L’amour des ennemis

Au fond, je me croyais éternel. Et aimé par tous. Je savais mais je ne réalisais pas à quel point nous sommes mortels, ni à quel point nous ne sommes pas aimés par tout le monde. C’est ce que nous avons récemment redécouvert : nous avons des ennemis, eh oui cela peut arriver. On n’y croyait pas mais c’est là, alors comment faire ? Nous sommes autorisés à reconnaître que nous sommes mortels lorsque nous entendons l’appel à aimer Dieu de toutes nos forces —de toute notre pensée aussi. Nous sommes autorisés à accepter d’avoir des ennemis lorsque nous entendons l’appel à aimer notre prochain comme nous-même : oui, il nous est même demandé d’aimer nos ennemis. Cet appel est comme une effrayante et magnifique promesse, et c’est elle que je voudrais méditer avec vous ce matin. (…)

L’affadissement du thème

Dans le nouveau contexte de guerre larvée qui est apparu, et même si nous avons tendance à oublier ce qui bat désormais à nos portes, il est évidemment délicat de parler de l’amour des ennemis. Ou bien ce n’est qu’une plaisanterie ennuyeuse. Qu’est-ce qu’un tel commandement pourrait bien vouloir dire, si l’on est persuadé qu’on peut être aimé de tout le monde, qu’on n’a pas d’ennemi durable, et que de toutes façons on est invincible ? Longtemps en effet on a pu se payer le luxe de ne plus détester personne, et on parlait alors de l’amour des ennemis sans trop se donner de mal.

(…)

C’est donc dans ce contexte, non seulement de dissémination actuelle de la guerre et de la vengeance, mais de permanence historique et même biblique de l’opposition ami-ennemi, que nous devons interpréter la recommandation d’aimer nos ennemis. Je préfère parler de recommandation, car durcir le commandement jusqu’à en faire, pour les besoins d’une théologie quelconque, un commandement impossible, me semble démoralisant, et bientôt cynique. L’interprétation éthique que je recherche, un peu comme une interprétation musicale ou théâtrale, ne saurait exclure d’autres interprétations. Elle a besoin d’imagination. Elle ne cherche qu’à élargir le sentiment de pouvoir agir, et sentir ce que nous faisons. Aimer nos ennemis, cela veut-il dire traiter nos ennemis comme des amis ? Regarder avec sympathie ceux que nous traitons cependant comme des ennemis ? Cela veut-il dire traiter l’ennemi comme un autre soi-même, avec compassion ? Avec équité ? Doit-on, peut-on continuer à s’aimer soi-même quand on est son propre ennemi, quand on est celui qui est capable de nous faire le plus de mal ? Et comment peut-on aimer ceux qui n’aiment pas que nous les aimions ?

Prendre la haine au sérieux

Si nous affadissons souvent l’amour des ennemis, c’est que nous manquons le sérieux de la haine, de ce que j’appellerai la préférence humaine pour le mal. Les humains savent si bien faire leur propre malheur !

Aujourd’hui nous croyons confusément qu’en cherchant chacun égoïstement son bien, on sert le bien commun. Jadis, dans la pénombre qui précède de peu le siècle des Lumières, Pierre Bayle affirmait que « l’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi ». Bayle décrit ainsi nos dépits par lesquels nous préférons détruire ce que nous aimons plutôt que de l’accorder à un autre. Mais il décrit aussi la possibilité de se sacrifier, d’oublier son intérêt. Or il n’y a pas de société civique sans le courage de payer de sa personne ; de préférer se déplacer pour prendre une part du malheur qui n’aurait pas dû vous toucher, ou pour prendre une part du tort que vous n’avez pas commis. Il n’y aurait pas de cité sans le courage de préférer résister à l’injustice que l’on subit, l’affronter, plutôt qu’y céder et la commettre à son tour dès que possible.

D’où vient l’humaine capacité au malheur ? La haine peut d’abord être simplement due à la difficulté de partager le malheur, comme le bonheur. Car le bonheur n’existe qu’à être partagé, il est si triste d’être heureux tout seul. Mais en cherchant à le partager, et parce qu’on ne peut pas forcer les autres à être heureux ou à goûter un plaisir, on peut leur faire du mal. Le malheur, à l’inverse, c’est qu’on ne puisse pas vraiment le partager, mais que l’on puisse en revanche forcer les autres à éprouver du malheur, leur faire subir un autre malheur. Tout se passe aussi comme si les humains préféraient aimer la haine que de ne pas aimer ! Comme si les humains préféraient échanger des violences plutôt que ne rien échanger, et se prouver les uns aux autres, au moins par la violence, qu’ils sont encore dans le même monde, et que le malheur est commun. Parler de l’amour des ennemis, chercher l’enthousiasme de la réconciliation, loin d’apaiser, peut alors jeter de l’huile sur le feu. Car les guerres les plus atroces sont toujours les guerres « civiles », celles qui nous mettent aux prises avec des proches. C’est cette inimitié là qu’il nous faut aussi penser, si nous voulons maintenir la possibilité de revenir ensemble à un monde ordinaire, au monde commun.

Et puis les humains préfèrent surenchérir à l’irréversible, en rajouter, plutôt que de l’accepter et d’en faire leur deuil. Il y a une manière de s’enfoncer dans le malheur, soit par entêtement pour être cohérent avec son tort, et le justifier, soit par surenchère, car un crime plus grand seul peut effacer la trace d’un premier crime, et l’on voudrait la disparition de ceux à qui l’on a fait du mal. Bref, la haine existe. Les humains peuvent faire leur propre malheur. Et pour devenir un animal moral, il faut auparavant avoir éprouvé que l’on était dangereux, que l’on pouvait faire du mal à d’autres. Tant que l’on n’a pas compris cela, il est très dangereux de penser à l’amour des ennemis.

Comment faire donc pour penser un amour des ennemis qui prenne au sérieux l’inimitié, et qui soit à la hauteur de la permanence tragique de l’antique opposition de l’ami et de l’ennemi ? Cette opposition n’est-elle pas aussi fondamentale que celle de l’homme et de la femme, du vieux et du jeune ? N’est-elle pas voisine de celle entre le devoir mourir et le pouvoir tuer ? Comment répondre au fait d’être né par l’initiative, la faculté de commencer quelque chose, sans répondre au fait de devoir mourir par la tentation de tuer tout ce qui continue à vivre — de tuer tout ce qui est vulnérable ? Ces grandes dualités que résume une tragédie comme Antigone, on les retrouve évidemment dans le texte biblique, et l’opposition de l’ami et de l’ennemi y est omniprésente. En Exode 23 20-24 l’Eternel conclut l’alliance avec Moïse en lui assurant qu’il allait être l’ennemi de ses ennemis (suit la liste de tous les peuples qu’il exterminera) : ça c’est un ami ! Quelqu’un qui aime vraiment ses amis hait les ennemis de ses amis. Dieu est il si banal ? Mon Dieu, où allons-nous ainsi ?

Rouvrir ensemble l’Iliade et l’Évangile

J’ai trouvé chez Simone Weil un surprenant rapprochement entre la recommandation évangélique et l’Iliade. Le sujet de l’Iliade, pour elle, c’est la force, la force brute qui s’empare tour à tour d’Ajax, d’Enée, de Diomède, d’Hector, d’Achille. La force fait de qui lui est soumis une chose, cadavre ou esclave. Mais le guerrier victorieux est lui aussi une chose, une force brute. Ainsi la force et la peur passent et repassent des uns aux autres, chacun à son tour.

Or il y a, parfois, quelque chose comme le miracle d’échapper à la force, à la loi de la force. Ces sont des moments brefs et divins où les hommes ont une âme, une capacité soudaine d’amitié pour la victime, d’amertume pour la souffrance. Dans l’Iliade, on trouve bien sûr l’imploration de la mère pour le fils, la douleur de l’épouse pour l’époux meurtri (Andromaque pour Hector), mais on trouve aussi l’attendrissement ou le respect soudain pour l’ennemi même, comme dans cette scène étonnante où Priam suppliant est brusquement relevé par Achille qui revient à lui, lui donne des vêtements et un repas, jusqu’à ce qu’ils soient « rassasiés de s’être contemplés l’un l’autre ». (…) Cela me fait penser à cette scène extraordinaire vers la fin du premier livre de Samuel, où Saül avec 3000 hommes poursuit David dans les montagnes. Saül entre dans une caverne pour y faire ses besoins, et David, caché au fond, empêche ses hommes de le tuer mais coupe un pan de son manteau : Saül reconnaît ensuite la magnanimité de son adversaire et qu’il sera roi.

Il ne s’agit pas ici ou là d’un petit ornement de la fausse épopée virile, d’une scène touchante d’attendrissement entre ennemis. C’est le cœur épique d’une justice plus vaste que celles des cités, et c’est le cœur juste et équitable de l’épopée : l’équité dans le traitement des ennemis. Il y a épopée quand on est capable de traiter l’ennemi comme s’il était un ami. L’Iliade ne raconte pas la guerre des hommes contre des monstres, ni du bien contre le mal. Il prend l’ennemi comme capable d’éveiller l’amitié. Mais cette vue est peut-être encore un peu optimiste, et nous cherchons ici autant à nous méfier de l’optimisme qui croit trop que tout effort sera récompensé, que du pessimisme qui laisse toute parole et toute action retomber à l’impuissance. L’épopée est plus incertaine, plus dispersée que cela.

D’abord le fort n’est jamais absolument fort et périt de trop y compter, comme si, insensiblement, les hommes allaient au-delà de leur force, en abusaient, et se livraient ainsi sans recours au sort. D’où l’insistance finale de Simone Weil, de ne rien croire à l’abri du sort, et de ne pas oublier d’user de la victoire comme d’une chose qui passe, et c’est ce que font ici Achille et Saül. C’est ensuite qu’un conflit armé entre humains n’est pas forcément envenimé par de la haine en plus, ou plutôt si : il l’est forcément mais il arrive qu’il ne le soit pas. C’est justement la question : qu’est ce qui autorise un guerrier à ne pas haïr, à ne pas tirer sur un soldat nu en train de prendre son bain ou en train de faire ses besoins et de tenir son pantalon ? Qu’est-ce qui autorise un peuple en guerre à ne pas descendre dans la barbarie, à éprouver quelque chose comme des scrupules, à distinguer le point à partir duquel l’obéissance à la logique de la force est inhumaine ?

Par là nous entrons dans la solidarité des ébranlés, de ceux qui sont passés par la guerre et qui ne pourront jamais en oublier l’ébranlement, qui ne pourront jamais plus croire en la paix du jour et de la vie, qui ne se laisseront plus jamais méduser par la Force. Il ne faut plus croire que l’humanité soit une grande famille provisoirement divisée par des préjugés, des injustices et des oppressions, et que l’instruction, la richesse et la bienveillance généralisés suffirait à pacifier. Il nous faut trouver un modus vivendi dans le conflit lui-même. Pour revenir au thème de Simone Weil, l’évangile prend la suite de l’Iliade, par sa passion, par son tremblement devant la mort, car l’ennemi est un semblable. Et elle termine sur cet appel, que les hommes « retrouveront peut-être le génie épique quand ils sauront ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis, et ne pas mépriser les malheureux. ».

Briser l’irréversible, la logique de la surenchère

A partir de cette suggestion épique j’interpréterai l’amour des ennemis comme une conduite à la hauteur de l’irréversible, de l’irréparable. Il y a dans le phénomène de la guerre une expérimentation à grande échelle de l’irréversible. Comme si, à partir du moment où l’on ne maîtrise plus l’irréversible, on en rajoutait, comme nous disions tout à l’heure. La Rochefoucauld, parmi ses maximes, écrit que l' »on déteste ceux à qui on a fait du mal ». Il y a des sentiments qui ne sont que l’ »effet chorégraphique » de nos comportements. C’est peut-être une des raisons de ce mystérieux basculement de l’opinion par lequel, après le passage à l’acte de guerre, tout le monde se trouve unanime pour la faire.

La violence tient donc à quelque chose comme une surenchère, et d’ailleurs la valeur guerrière n’est-elle pas de rendre plus qu’on ne nous a donné? On pourrait aller jusqu’à dire que le commandement évangélique de l’amour des ennemis s’inscrit dans cette logique de la surabondance et du don (Luc 6 27) ! Mon hypothèse est qu’il s’agit plutôt ici d’aiguiser, de corriger, de relancer sans cesse l’interprétation du verset voisin (Luc 6 31) de la règle d’équivalence, par laquelle on doit faire aux autres ce qu’on voudrait qu’ils nous fassent. C’est que la loi du talion et de la réciprocité est intenable, s’il est vrai qu’on déteste ceux à qui on a fait du mal, et que pour cela on fait du mal en plus ! Il n’y a pas de punition sans « bavures ». Tout châtiment et toute peine sont une double peine…

Ainsi le mal fait toujours un peu plus de « bruit » encore que de mal, mais ce bruit même nous entraîne à faire du mal en plus. Dans cette première lecture, l’amour des ennemis résiderait dans une rupture avec la logique de la surenchère, par laquelle nous refusons de haïr l’ennemi au-delà du mal que nous lui faisons. L’amour des ennemis annulerait l’effet chorégraphique, le « bruit » soulevé par l’inimitié. (…)

Alors, que ferons-nous de cette résistible promesse de l’amour des ennemis ? Qu’en ferons-nous ensemble ? Car de la guerre, on n’en revient pas. Ou plutôt chacun revient tout seul vers un monde quotidien mais auquel il ne croit plus vraiment. La guerre, c’est ce désespoir apocalyptique ou cynique qui nous prépare et nous résigne à la fin du monde. La guerre s’attaque à la fragilité du monde commun, que Dieu pourtant a tant aimé…

Olivier Abel

Texte de la prédication sur France-Culture,
repris dans Information-Evangélisation décembre 2002

Lectures

Évangile selon Luc 6 27-31

« Mais je vous dis, à vous qui m’écoutez: Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient. A qui te frappe sur une joue, présente encore l’autre. Et comme vous voulez que les hommes agissent envers vous, agissez de même envers eux. »

L’Iliade (chant XXIV 504)

« le seul qui me restait, pour protéger la ville et ses habitants, c’était Hector, et tu me l’as tué hier. C’est pour lui que je viens, et pour racheter son corps je t’apporte une immense rançon. Va, respecte les dieux, Achille, et songeant à ton père, prends pitié de moi. J’ai droit à la pitié ; j’ai osé ce que jamais aucun mortel n’a osé ici-bas : j’ai porté à mes lèvres les mains de l’homme qui a tué mes enfants. »

Tandis qu’il parle il fait naître chez Achille un désir de pleurer sur son père. Il prend la main du vieux. Tous deux se souviennent. L’un pleure Hector ; Achille pleure sur son père, sur Patrocle aussi par moments. Mais le moment vient où le divin Achille a satisfait son besoin de sanglots. Brusquement de son siège il se lève, il prend la main du vieillard, il le met debout, il s’apitoie sur ce front blanc, sur cette barbe blanche »

1 Samuel, 24.4/ 24.21

Saül prit 3.000 hommes d’élite de tout Israël et partit à la recherche de David et de ses hommes en face des Rochers des Bouquetins. Il arriva aux parcs à brebis qui sont près du chemin. Là se trouve une caverne. Saül y entra pour … (disons pour) s’accroupir. Or, David et ses hommes étaient assis au fond de la caverne. (…) David se leva et coupa furtivement le pan du manteau de Saül. Mais après cela, David sentit son coeur battre, et il arrêta net l’élan de ses hommes. Il ne leur permit pas de se jeter sur Saül. Saül se redressa, quitta la caverne et alla son chemin. Alors David sortit de la caverne et cria derrière Saül : (…) « regarde dans ma main le pan de ton manteau. Puisque je ne t’ai pas tué, comprends et vois qu’il n’y a en moi ni malice ni révolte. C’est toi qui me traques pour m’ôter la vie ! » Saül éclata en sanglots, et dit à David: « alors que je t’ai fait du mal, toi, tu as manifesté aujourd’hui ta bonté (…) Maintenant, je le sais : tu seras le roi et la royauté d’Israël restera entre tes mains »