Comme c’est souvent le cas pour un éthicien, je regrette de me trouver en position de devoir proposer des éléments d’évaluation ou de réflexion avant que d’avoir « éprouvé » la question. Ce qui me paraît néanmoins remarquable au premier abord dans le concept de « qualité de vie », c’est qu’il se démarque à la fois d’une vision purement quantitative des interventions et des politiques médicales, et d’une vision où la qualité serait absolue, sans mesure possible.
L’option quantitative, solidaire d’une logique du progrès qui était également une logique de la croissance et une logique de la maîtrise, a rencontré diverses limites: on s’aperçoit que la croyance à la possibilité d’une réponse « technique » à tous les effets secondaires pervers engendrés par les techniques est une fuite en avant naïve; et l’amplification de la maîtrise, l’obligation de choisir, augmentent dans la même proportion l’angoisse des médecins, des patients ou de leurs proches. Dans le cas de la réanimation d’un enfant dont on hésite à le garder en vie, le problème réside évidemment moins du côté des handicaps trop lourds ou assez légers, mais dans la région intermédiaire (celui dont on verra qu’il est précisément le lieu du tragique et de la sagesse pratique), redoublé du fait d’avoir à choisir à la place d’un autre. Aussi loin que nous irons dans la formation d’un jugement responsable, à la hauteur des responsabilités issues de la science contemporaine, nous devrons rester attentifs à ce sentiment aigu de fragilité, de vulnérabilité.
L’option qualitative doit toutefois aussi se distinguer de toute absolutisation ou sacralisation de la vie humaine qui ferait bon marché de la souffrance, de l’irréversible, du poids spécifique d’un handicap insoutenable. Oser « mesurer » la qualité de vie, c’est oser la relativiser, comparer les incommensurables: l’échelle de qualité de vie ressentie avec l’échelle des capacités objectives par exemple, ou une vie longue mais lourdement handicapée avec une vie moins handicapée mais plus brève. La responsabilité du choix ou de la mesure, ici, est d’autant plus complexe qu’il ne s’agit pas tant de choisir entre « quantitatif » et « qualitatif », qu’entre deux qualités de vie mesurées différemment; c’est d’ailleurs le dilemme lui-même qui structure le plus fortement la sagesse pratique du choix responsable.
Tout cela est bien connu des praticiens, et pourtant plusieurs visages de la question m’arrêtent particulièrement, qui relancent encore ces dilemmes. L’idée de « qualité de vie » me semble ici partagée entre l’idée d’une vie « digne » et d’une vie « aimable ». D’un côté elle exige une vie digne d’être vécue, et laisse à la responsabilité du patient (ou ce qui peut en être supposé par diverses procédures) d’évaluer à la première personne ce qui vaut d’être vécu. De l’autre elle s’efforce de rendre la vie aimable à un être en troisième personne dont elle ne sait rien d’autre qu’il dépend de sa manière de le traiter. Dans les propos qui suivent je voudrais soutenir par cette idée de « vie digne » une éthique visant à construire ou à reconstruire la responsabilité , et par cette idée de « vie aimable » une morale plus soucieuse de la fragilité et de la vulnérabilité des patients comme des acteurs de ces choix. Je conclurai en direction de ce que j’appelais la sagesse pratique[1].
1. La responsabilité éthique
L’orientation éthique de nos vies comporte, en deçà de toutes les règles ou normes morales, une image de ce qu’est la « vie bonne ». Faire crédit au fait que les divers acteurs d’une situation cherchent le « bien », c’est à dire ce qu’ils imaginent être le meilleur dans une situation donnée, me semble de manière générale un principe éthique qui balaye très large puisqu’il va depuis les conduites les plus utilitaristes jusqu’à celles qui ne voient de vie bonne que dans le bien commun, ou dans le bonheur de ceux qu’on aime. Par le crédit qu’il fait aux capacités des sujets, ce principe met en avant la responsabilité de chacun, son aptitude à répondre à la première personne des implications de son existence.
A cet égard, parler d' »une vie digne d’être vécue » suppose généralement une haute idée de ce qui mérite d’être vécu par un sujet humain. L’idée centrale de cette dignité de vie, sous laquelle je dois pouvoir imaginer chacun heureux (y compris le plus malheureux), est probablement l’idée d’autonomie. Une relative autonomie physique, mentale, communicationnelle, la capacité pour un sujet de s’imputer à lui-même des sensations et des actions et d’en former une histoire de vie, liée à d’autres, et qui ait encore un sens, tout cela et bien d’autres choses encore sont supposées indispensables à l’idée d’une vie sinon accomplie, du moins digne.
On trouve ici une orientation éthique commune au patient et au praticien, qui est une véritable passion pour le possible. Faire tout le possible, ne pas baisser les bras devant le handicap ou la douleur, croire et faire crédit dans les possibilités de la technique comme dans la force de la vie, tout cela est l’élément d’un combat pour la dignité d’être humain. On verra plus loin qu’on ne peut pas tout faire, et que le problème devient alors de trouver le chemin du consentement, de l’acceptation de cette limite, que tout être rencontre et avec laquelle il doit composer, mais qui est ici une rencontre trop prochaine, trop immédiate, qui brise trop de promesses.
Tout le problème consiste alors, dans les situations-limites où cette dignité commence à trembler, à ne pas imposer une conception normative de la dignité (l’individu conscient et « en forme », maître de sa vie, etc.) au nom d’une tradition ou d’une science, mais sans égard ni respect pour la diversité de ce qui est vécu.
C’est pourquoi le principe d’autonomie ici central doit être accompagné par un pluralisme des valeurs de « qualité » ou de dignité de vie. Loin du paternalisme ou d’une relation purement thérapeutique (car tout n’est pas « soignable », et au-delà des limites du thérapeutique commence une relation d’un autre genre), la relation médicale suppose une symétrie, un principe d’égalité tel que toutes les formes de vie se valent. Cela est à la fois d’autant plus nécessaire et d’autant plus difficile que nous avons ici affaire à des situations où cette dignité n’a plus la stabilité, la durabilité, la fixité de ce qu’on imagine communément comme une vie digne. A l’imagination qui pré-voit ce que doit être la vie heureuse, doit succéder une sorte d’imagination absente, la place faite dans notre imaginaire à ce qu’une « autre » forme de vie peut imaginer comme son bonheur.
Car le sujet doit se voir ou se re-voir lui-même comme un autre, avec un autre schéma corporel, une autre figure de soi, une autre voix par exemple, un autre rapport aux autres et au temps. Cette révision est déchirante par ce qu’elle comporte de « perte ». Ici l’autonomie rencontre sa limite, car c’est avec et par autrui qu’il acceptera cette altération, cette fragilisation et ce bouleversement de l’idée de ce qu’était pour lui une vie accomplie.
2. La fragilité morale
La vie humaine suppose de pouvoir donner et recevoir quelque chose; c’est une vie relationnelle et affective, une vie faite d’interdépendances, où nous pouvons nous faire du mal les uns aux autres, parfois davantage en croyant faire le bien et au nom d’une « vie bonne ». Parce que nos images de la « vie bonne » (digne ou valable, bref ayant « qualité ») ne doivent pas faire écran à la possibilité d’autres images, le choix du meilleur selon le principe d’autonomie doit faire place au choix du moins pire, selon un principe de non-malfaisance qui est plus sensible à la fragilité des autres qu’à la responsabilité de chacun. Cette fragilité, c’est d’abord la dissymétrie profonde entre le patient et l’acteur (le praticien ou le parent, même si ce dernier est à cet égard dans une situation ambivalente), une dissymétrie qu’aucune égalité formelle ne saurait dissimuler, et que seules peuvent tenter de réparer des précautions spécifiques.
C’est ici que la diversité et même la disparité des questionnaires et des échelles (puisqu’on en a dénombré 157!), quant à ce que peut être une « qualité de vie », me semble la garantie qu’un réseau suffisamment dense et différencié de catégories puisse retenir la singularité des situations. A la limite il faudrait reconstruire pour chaque patient ou pour chaque situation les questions singulières qui lui correspondent, et c’est probablement le fait des conversations, lorsque la narration de soi, accompagnée par l’entourage, permet au patient de se confronter à la question « qui suis-je » (qu’est-ce que j’accepte d’être, mais aussi qu’est-ce que j’espère être), les échelles les plus objectives pouvant se révéler d’excellents supports à cette narration; c’est d’ailleurs peut-être leur véritable signification, tant il est vrai qu’en la matière les chiffres sont toujours aussi des narrations. Ainsi, dans la pénombre d’un environnement qui doit tenir des phénomènes pathologiques en clôture pour les connaître et les combattre, le regard s’habituant voit peu à peu tout ce que cet environnement comporte de simplement humain..
Dans cette narration la souffrance se mesure peut-être alors à l’écart entre le réel et l’accepté, avec la complication probable que l’on peut accepter beaucoup si l’on espère aussi beaucoup, et que l’on accepte peu si l’on espère peu. Le cas le plus tragique mais non le moins fréquent, réside alors, comme plusieurs l’ont souligné, dans le fait qu’avec les enfants il n’y a le plus souvent pas de terme comparant, pas de vécu antérieur par rapport auquel pourrait se faire ce travail de réduction de l’écart entre le réel et l’accepté.
Ce travail, tant qu’il peut se faire, consiste à rendre la vie quand même aimable. Une vie aimable, c’est d’abord une vie aimée, insérée dans un tissu affectif possible, et d’abord dans un milieu hospitalier (mais aussi bien sûr familial) capable d’écouter la plainte, de lui donner les moyens de se formuler, et capable de faire crédit aux capacités du patient, de lui donner cet horizon d’attente sans lequel il n’est pas de vie humaine. Sous ces conditions, toute sorte de formes de vie, jusqu’à celles qui nous paraissent les moins vivables, les moins soutenables, peuvent être aimables. Dans les « échelles » américaines qui nous ont été présentées, j’ai été frappé par cette tolérance à des handicaps lourds; elle peut provenir de motifs utilitaristes, mais il nous faut en retenir cette sollicitude, ce crédit à l' »amabilité » de la vie. Toutefois la conduite plus fréquente chez nous, de ne pas donner suite à une vie sans horizon, sans capacité communicationnelle, etc., comporte également une grande sagesse.
Car il y a un point à partir duquel ce travail (de réduction de l’écart entre le réel et l’acceptable) ne peut se faire, où la vie ne laisse plus rien espérer de digne ni d’aimable. Ce point est délicat car pour espérer, il faut « ne pas le savoir », et l’espérance peut bousculer ce que l’on croyait savoir. Et surtout il y a une indétermination « ontologique » foncière de ce qu’est la vie digne ou aimable: on ne sait pas ce que c’est, et on ne doit pas le savoir; il n’y a pas de « seuil » assignable, et comme pour les embryons, nous avons affaire à des êtres dont l’être même dépend de notre manière d’agir avec lui et de la traiter. C’est ici d’ailleurs que le point de vue « moral », qui considère la fragilité et la vulnérabilité des personnes, renvoie à son tour au point de vue « éthique », qui privilégie leur responsabilité pratique.
Car le choix se situant non entre le bien et le mal, mais entre deux biens ou le plus souvent entre deux maux, il ne sert de rien d’infantiliser les sujets en leur garantissant des mesures objectives ni des critères issus d’une Autorité indubitable: les choix restent tragiques, même s’ils sont tempérés par des tolérances au handicap diverses selon les cultures et les contextes familiaux.
3. La sagesse pratique
C’est ici que la sagesse pratique apparaît, comme l’aptitude à construire une sorte de compromis tendu entre les deux orientations que nous venons de voir. Cette tension ou ce compromis qui cherche à rendre praticable ce double souci de la responsabilité et de la fragilité, je la montrerai au plan de l’éthique fondamentale avant d’en déployer la figure au plan des choix politiques de la Santé Publique.
Pour reprendre le vocabulaire utilisé brillamment par Suzanne Rameix, je dirai que l’on peut opposer deux visions de la « qualité de vie », une vision « téléologique » et une vision « déontologique ». La première subordonne le choix des moyens au « télos », la finalité de l’action; c’est tout autant le modèle de l’éthique d’Aristote (avec la visée de ce que j’appelais la « vie bonne ») que celui de l’utilitarisme qui cherche à maximiser le bien dans chaque situation. Cette orientation vers le bien ou vers le bon, que ce soit au plan de la délibération sur ce qui fait la vie bonne, qu’au plan du simple calcul des avantages et des désavantages de telle ou telle forme de vie, me semble surtout l’axe sur lequel se forme la responsabilité de chacun, et sur lequel nous devons faire crédit aux capacités de chacun. Pour cela il est bon de lui rappeler sans cesse la diversité des visées, des manières de voir la vie bonne ou digne d’être vécue.
La vision « déontologique » subordonne les justifications de nos choix à des règles qui permettent de vérifier si je pourrais accorder à autrui les motifs d’action que je me donne, par une sorte d’obligation de respect. Ces règles peuvent être établis par la réflexion a priori, comme chez Kant, ou être observées à partir des situations concrètes d’interlocution conflictuelle, comme chez Habermas ou certains sociologues aujourd’hui, elles manifestent leur force dans la protection des victimes réelles ou virtuelles: ce sera par exemple le lieu d’une méfiance envers toute dérive euthanasique (où les catégories de vieux, d’infirmes, ou de délinquants, justifieraient l’injustifiable). C’est une morale du devoir,, qui vise davantage à éviter le mal qu’à viser le bien. Mais il n’est pas mauvais de lui rappeler sans cesse la diversité des figures du mal ou du pire, une diversité telle qu’aucune règle ni norme ne saurait à elle seule nous en protéger.
Les deux parties de l’exposé ont alternativement privilégié le point de vue téléologique de la responsabilité (éthique) et le point de vue déontologique de la fragilité (morale). Une éthique sous-estimant la fragilité des personnes, comme une morale qui ne ferait aucun crédit à la responsabilité de chacun, auraient vite des effets très immoraux ou très démoralisants. Ce qu’apporte la sagesse pratique, c’est d’abord la modestie qui apprend à composer les différentes morales, à les doser pour les rendre applicables. Car la sagesse sait que la morale aussi a des limites, et qu’il n’y a pas de réponse morale à tous les problèmes. Mais ce qui permet à la sagesse pratique de frayer le chemin du jugement jusque dans la singularité des situations concrètes, d’y interpréter ce qui paraît digne ou aimable, e crois que c’est surtout la capacité à réinventer une qualité de vie là où l’on ne la voyait pas. Cela, elle le fait sans même le savoir, en donnant la parole, le temps et l’attention à la double-formulation de la plainte et de l’espérance; elle le fait en écoutant là où l’on n’entendait rien, là où l’on ne pouvait plus rien écouter. Elle fait entendre la voix la plus faible, mais pour lui permettre de projeter ses possibles les plus propres.
De manière assez similaire, au niveau des politiques de Santé Publique, la décision collective est prise entre deux orientations. Une orientation pragmatique qui est celle d’une « éthique de responsabilité », une éthique du plus « possible ». Le principe en est de choisir le plus avantageux (en matière de santé) pour le plus grand nombre, et donc de maximiser le bien existant. L’autre orientation propose une « éthique de conviction » qui se fixe un principe de justice: qu’il faut choisir le moins désavantageux pour les plus désavantagés (par leur situation de santé), et de se donner ainsi des garde-fous face à un pire toujours possible.
S’ils sont sages, les premiers rappelleront que nous sommes dans un contexte où il s’agit d’allouer des ressources de toutes façons limitées, et que la délibération sur ces choix de santé publique doit devenir précisément une délibération généralisée entre diverses manières de voir le « bien-vivre-ensemble ». Les seconds rappelleront que si l’on peut, pour soi-même, sacrifier quelque chose pour obtenir autre chose, on ne peut imposer à une partie de la population, si infime soit-elle, de se sacrifier dans l’intérêt du plus grand nombre. Sans développer ici ce genre de problématique, il me semble que nous y sortons du débat bourbeux entre un libéralisme individualiste, souvent trop optimiste, et un Etat-providence parfois infantilisant, pour considérer les actes proprement politiques comme ceux d’une autorité tutélaire, au sens strict du mot tutelle: ce qui protège le faible, mais pour lui permettre, le plus possible, de s’émanciper et de développer ses propres capacités.
Olivier Abel
Publié dans Actes de la Journée du Groupe Réanimation et Psychologie,
Hopitaux de Paris, 16 Janv.1996.