale. Et qu’est-ce qu’une société qui, tant par la bienséance de ses codes, le conservatisme de ses castes, que par la rigidité de ses rentabilités, empêche les uns et les autres de montrer « qui » ils sont vraiment ? Que reste-t-il de nos fugaces existences, si nous ne cherchons pas aussi parfois à démêler qui nous sommes, si nous ne nous essayons pas à diverses interprétations de nous-mêmes ? Et n’est-ce pas le cœur battant de l’humaine créativité ? On m’objectera : faut-il pour cela sortir nos poubelles, exposer l’intimité de nos déchets ? Peut-on tout montrer ? Oui, pourtant, c’est souvent en rouvrant nos poubelles que nous trouvons, dans ce que nous avions d’abord jeté, le matériau le plus précieux pour cultiver notre jardin et recréer nos vies.
Il y a cependant une limite non moins vitale à ce besoin parfois si impérieux. C’est que l’on ne peut se montrer que si l’on peut se cacher, se retirer, s’abriter derrière la pudeur, la retraite. Que serait une société où l’on ne pourrait rien cacher, où il faudrait sans cesse tout exprimer, tout exposer de sa vie intime, dans une sorte de transparence obligatoire ? N’est-ce pas l’un des aspects les plus durement humiliants de l’existence des SDF ? Il faut donc dans la société des lieux où chacun puisse se retirer de l’espace public.
Or l’oscillation entre ces deux moments si différents de nos vies fait que l’on ne sait pas toujours où l’on en est. Tel qui voulait se cacher désire soudain au contraire se montrer, et tel qui s’exposait sans crainte, le voilà qui souhaite qu’on n’entende plus parler de lui. On me dira : tout cela c’est encore l’humaine comédie. Mais il y a un point tragique. C’est qu’on n’est pas tout seul, et que l’on doit tenir compte, pour notre malheur comme pour notre bonheur, de notre infini endettement mutuel, de notre inextricable attachement mutuel. Nos récits de vie sont tellement mêlés qu’il nous est impossible de nous montrer sans montrer les autres. Et nous pouvons désirer nous mettre en avant quand nos proches veulent le secret, ou bien nous voulons la confidentialité quand des proches ne désirent que se raconter, exposer leur vie intime à laquelle nous sommes ou avons été si liés.
Ce décalage entre soi et autrui est essentiel, et ne cesse de tirailler et de relancer nos relations. Il pointe même une des conditions les plus profondes de la vie morale, cette assymétrie entre soi et autrui, telle que ce qui est bon pour moi peut être mauvais pour l’autre. Il n’est jamais immoral de souhaiter une vie accomplie, une vie où l’on a pu montrer qui l’on était, de quoi l’on était capable. Mais il est immoral de porter tort à autrui, et que ma vie ne puisse s’accomplir pleinement qu’en écrasant la vie des autres. On pourrait dire que l’on tient ici la limite morale au désir de se montrer et de se raconter. Je ne pourrais me montrer ou raconter ma vie, la mettre en scène, que dans la mesure où je porte pas tort à la possibilité pour un autre de garder son secret, son intimité.
Mais cette limite est délicate, instable, et pour tout dire tragique, car parfois je ne peux la respecter qu’en faisant silence sur ce que je voulais dire ou montrer de moi-même. C’est pourquoi sans doute il faut, à l’art autobiographique et biographique en général du récit, autant de finesse, de tact, d’invention. C’est bien d’un art qu’il s’agit, qui comporte une dose de sagesse, de prudence, de retenue. Un tel sens poétique, même lorsque par le scandale il brise la complaisance à soi d’un milieu ou d’une société, ne s’impose pas comme un droit, fût-ce au nom de l’œuvre d’art. Car sinon la créativité n’est plus qu’un masque de la domination, de la violence faite à l’autre, par laquelle on le laisse sans expression, privé de la possibilité de se montrer, lui-même, d’une autre façon. Et cela ne saurait être de l’art.
Paru dans La Croix n° 25/05/07
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)