Remarquons en préalable avec Didier Sicard[1] que les sensibilités éthiques protestantes, juives, musulmanes ont parfois un peu de mal à se présenter devant le législateur. Pour un protestantisme déjà réticent à la confusion entre éthique et législation, l’absence de Magistère et l’éclatement confessionnel en communautés hétérogènes sont de lourds handicaps quand il s’agit de communiquer avec clarté nos positions sur tel ou tel sujet, alors que ces positions sont communes ou voisines bien plus souvent qu’on ne le croit. Il est même possible d’évoquer l’hypothèse que la législation républicaine en bioéthique ne soit que l’expression laïcisée d’une bioéthique catholique. Le sacré républicain est ainsi, même quand il s’en écarte, en consonance avec le sacré catholique. Ce n’est pas par hasard si la France, pays catholique au moins de culture, soit le seul pays au monde à avoir adopté un corpus de lois dites de bioéthiques. La république semble avoir un dialogue plus facile avec l’église catholique qu’avec les protestants, même si les positions républicaines et catholiques peuvent s’affronter, et même si sur le fond les positions adoptées par le législateur, sur pratiquement tous les sujets, expriment assez bien le consensus majoritaire chez les protestants. Ceux-ci cependant parviennent généralement à ces positions par une voie étroite et difficile, qui aboutit davantage à un compromis du moindre mal qu’à une Loi absolument sûre d’elle-même.
En effet, la principale difficulté que rencontre aujourd’hui la réflexion éthique tient au fait que le débat démocratique peine à brasser des questions complexes et inédites. Il se focalise alors trop souvent sur quelques sujets qui sont comme les arbres qui cachent la forêt des vrais problèmes, ceux qui méritent un incessant travail de formulation. Plutôt que de tout attendre d’une loi bioéthique qui enfin clarifierait tout, après avoir tout attendu d’un progrès scientifique qui aurait magiquement répondu à toutes les questions, nous devons apprendre à vivre durablement avec les problèmes. Et nous devons apprendre à sans cesse remettre sobrement les questions éthiques dans l’usage de leur contexte qui est aussi social (les lois n’ont pas le même sens pour ceux qui ont les moyens de vivre selon les « normes » et pour les précaires), culturel (la même technique ne soulève pas les mêmes questions dans des mœurs différentes), économique (la santé n’a pas de prix, mais elle a un coût dans un monde où l’allocation des ressources est toujours limitée et nous oblige à penser ensemble des priorités, quitte parfois à les inverser), juridique (le droit amène la médecine à laisser place à l’autonomie des sujets, et à limiter le sentiment de toute puissance des soignants). De la même manière que tout ne s’achète pas ou ne s’enseigne pas, tout ne se soigne pas, et ne se légifère pas. Et nous devons respecter la pluralité des discours impliqués, qui ont chacun leur domaine d’excellence et leur limites spécifiques, même si les nouveaux pouvoirs apparus dans le sillage du savoir bio-médical et bio-technique, par leur puissance et leur rapidité, bouleversent les circuits habituels de la responsabilité.
Si le discours éthique, l’appel aux exigences éthiques, veut être respecté, tout le premier il ne doit pas faire comme s’il y avait une solution éthique à tous les problèmes ! Trop souvent l’éthique parle avant d’avoir entendu la question. Dans nos sociétés, le souci éthique s’est d’ailleurs un peu trop concentré sur le choix et le consentement individuel, qui ne saurait évidemment tout justifier, et qui place parfois les sujets dans l’embarras d’une insoutenable indécision. Mais dans le même temps on a bien besoin de l’éthique pour résister à l’impérialisme technique : l’ouverture technique de la possibilité du choix (et la passion pour le possible, pour rendre possible ce que l’on croyait impossible) soulève la question du préférable. Et l’éthique, dont la parole est résistible et non-contraignante, résiste aussi à la « juridicisation » qui voudrait tout poser en termes de « droits ». La condition morale n’est pas l’addition sans reste des droits et des devoirs, il y a toujours des décalages, des dissymétries. L’éthique fait ainsi place à la parole, à la conversation. Or les grandes questions, celles de la naissance et de la mort, comme celles des bifurcations de la vie à l’occasion des accidents de santé, demandent la parole – une parole irréductible à une information médicale ou biologique brute, comme aux règles du droit. Ce point est essentiel pour penser la génération et la mort, pour penser la mutualité et l’accompagnement.
De la même manière qu’il ne faut pas majorer la place de l’éthique, il ne faut pas faire comme s’il y avait une solution juridique à tous les problèmes. Faire cela serait ne faire aucun crédit à l’autonomie des personnes, à leur faculté de juger par eux-mêmes , selon la diversité de leurs désirs et de leurs soucis; ce serait les incarcérer dans leur condition d’assistés, de patients, de faibles à protéger sans qu’ils puissent jamais en sortir. Le meilleur cadre juridique serait assez minimal, et il ne faut légiférer que sobrement. D’un autre côté on ne peut laisser croire que le patient soit toujours assez autonome, capable de négocier et de contracter, et on ne peut tout faire reposer sur la responsabilité individuelle. Plus généralement, nous voyons le poids des intérêts économiques sur la diffusion des résultats de la recherche (inventions pharmaceutiques, brevetabilité du génome) ou sur les grands choix de santé publique (transplantations, etc.). Le juridique, en rappelant l’interdit du commerce des produits du corps humain, et que tout ne s’achète pas, protége l’humanité de nouvelles formes d’esclavage. Il rappelle ainsi la différence entre les lois juridiques et politiques, qui sont imposables par la puissance publique mais peuvent être transgressées (c’est le cœur de la liberté politique), et les contraintes purement techniques qui seraient celles d’un monde géré par la force, par la gestion optimale des moyens techniques.
Si le discours bio-médical, à son tour, veut être respecté, il ne doit pas faire comme s’il y avait une solution technique à tous les problèmes ! C’est peut être la religion de notre temps, cette croyance qu’il y aura toujours une réponse, qui nous déshabitue à vivre avec les problèmes et qui prépare parfois des catastrophes. Mais faut-il rappeler tous les bouleversements positifs qui proviennent de la recherche bio-médicale, et combien l’espoir entretenu par la recherche est « moralement » important pour les patients ? Il ne faudrait pas basculer d’un excès d’optimisme à un excès de méfiance envers les institutions médicales. Contrairement à ce qu’on croit souvent, la recherche (génétique ni neurologique) n’a pas déchiré le « voile d’ignorance » par lequel les institutions humaines (écoles, hôpitaux, prisons, mais aussi théâtres, églises, etc.) reconnaissent qu’il y a en chacun une « réserve » insoupçonnée, et que nous ne savons pas entièrement ce qui est humain (et digne de l’être) et ce qui ne l’est pas — c’est ce qui nous interdit de « programmer » l’eugénisme ou l’euthanasie, et c’est exactement la place de l’image de Dieu, que de nous interdire de mettre la main sur l’image de l’homme.
Olivier Abel
Paru dans Information-Evangélisation, 2010
Note :
[1] « La nouvelle loi de bioéthique et la position de l’église protestante », Olivier Abel et Didier Sicard, Revue politique et parlementaire, n°1050, janvier-mars 2009.