Trois questions

Trois questions à Olivier Abel

professeur de philosophie, d’éthique
à la Faculté Libre de Théologie Protestante de Paris

  1. L’autorité est souvent perçue comme une course au pouvoir, ou comme la satisfaction d’un besoin de posséder, de maîtriser. Peut-on la comprendre autrement que ce qui m’empêche d’être libre ?

L’autorité est le propre de ceux qui se sont retirés du pouvoir et qui permettent ainsi aux autres de prendre pleinement leur place. Elle est ce que l’on reconnaît, ce qui permet de grandir. Cette reconnaissance est liée à l’autonomie de celui qui en est le sujet. Sans cela, il ne peut y avoir d’autorité. Egalement, il est important de se rappeler la distinction effectuée par Hannah Arendt entre autorité et pouvoir. Pour cette philosophe, le pouvoir s’exerce tout d’abord à plusieurs et consiste en la capacité de faire, le pouvoir de réaliser. Quant à l’autorité, il faut selon elle revenir au Sénat romain, constitué d’anciens magistrats, et qui n’avait aucun pouvoir, mais auquel revenait d’autoriser, et d’approuver. Le pouvoir consulaire pouvait très bien se passer de l’autorité mais il n’avait alors pas son appui.

Ce rapport à l’autorité est ce qui manque à nos démocraties. Il faudrait penser mieux cette dialectique entre pouvoir et autorité. Par exemple, il pourrait être souhaitable d’élargir les fonctions du Sénat à tous ceux qui se seront retirés des offices et pouvoirs dans les différentes sphères d’activité. Nous sommes, aujourd’hui, dans une conception gestionnaire ; nous manquons d’imagination. Quant aux relations entre ceux qui font notre société, les rapports d’égal à égal sont valorisés, cela crée alors une dimension de soupçon quant au rapport vertical. Il devient nécessaire de le penser autrement. Il nous faut toujours avoir à l’esprit que tout ordre, tout impératif doit être toujours d’amour. On ne peut obliger par la langue, si on ne mobilise pas par le cœur. L’obéissance doit toujours venir de l’intérieur, d’un consentement libre comme en réponse à un appel ; le philosophe Paul Ricoeur parlait d’obéissance aimante.

  1. L’identité est un concept qui revient sur le devant de la scène. Comment la concevoir comme une dynamique, le fruit d’une histoire et non comme un carcan ?

La demande d’identité me semble la contrepartie de l’injonction à la modernité. Cette idée d’une ouverture générale ; d’une sorte de melting-pot où l’on peut toujours recommencer, qu’il est possible de se faire une identité ailleurs. Certes, au cœur de cela, il y a une dimension mystique. En Christ tout serait interchangeable, dans une charité absolue où l’identité individuelle n’est pas ce qui importe. Mais nous devons prendre garde à ne pas sous-estimer le besoin d’identité, le besoin d’inéchangeable, et finalement le besoin de finitude. En ce sens cette relativisation de l’identité est plus facile pour les « nantis », je veux dire pour ceux qui ont beaucoup d’identité, que pour ceux qui sont ballottés de lieux en lieux, contraints à fuir, les migrants. Des individus détachés de leurs racines vont rechercher des groupes identitaires.

Mais nous devons aussi avoir conscience que nous venons d’origines plurielles. Il faut développer le sentiment de multi appartenance. Les personnes ne sont ni jetées dans un melting-pot, ni ghettoïsées. Il est tout à fait possible d’être ceci et cela. Il y a des profils pluriels, de la même manière que personne n’est tout. L’identité est quelque chose d’ondulatoire et nous devons la chercher autant autour de la notion de promesse autant que dans un rapport élargi au passé, ce que nous ne faisons plus.

Ensuite, la rencontre de l’autre est essentielle. Mais pour que cela soit possible, il faut qu’il y ait un autre. Cela exige la découverte de soi qui se fait aussi dans la rencontre. En découvrant l’étroitesse de l’autre, je découvre la mienne propre. Il faut à la fois découvrir ses propres limites et que l’on appartient à une société plurielle. Dans notre relation aux autres nous avons à réapprendre à dire « Je » qui nous conduira à dire « Nous ». Ce « nous » suppose d’accepter la conflictualité et d’être altéré, c’est un conflit à la fois surmonté et honoré. Il y a quelque chose d’intriguant dans une relation. Nous préférons demeurer ensemble à cause de ce qui nous différencie, ce sur quoi nous ne sommes pas d’accord, plutôt que d’être séparé. Assumer notre identité c’est accepter, c’est être capable de vivre ces différentes tensions.

D’autre part, il nous faut prendre conscience qu’il y a des choses qui m’échappent et que je ne peux changer, ni échanger. Nos contemporains ont besoin de trouver une dialectique entre cette ouverture et ce lieu nécessaire pour se retrouver. L’Ecriture enseigne qu’il y a un temps pour tout. Aussi, il est important de trouver le rythme qui me fait être en plénitude. Un des chemins pour cette découverte est d’accepter de se faire confiance ; d’accepter que ce que je dis peut intéresser l’autre.

  1. De quelle manière accueillir l’autre comme celui qui est « le différent de moi », mon semblable mais non mon identique ?

« Tu aimeras ton prochain comme toi-même » ce commandement de l’Ecriture nous invite à travailler sur le thème de la ressemblance. Il s’agit, en fait, de voir le visage de l’autre là où on ne le voit pas. L’altérité consiste à se considérer soi-même comme un autre tout en sachant qu’il y a un va-et-vient permanent entre ressemblance et altérité. Il est important de rechercher une manière juste d’être en relation avec l’autre ; ce qui est différent de la proximité. Toutes les grandes religions, les grandes manifestations artistiques cherchent à manifester ce qui rapproche les êtres entre eux. Notre société à besoin de ce rapprochement, de cette recherche de la bonne distance. Aujourd’hui notre société ne pense que les injustices et ne voit pas les humiliations, ce qui la rend donc incomplète. On ne cesse de répondre à un mal par un autre mal. C’est pourquoi il est essentiel d’établir un rapport prudent à l’égard du mal effectué.

D’autre part, même si nous avons la faculté de nous mettre à la place des autres il ne faut jamais croire trop vite que l’on est à la place des autres, croire qu’on le comprend. Il est important de travailler d’une manière dialectique sur la ressemblance et la différence ou si l’on préfère sur le couple respect/empathie. Cette dernière notion, dans son côté religieux, fait parfois peur. Mais la contraindre à rester dans le domaine religieux, où elle peut prendre le nom de « compassion », « charité », c’est la priver d’exister dans l’espace civique. Cependant, il nous faut être là aussi prudent car nos capacités d’empathie sont susceptibles d’humilier les autres. Il est important lorsque nous l’exerçons de toujours laisser une place à l’altérité, au respect car nous ne pouvons pas aller plus loin que cela dans une relation. L’altérité et le respect sont à exercer avec prudence car l’excès de l’un entraîne la domestication de l’autre, l’esclavage, et l’excès de l’autre entraîne le rejet, l’indifférence et l’exclusion. Une émulsion fine d’altérité et de ressemblance doit exister pour vivre une relation ajustée et échapper ainsi à ces deux écueils.

 

Publié en 2010

Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)