La guerre des Camisards fait partie de notre petite épopée huguenote, avec tant d’autres épisodes, comme celui de la flibusterie armée par Coligny, de la résistance du Mas d’Azil contre l’armée du Maréchal de Thémines, ou de l’héroïsme de la population de Sisteron qui parvint une nuit d’orage un hiver à fuir à travers les montagnes. Tout cela, notre mémoire l’exige. Et non pas seulement la mémoire privée des descendants de huguenots, mais la mémoire publique. Car de même que Dieu peut tirer de ces pierres une descendance à Abraham, n’importe qui peut se déplacer pour prendre part à cette mémoire commune. Il est utile de rappeler cela, au moment où l’on voit s’effilocher le tissu narratif de la transmission, déchiré entre les petites auto-narrations individuelles et les figures de l’histoire médiatique et officielle. Nous sommes ainsi dans un temps de nervosité, parce que nos sociétés ne s’appuient pas assez loin sur le passé pour projeter librement leurs promesses sur le futur, et que les peuples sans mémoire sont des peuples également incapables d’ouvrir la page blanche de l’action.
Il est sans doute paradoxal de commencer ainsi mon discours, dans un temps d’abus de mémoire et de commémorations. C’est qu’il est impossible de mesurer l’abus si l’on ne mesure d’abord le bon usage de ce que j’appellerai les politiques de la mémoire. Mon propos sera de moraliste, de philosophe et de théologien, et je parlerai de nous, de la communauté contemporaine : que faisons nous de notre mémoire ? Une bonne commémoration comporte une part d’anachronisme, puisqu’elle doit nous rendre plus encore contemporains. Nous ne sommes pas si contemporains que nous le croyons, et parfois il faut de graves événements pour nous rendre contemporains. Et il arrive que nous soyons soudain rendus contemporains d’importants événements du passé.
Mémoire et violence
Dans ma réflexion sur la mémoire et la violence, je ne séparerai pas la mémoire et l’oubli, car c’est souvent pour mieux oublier que l’on se souvient et que l’on raconte —on fait secret sur ce qu’on ne veut pas oublier ! Il n’y a pas de mémoire sans oubli, et une société comme un individu qui se souviendraient de tout seraient aussi fous qu’un individu ou une société qui ne se souviendraient de rien, qui effaceraient au fur et à mesure toutes les traces. Ce seraient des sociétés qui ne parviendraient plus à réparer ni à faire le deuil, des sociétés malades à mort. Les sociétés bien vivantes savent à la fois faire mémoire de ce qui du passé est encore présent, sur quoi on peut agir, et oublier le passé irréversible, le déposer dans la distance des archives historiques et plus simplement dans le sol où tout revient.
Je ne parle pas ici seulement des grands malheurs collectifs : toutes les sociétés ont un problème de ce genre, dans la mesure où elles ont toutes à traiter du traumatisme fondamental, celui de la génération. Avec le remplacement des générations, en effet, apparaît la nécessité de faire face à l’oubli, et l’obligation de faire mémoire, peut-être d’autant plus qu’il faudra à son tour s’effacer, accepter de laisser place à autre que soi —et c’est peut-être une image de la grâce. Il y a ainsi un sens théologique à mon éloge de l’oubli de soi. Y aurait-il alors une exigence théologique d’ampleur comparable du côté d’un plaidoyer pour la mémoire, le souvenir des promesses fondatrices et législatrices : bien sûr, car seul le sentiment d’une longue histoire de l’Alliance, qui nous précède et nous excède, nous permet d’échapper au rêve gnostique d’une échappée immédiate hors du monde et de l’histoire humaine abandonnés au malheur.
En retour il faudrait discerner toutes les implications politiques des théologies de la mémoire et de l’oubli : politiques au sens fondamental, où le régime de mémoire et de cohabitation des mémoires dans la même histoire, ne saurait être le même dans les États-Nations modernes, les Empires pluri-ethniques de jadis, ou les sociétés d’immigration comme les USA. Les politiques de la mémoire et de l’oubli correspondent aux solutions improvisées par nos sociétés pour sortir des conflits ou les apprivoiser. Car il est un point où le devoir de mémoire comprend dans son impératif de se souvenir qu’il faut oublier. Ne pas oublier d’oublier. Seuls ceux qui ont encore assez de mémoire, d’ailleurs, se souviennent qu’il fallait oublier, comme les Athéniens de la génération qui suit la guerre civile, ou comme les Français au 17ème siècle pour lesquels l’Edit de Nantes avait une signification vitale.
Mais pourquoi alors, et comment, commémorer une guerre, qui ne fut pas seulement la résistance de quelques consciences insoumises à un Etat quasi-moderne, mais une sorte de guerre civile et fratricide ? Ne doit-on commémorer que des guerres justes ? Mais qu’est-ce qu’une guerre juste ? Il faudrait d’abord distinguer, dans les politiques de la mémoire, les guerres justes des vainqueurs et celles des vaincus, des opprimés. Pour la première, n’est-ce pas toujours une entreprise de mensonge que de justifier la violence ? N’est-ce pas cela même la guerre, le conflit des violences qui se prétendent légitimes ? Le conflit des mémoires, de récits qui se prétendent seuls fidèles, seuls véridiques ? N’est-ce pas la tentation du vainqueur que de commémorer la légitimité de la force, et la distribution générale des places que la force a permis. La force ne se donne-t-elle pas toujours le monopole de l’histoire légitime, racontant ses hauts faits ? N’est-ce pas le crime capital des politiques de la mémoire et de l’oubli que d’éliminer les traces et la mémoire de l’adversaire, de les disperser, ou bien éventuellement de l’enfermer dans ses traces, de l’y incarcérer à jamais ?
Face à cela, il existe un usage protestataire de la commémoration, comme contrepoids à la fragilité du minoritaire, du vaincu, comme rappel des méfaits subis. Et comme occasion de redistribuer les rôles. Mais à son tour cette emphase sur la victimité ne risque-t-elle pas d’enfermer à jamais la communauté dans le passé et le ressentiment ? Une mémoire ainsi captive ne devient-elle pas folle ? Ou bien n’est elle pas tentée de se retourner pour ne plus chercher à l’inverse que l’oubli de soi et l’effacement —je disais naguère que notre tradition protestante est auto-nettoyante ?
Il existe à vrai dire encore une autre option, puisqu’une bonne commémoration est l’occasion de faire jouer les hypothèses. C’est une des choses amusantes dans les déclarations publiques qui apparaissent çà et là depuis quelques années que l’usage qui y est fait du remords et de la repentance. Naguère l’essentiel des commémorations tournait autour des malheurs dont on avait été victime ou des gloires dont on avait été l’acteur. Mais cette figure s’est inversée, et il s’agit maintenant de faire valoir cette gloire en quelque sorte négative d’avoir beaucoup contribué à l’histoire générale du malheur. C’est une autre manière de montrer son importance, pour s’en repentir : « Nous ne le ferons plus » (on aurait du mal !). Ce qui est légitime dans ces politiques du remords, c’est qu’elles s’appuient sur une citoyenneté de la mémoire : la mémoire commune n’est pas l’addition de mémoires personnelles ; mais le geste politique par lequel nous nous déplaçons pour aller prendre notre part de la charge de malheurs passés comme de l’honneur des bonheurs passés. D’autant que tout n’est pas passé, que les menaces non retombées et les promesses non encore tenues peuvent être réouvertes par les chagrins et les joies actuelles. Mais ce qui échappe à ces politiques du remords, c’est le petit ébranlement que devrait donner le sentiment du ridicule. Qui suis-je pour me donner l’importance de tout ce passé ? Est-ce bien « nous » qui avons fait tout cela ? Si je manifeste un tel remords pour quelque chose que je n’ai personnellement pas fait, que je n’aurais pas pu faire, est-ce que cela ne finit pas par nous anesthésier par rapport au malheur qui vient, et auquel, sous la forme d’autres responsabilités collectives qui ne savent pas encore dire « nous », nous contribuons de tout notre aveuglement ? Le remords véritable nous dispose prudemment à revenir à notre modeste présent pour en tirer ensemble le meilleur parti possible.
Pour la présente commémoration, je dirai, puisque je parlais d’épopée en commençant, qu’il faut renoncer à tout « grand récit » qui prétendrait greffer directement l’épopée des Camisards sur celle du Royaume de Dieu, ou même sur celle de la Révolution et de l’émancipation, etc. — pourquoi pas le développement durable ? Il faut renoncer à une histoire que ne serait pas la mise en intrigue de plusieurs mémoires, car les mémoires du malheur ne parviennent jamais à coïncider. Il faut se méfier des enthousiasmes de la réconciliation historique. À vrai dire d’ailleurs, ce que nous voyons surtout ce n’est pas le triomphe de quelque grand récit mais l’effondrement de la faculté de raconter, que les trop grands malheurs, Verdun, Auschwitz, ont fait taire. Mais il ne faut pas pour autant nous résigner à laisser flotter ça et là des petites plaques d’histoire, des petits lieux de mémoire, que rien n’amènerait à cohabiter dans le même espace non seulement de com-mémoration mais de co-fondation, de co-responsabilité ! Il s’agit au contraire de les plier, ces mémoires insurgées, jusqu’à ce qu’elles puissent tenir compte les unes des autres.
Les fous et le souverain
C’est ici que nous revenons à la guerre des Camisards, à ce que notre mémoire exige, et qui touche à leur folie, à leur rapport à la souveraineté. Il faut les prendre au mot, même dans leur anachronisme, quand ils protestent contre Rome ou la grande Babylone. Ils protestent ainsi contre une vision impériale où tout doit être mesuré au même regard, dans un monde uniformément soumis à la même Loi, à la même religion officielle. Ils se battent pour une liberté de conscience, qu’ils conçoivent comme l’obéissance à une foi supérieure à toute Loi. On reviendra sur cette logique de l’exception, sur cette conscience tremblante d’obéissance. Mais c’est déjà un motif fréquent de la guerre que de tenter de résister à l’uniformisation, à l’homogénéisation césarienne ou impériale. Et toute culture, pour survivre, a parfois besoin de surdité à la culture dominante, a besoin de se barricader. Mais nos Camisards ne sont pas tellement des gaulois régionalistes, des clans féodaux encore insoumis à la logique centraliste du monarque absolu. Ce sont surtout des fous ; des fous de Dieu, selon le beau titre du roman de Chabrol. Et si leur enthousiasme est discutable, l’enthousiasme qu’ils ont pu susciter chez les adolescents admirateurs à travers les âges (j’en fus) n’est-il pas sublime ? Jusqu’ici j’ai tenu un propos de discernement critique. Mon auditoire me pardonnera-t-il de faire volte-face, et de même que j’ai proposé un éloge de l’oubli, de proposer un éloge de la folie —mais peut-être est-ce la même chose ? En quoi la folie des Camisards nous intéresse-t-elle maintenant ?
Les Camisards ne brillaient pas particulièrement par la folie évangélique de l’amour des ennemis, honnêtement non. Ils ne cherchaient pas à traiter leur adversaire avec équité, et encore moins comme susceptibles d’éveiller l’amitié, comme on le voit dans certains passages de l’Iliade, de la Genèse ou du livre des Juges. Face à l’accumulation proprement technique des moyens de conversions forcées et de maintien de l’ordre, ils ne pouvaient compter que sur cette folie guerrière qu’est la galvanisation psychique des volontés, l’assurance prophétique que le plus fort ne le sera pas toujours, et la certitude stratégique ou plutôt désespérée que le plus faible peut toujours causer un dommage insupportable au plus fort. Surtout, ils étaient en train de découvrir que même avec les meilleures intentions, on est toujours barbare avec le faible — c’est pourquoi il est utile de faire sentir qu’il y a des limites à la faiblesse, à la docilité. Je vous laisse juger de l’actualité.
Mais leur vraie folie est ailleurs, plus apocalyptique, dans un sentiment d’urgence et de fin du monde. Les Camisards sont incontestablement à cet égard un épisode remarquable de l’histoire de la folie. La folie devient historique lorsqu’on se met à plusieurs pour voir une réalité que personne individuellement ne pourrait affirmer. Ce n’est pas seulement la logique folle de ces martyrs, qui morts bougent et parlent encore —pour les Lumières naissantes, ce ne sont que des fanatiques, des exaltés, des enthousiastes. Ce n’est pas seulement le fait de croire pouvoir accéder à l’absolu, à l’inspiration immédiate. C’est que les Camisards ont mis le doigt sur cette faille dans le dispositif de la souveraineté moderne, que le souverain n’est pas tant celui qui légifère et fait la loi que celui qui décide l’exception à la règle. L’ordre et la légalité reposent sur cette faculté limite, proprement souveraine, de décider de l’exception à la loi, qui commande finalement la loi entière. La liberté de conscience touche ici aux limites de la souveraineté, de la rationalité et de la folie.
Redisons le pour finir : le théâtre sacré de la guerre des Cévennes peut engendrer chez les adolescents un léger enthousiasme d’identification avec ses Roland et ses Abraham, pour la simple raison qu’il fonctionne lui-même non par un travail de la distanciation, comme le théâtre de Brecht, mais par une sorte de possession et d’identification : ces castreurs de porcs, ces cardeurs de laine et autres bergers lisent leur réalité à même les Écritures, ils sont les interprètes et les personnages d’un théâtre sacré, ils voient Babylone et Rome, et les portes du monde tremblent à leur voix. Ils sont loin pourtant d’être aliénés. Bien éloignés de pratiquer nos astucieuses politiques du remords, de se cacher la seule vraie dette radicale, celle d’être nés, ils sont comme fous : c’est peut-être qu’il se sentent parricides, et qu’ils se révoltent contre le fait d’avoir été obligés à renier leurs pères. C’est pour oublier cela qu’il leur faut maintenant faire mémoire d’une obéissance plus souveraine. Cela non plus ne manque pas d’actualité.
Il est bien possible qu’un jour tout soit oublié, excepté nos poubelles, qui risquent de nous survivre longtemps. Mais nous ne devons pas oublier que Dieu peut tirer de ce que nous mettons au rebut la future descendance d’Abraham. C’est cette petite folie que les Camisards auront rappelée à notre mémoire ébranlée. J’espère que nous repartirons tous avec ce petit grain.
Olivier Abel
Discours de Clôture de l’Assemblée du désert à Mialet, 1er septembre 2002.