Une chose me chiffonne, c’est notre irritabilité. Pour un oui ou un non, pour un merci ou un pardon de travers, dans l’anonymat des espaces communs comme dans l’intimité des espaces privés, la nervosité nous ronge, elle explose parfois sans mesurer ses ravages, ni ses longues éclaboussures de mauvaise humeur, de grogne et d’ennui. Il n’y a rien là de très nouveau. L’empereur Marc-Aurèle observait que « les conséquences de la colère sont plus graves que ses causes », et contre la colère d’Achille chantée par Homère, la sagesse des peuples savait que « celui qui est lent à la colère agit mieux qu’un héros ». Mais aujourd’hui c’est l’inflation de l’énervement, la globalisation de la crispation qui m’inquiète. Cette irritation générale mérite certes un peu d’analyse. Autre est la nervosité de l’automobiliste dont un enfant est très malade, qui est très en retard pour un rendez vous professionnel important, et qui klaxonne un piéton chômeur, portant chaque jour le sentiment de n’avoir d’importance pour personne. Autres sont les « engueulades » familiales, entre des adolescents qui demandent un peu de confiance, et des parents qui demandent un brin de reconnaissance. Il est très important de distinguer tout de suite l’hostilité qui sépare deux personnes étrangères l’une à l’autre, et qui se trouvent en quelque sorte physiquement sur la trajectoire l’une de l’autre, et l’inimitié qui rapproche excessivement deux familiers qui ne parviennent pas à trouver leur distance respectable.
Sur une autre gamme d’analyse, il y a de saintes colères, qui peuvent entraîner la sympathie et jusqu’à la jubilation du spectateur. C’est qu’elles cherchent les mots, les injures exactes ou les gestes pour exprimer un conflit qui n’avait jamais été ainsi nommé, perçu ni réalisé. En revanche, il y a des injures verbales qui font des blessures plus irrémédiables que les gifles, ou des petites ironies méchantes qui frôlent l’homicide volontaire ! Je dis cela parce qu’en face de l’irritation, trop souvent, on ne trouve que de l’indifférence, cet air de dire « c’est ton problème », « c’est quoi cette hystérie ? », ou « c’est pas grave vas-y je le mets sur l’addition ». Cette indifférence jette à plaisir de l’huile sur le feu, et les colères se multiplient de n’être jamais écoutées, entendues avec respect. On pourrait donc faire un petit plaidoyer pour la colère, et je dirais alors qu’elles essayent au moins encore de communiquer, d’échanger n’importe quoi, comme pour se prouver qu’on est bien dans le même monde, quand on ne parvient plus à se toucher par des mots ordinaires. Mieux : une explosion publique de colère sera sans doute trop vite perçue comme un accès de folie, une menace à l’ordre public, et nous ne mettons jamais assez en valeur, par nos réactions, son côté théâtral. Notre intolérance à la colère est peut-être ce qui augmente le plus notre nervosité. Mais qu’est-ce qu’une société où il n’y aurait plus des individus lisses, glissants, trop lubrifiés pour éprouver frottements ni échauffement ?
Mais ce qui me chiffonne, dans notre irascibilité générale, c’est justement le manque de sens chorégraphique. La facilité avec laquelle nous nous permettons d’exprimer nos mécontentements, par son inflation même, dévalue l’importance de la colère. Il en faut des doses de plus en plus grandes pour des résultats de plus en plus nuls ! Et nous sous-estimons l’effet chorégraphique de nos expressions. Une façon nerveuse ou pénible de s’adresser aux autres, même si c’est juste un style habituel ou une coquetterie, peut finir pas susciter chez nos interlocuteurs un réel agacement ! La nervosité est contagieuse. Et l’expression de la nervosité augmente la nervosité. Même si vous n’êtes pas fâché, adoptez en le ton et la manière, et bientôt vous en aurez l’humeur. C’est si facile de sortir de ses gonds ! c’est si facile de se mettre en boule ! Tant du moins que ce sentiment restera un désagrément, il y aura de l’espoir. Ma crainte c’est que la grogne et le mécontentement ne deviennent peu à peu un des seuls plaisirs gratuits, un des derniers agréments de l’existence, le bastion des revendications, le droit de gueuler.
Paru dans La Croix en 2003
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)