La vieillesse n’est plus ce qu’elle était. Les modes de vie et de soin, la médecine évidemment aussi, ont fait que nous sommes de plus en plus nombreux à être longtemps « âgés et verdoyants », pour reprendre cette expression biblique citée par Olivier Pigeaud, qui remarque à juste titre que jadis la vieillesse était rare et précieuse, et comme un signe de la bénédiction de Dieu. Mais aujourd’hui la vieillesse est de plus en plus commune, et les vieilles maisons de famille, mas ou domus, tendent à disparaître : nos habitats sont moins durables encore que nos fugaces existences, et l’on entre dans le grand âge en entrant dans une institution hospitalière, généralement péri-urbaine. Enfant, il m’est souvent arrivé d’accompagner mon père pasteur dans ses visites, en Ardèche : quelle différence avec aujourd’hui ! Les Anciens étaient alors l’âme de la maison, entre l’horloge, la Bible et la cheminée. Ils approuvaient les plus jeunes d’exister, et cette simple autorisation augmentait ces jeunes existences, gonflait leurs voiles.
J’ai parfois l’impression que les temps bibliques ont duré jusqu’il y a peu, que nos vieilles Ecritures racontait encore assez littéralement nos formes de vie de naguère. Et que maintenant nous avons largué les amarres avec ce monde. Toute la question est de savoir comment lire la Bible dans un monde qui ne lui ressemble apparemment pas, mais qui en est aussi pour partie issu. De savoir comment discerner l’irruption pourtant toujours actuelle du texte biblique dans notre monde contemporain. C’est ce défi qu’a si bien su relever Olivier Pigeaud, à travers une série de thèmes où il construit chaque fois l’écart entre sa connaissance intime des textes, qu’en vrai pasteur il sait déchiffrer, comparer et faire revivre, et sa connaissance profonde des situations humaines, qu’en bon accompagnant il sait raconter et replacer au cœur de notre estime, de notre affection, de notre admiration. J’ai été particulièrement sensible à sa façon de rappeler que l’âge est encore un théâtre de l’injustice, injustice de l’accès aux soins, de l’alimentation, du logement, mais aussi un théâtre de l’humiliation, humiliation d’être dépendants, de la solitude et du sentiment d’inutilité. Et de chercher à montrer chaque fois les chemins de la joie dans ces situations.
Je voudrais ajouter trois questions pour moi lancinantes, et que je voudrais poser tant à notre lecture des textes bibliques qu’à notre manière d’agir et de vivre ensemble dans le monde d’aujourd’hui.
La première de ces questions est l’augmentation progressive des moyens et de l’obligation de choisir, qui pose aussi la question de ce que c’est que le consentement. C’est cette situation médicale et technique qui creuse les questions de l’euthanasie et de l’acharnement thérapeutique, et qui augmente le tragique de notre condition. De moins en moins on peut dire que simplement « cela arrive ». C’est un premier paradoxe, que l’augmentation des moyens techniques de contrôler la santé augmente en proportion le tragique du choix, où nous croyons « autonome », mais où nous ne savons pas ce que nous faisons, ce que nous demandons. La question est ici de savoir comment notre société va pouvoir s’installer durablement dans cette condition, où la manière de gérer les maladies chroniques et le vieillissement, et la mort elle-même, sera de plus en plus le résultat d’un choix.
La seconde porte sur l’augmentation de la solitude, et de la difficulté à repenser le soin dans une société de solitaires. Le paradoxe est que nous sommes dans une société encore portée par l’élan de siècles d’émancipation, de déclarations d’indépendances en tous genres, mais que nul ne peut prendre soin de soi entièrement. Notre société est donc en porte à faux, car la volonté d’autonomie se retourne en dépendance, et rien ne nous y prépare. Le vieillissement global de la population, augmentant la proportion de solitaires, pose la question de la valeur d’une survie, quand le pouvoir médical vous redonne du temps, un temps parfois même inespéré, mais qu’il s’agit d’un temps où la plupart de ceux que vous avez aimé ont disparu — et qui dira la tristesse de reporter le besoin de proximité sur les épaules trop rares de petits enfants trop aimés, et trop absents.
La troisième est celle d’une société qui fut jeune et se retrouve globalement comme une société vieillie : comment y accepter le rétrécissement ? Rétrécissement de la surface des activités et des échanges pour les personnes âgées, rétrécissement des moyens à proportion de l’augmentation du nombre de personnes âgées par rapport à la population active. Nos sociétés ont été très fortes pour soutenir tout ce qui augmente, tout ce qui grandit, mais elles me semblent mal équipées pour faire face au rétrécissement. Comment penser des institutions qui l’autorisent, qui approuvent notre diminution, qui en fassent vraiment voir la valeur ? On a beaucoup dit que nos sociétés cachent la vieillesse, la mettent à part dans des lieux spéciaux qui la séparent du familier. Ce pourrait être une forme de cette modestie que nous cherchons, si ces lieux figuraient, comme les monastères jadis, des lieux de retrait volontaire, mais des lieux encore de culture, des lieux ouverts à la conversation des générations. C’est bien là ce qui nous manque le plus.
Car le vieillissement n’est pas seulement une question médicale ou économique, mais d’abord une question ecclésiale et culturelle. La tragédie de la culture écartelée entre le poids d’un passé trop lourd et la massification accélérée des innovations est ici redoublée par un problème inédit, qui n’est même pas encore vraiment aperçu : jamais l’humanité n’avait été confrontée à ce paradoxe de faire une culture vivante et créatrice, confiante, avec une moyenne d’âge aussi élevée. Dans le mélange des générations, jadis, les anciens avaient la place de lancer ses vitupérations, de disposer leurs souvenirs essentiels, de transmettre leurs bénédictions qu’on glissait à la génération suivante avec l’autorité de ceux qui s’effacent pour laisser place aux autres, avec l’autorité de ceux qui partent. Cela semble bien moins le cas. On n’écoute plus les anciens, qui sauraient nous replacer avec confiance dans un tissu narratif plus vaste, rouvrir du passé des promesses non tenues, et apporter leur bénédiction, leur approbation, sur les actes et paroles de leurs successeurs.
On peut dire en ce sens qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, et que oui, nos vies sont éphémères et vaines, comme un peu de vapeur et de buée sur une vitre, et qui s’évapore bien vite. Mais on peut dire aussi que c’est cette fugacité même qui en fait le prix. Il y a tant de personnes, de tout âge et de toute condition, aujourd’hui, qui se sentent superflus, inutiles, presque encombrants ! C’est à nos anciens, peut-être, de nous à tous montrer la voie de cette joie qui demeure. Le pasteur André de Robert, âgé, avait un jour répondu à la question : qui êtes vous ? « Vous me posez là une question difficile. Depuis cinquante ans que je m’interroge moi-même, je ne parviens pas à le savoir. Je suis un être étrange. Emerveillé de vivre, de voir, d’entendre et de marcher, je ne sais pas à quoi cela rime. Je suis stupéfait, dès que j’y pense, de ce que chaque matin, et depuis si longtemps, une autre journée me soit offerte, et avec elle une foule de chances nouvelles: comme pour savoir si, cette fois-ci, je vais en tirer un bon parti. Manifestement, la vie fait pour moi ce qu’elle peut pour me faire comprendre quelque chose. Je suis comme un étudiant dont les réponses sont insuffisantes à l’oral de 1’examen, et qu’un professeur d’une infinie patience essaye de repêcher (…) J’observe. A mesure que mon corps se détruit, mon étonnement augmente. Ce que je fais là ? Maintenant que je ne fais pratiquement plus rien ? Je m’étonne ».
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)